Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/Les plaies du monde

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 226-231).

Les Plaies du Monde.


Mss. 7218, 7633, 7615.


Rimer me covient de cest monde
Qui de tout bien se vuide et monde.
Por ce que de tout bien se vuide
Diex soloit tistre et or desvuide ;
Par tens li erl faillie traime.
Savez porquoi nus ne s’entr’aime ?
Gent ne se vuelent entr’amer,
Qu’aus cuers des genz tant entre amer,
Cruauté, rancune et envie,
Qu’il n’est nus hom qui soit en vie
Qui ait talent d’autrui preu[1] fère,
S’en fesant n’i fet son afère.
N’i vaut riens parenz ne parente :
Povre parenz nus n’aparente ;
Mult est parenz et pou amis.
Nus n’i prent inès s’il n’i a mis[2] ;
Qui riches est s’a parenté[3] ;
Mès povres hom n’a parent té,
S’il le tient plus d’une jornée,

Qu’il ne plaingne la séjornée.
Qui auques a, si est amez,
Et qui n’a riens, s’est fols clamez.
Fols est clamez cil qui n’a rien ;
N’a pas vendu tout son mesrien,
Ainz en a .i. sou retenu.
N’est mès nus qui reveste nu,
Ainçois est partout la coustume
Qu’au desouz est chascuns le plume,
Et le gete-on en la longaingne ;
Por c’est cil fol qui ne gaaingne
Et qui ne garde son gaaing,
Qu’en povreté a grant mehaing.
Or avez la première plaie
De cest siècle sor la gent laie.

La seconde n’est pas petite
Qui sor la gent clergie est dite.
Fors escoliers, autre clergié
Sont tuit d’avarisce vergié[4].

Plus est bons clers qui plus est riches,
Et qui plus a s’est li plus chiches ;
Quar il a fet à son avoir
Hommage, ce vous faz savoir ;
Et puisqu’il n’est sires de lui,
Comment puet-il aidier nului ?
Ce ne puet estre : ce me samble
Que plus amasse et plus assamble
Et plus li plest à regarder.
Si se leroit ainsois[5] larder
Que l’on en péust bonté trère,
S’on ne li fet à force fère ;
Ainz lest bien aler et venir
Les povres Dieu sanz souvenir.
Toz jors aquiert jusqu’à la mort ;
Mès quant la mort à lui s’amort,
Que la mort vient qui le veut mordre[6],
Qui de riens n’en fait à remordre[7],
Si ne li lest pas délivrer.
A autrui li covient livrer
Ce qu’il a gardé longuement,
Et il muert si soudainement
C’on ne veut croire qu’il soit[8] mors ;
Mors est-il com vils et com ors,
Et com sers à autrui chaté ;
Or a ce qu’il a achaté.
Son testament ont en lien

Ou archediacre ou dien[9],
Ou autre qui sont si acointe,
Si n’en part puis ne chiez[10] ne pointe :
Se gent d’ordre l’ont entre mains,
Et il en donent (c’est le mains),
S’en donent por ce c’on le sache,
Xx. paire de sollers de vache
Qui ne lor coustent que .xx. sols :
Or est cil sauvés et assous[11] !
S’il a bien fet, lors si le trueve,
Que dès lors est-il en l’esprueve !
Lessiez-le, ne vous en soviegne ;
S’il a bien fet, bien l’en coviegne.
Avoir de lonc tens amassé
Ne véistes si tost passé,
Quar li maufