Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/Des règles

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 188-195).


Des Règles,


ou


C’EST LI DIZ DES RÈGLES.


Mss. 7218, 7633.
Séparateur



Puisqu’il covient vérité tère,
De parler n’ai-je mès que fère :
Vérité ai dite en mains leus
(Or est li dires périlleux)
A cels qui n’aiment vérité,
Qui ont mis en auctorité
Tels choses que metre n’i doivent.
Aussi nous peinent et deçoivent
Com li gorpis[1] fet les oisiaus.
Savez que fet li damoisiaus :
En terre rouge se toueille,
Le mort fet et la sorde oreille ;
Si vienent li oisel des nues,
Et il aime mult lor venues,
Quar il les ocist et afole.
Ausi vous di à brief parole
Cil nous ont mort et afolé
Qui paradis ont acolé.

A cels le donent et délivrent
Qui les aboivrent et enyvrent
Et qui lor engressent les pances
D’autrui chatels, d’autrui substances[2],
Qui sont, espoir, bougre parfet,
Et par paroles et par fet,
Ou userier mal et divers,
Dont el sautier nous dit li vers
Qu’il sont jà dampné et perdu.
Or ai le sens trop esperdu.
S’autres paradis porroit estre
Que cil qui est le roi célestre ;
Quar à celui ont-il failli
Dont en la fin sont mal bailli[3].
Qui porroit paradis avoir
Après la mort por son avoir,
Bon feroit embler et tolir ;
Mès il les covendra boillir
Ou puis d’enfer sanz jà réembre :
Tel mort doit l’en douter et criembre.
Bien sont or mort et avuglé,
Bien sont or fol et desjuglé,
S’ainsi se cuident délivrer.

Au mains sera Diex au livrer
De paradis, qui que le vende.
Je ne cuit que saint Pières rende
Ouan les clez de paradis ;
Et il i metent .x. et .x.
Cels qui vivent d’autrui chaté
Ne l’ont or bien cist achaté.
S’on a paradis por si pou,
Je tieng por bareté saint Pou,
Et si tieng por fol et por nice
Saint Luc, saint Jaque de Galice,
Qui s’en firent martirier,
Et saint Pierre crucefier[4] !
Bien pert qu’il ne furent pas sage,
Se paradis est d’avantage ;
Et cil si rementi forment
Qui dist que paine ne torment
Ne sont pas digne de la grâce
Que Dieu par sa pitié nous face.
Or avez la première riègle
De cels qui ont guerpi le siècle.

La seconde vous dirai-gié :
Nostre prélat sont enragié,
Si sont décrestistre et devin.

Je di, por voir, non pas devin
Qui por paor à mal se ploie,
Et à malfetor se souploie,
Et por amor vérité lesse :
Qui à ces .ij. choses se plesse,
Si maint bone vie en cest monde,
Qu’il a failli à la seconde.
Je vis jadis, si com moi samble,
Xxiiij. prélas ensamble,
Qui par acort bon et léal,
Et par conseil fin et féal,
Firent de l’Université,
Qui est en grant aversité,
Et des Jacobins bone acorde[5].
Jacobins rompirent la corde :
Ne fu lors bien nostre créance,
Et nostre loi en grant balance,
Quant les prélaz de sainte Yglise
Desmentirent toz en tel guise.
N’orent-ils lors assez vescu,
Quant l’en lor fist des boches cu,
C’onques puis n’en firent clamor ?
Le preudomme de Saint-Amor,

Porce qu’il sermonoit le voir
Et le disoit par estovoir,
Firent tantost semondre à Romme
Quant la cort le trova preudomme,
Sanz mauvaistié, sanz vilain cas.
Sainte Yglise, qui tel cler as,
Quant tu le lessas escillier
Te péus-tu miex avillier ?
Et fu baniz sanz jugement :
Ou cil qui à droit juge ment,
Ou encor en prendra venjance ;
Et si cuit bien que jà commance.
La fin du siècle est mès prochiene :
Encor est ceste gent si chiene !
Quant .i. riche homme vont entor,
Seignor de chastel ou de tor,
Ou userier ou clerc trop riche,
Qu’il aiment miex grant pain que miche,
Si sont tuit seignor de léenz :
Jà n’enterront clerc ne lai enz
Qu’il ne’s truisent en la meson ;
A ci granz seignors sanz reson.
Quant maladie ces genz prent
Et conscience les reprent,
Et anemis les haste fort
Qui jà les voudroit trover mort,
Lors si metent lor testament
Sor cele gent, que Diex ament.
Puisqu’il sont saisi et vestu,
La montance d’un seul festu
N’en donront jà puis por lor âme :
Ainsi requet qui ainsi same.

Sanz avoir cureur[6] ont l’avoir,
Et li curez n’en puet avoir
S’à paine non du pain por vivre,
Ne achater .i. petit livre
Où il puisse dire complies ;
Et cil en ont pances emplies,
Et bibles et sautiers glosez,
Que l’en voit cras et reposez.
Nus ne puet savoir lor couvaine ;
Je n’en sai c’une seule vaine :
Il vuelent fère lor voloir,
Cui qu’en doie le cuer doloir ;
Il ne lor chaut, mès qu’il lor plèse,
Qui qu’en ait paine ne mesèse.
Quant chiés povre provoire vienent,
Où pou sovent la voie tienent
S’il n’i a rivière ou vingnoble,
Lors sont si cointe et sont si noble
Qu’il samble que ce soient roi.
Or covient por elz grant aroi
Dont li povres boni est en trape ;
S’il devoit engagier sa chape[7],
Si covient-il autre viande
Que l’Escripture ne commande.
S’il ne sont péu sanz défaut,
Se li prestres de ce défaut,
Il ert tenuz à mauvès homme,
S’il valoit saint Piere de Romme ;

Puis lor covient laver les james[8].
Or i a unes simples fames
Qui ont envelopé les cols,
Et sont barbées comme cols[9],
Qu’à ces saintes genz vont entor,
Qu’eles cuident au premier tor
Tolir saint Pière sa baillie ;
Et riche fame est mal baillie
Qui n’est de tel corroie çainte :
Qui plus bèle est, si est plus sainte.
Je ne di pas que plus en facent[10],
Mès il samble que pas n’es hacent ;
Et saint Bernars dist, ce me samble :
« Converser homme et fame ensamble
Sanz plus ouvrer selonc nature,
C’est vertu si nète et si pure
(Ce tesmoingne bien li escriz)
Com de ladre fist Jhésus-Chriz ! »
Or ne sai-je ci sus qu’entendre.
Je voi si l’un vers l’autre tendre
Qu’en .i. chaperon a .ij. testes,
Et il ne sont angles ne bestes.
Amis se font de sainte Yglise,
Por ce que en plus bèle guise
Puissent sainte Yglise sozmetre,
Et por ce nous dit ci la lettre :
« Nule dolor n’est plus fervant

Qu’ele est de l’anemi servant. »
Ne sai que plus briefment vous die :
Trop sons en péreilleuse vie.


Expliciunt les Règles
.

  1. Ms. 7633. Var. Vuerpyz (le renard).
  2. Ceci est à peu près l’équivalent de cette parole de Christophe Colomb à Ferdinand et Isabelle après son quatrième voyage : « Avec de l’or on fait tout ce qu’on désire en ce monde, on fait même arriver des âmes en paradis. »
  3. Le Ms. 7633 offre les variantes qui suivent :
    Dont il sont mort et mal bailli ;
    Mais il croient ces ypocrites
    Qui ont les enseignes escrites
    Einz visages d’estre preudomme,
    Et il sont teil com je les nomme.
    Halas ! qui porroit Deu avoir, etc.
  4. Un troubadour, Raymond de Castelnau, a exprimé en d’autres termes la même pensée : « Si Dieu, dit-il, veut que les Moines-Noirs soient sans égaux pour bien manger et pour tenir des femmes, les Moines-Blancs pour des bulles mensongères, les Templiers et les Hospitaliers pour leur orgueil, et les chanoines pour prêt à usure, je tiens pour bien fous saint Pierre et saint André qui souffrirent pour Dieu tant de tourments, puisque tous arrivent au même salut. »
  5. Le concile de Paris, tenu en 1256 à propos du meurtre commis en la personne du chantre de l’église de Chartres, et dans lequel on s’occupa en même temps de l’affaire de Guillaume de Saint-Amour et des Jacobins. (Voyez une note de la page 3 de la complainte de Guillaume de Saint-Amour.) Ce concile était présidé par Henry, archevêque de Sens, à la tête de cinq autres prélats, Guillaume, évêque d’Orléans, Renaud de Paris, Gui d’Auxerre, Nicolas de Troyes, et Aleaume, évêque de Meaux. La sentence des quatre archevêques, membres du concile, dont l’un fut plus tard proclamé saint, fut cassée par le pape Alexandre IV, à la requête des Jacobins, à ce qu’on crut, mais cela n’est pas certain.
  6. Ms. 7633. Var. Cure.
  7. Il paraît que ce qui avait lieu dans les rangs inférieurs du clergé se pratiquait aussi de pape à évêque. On lit à peu près la même chose dans le continuateur de Guillaume de Nangis à propos des voyages de Clément V.
  8. Ms. 7633. Var. Jambes.
  9. Les Béguines, qui avaient le cou enveloppé de la coiffure qui a pris son nom de leur ordre (béguin), ou qui le lui a donné.
  10. Voyez pour ce reproche Li Diz des Béguines et la 11e strophe de La Chanson des Ordres.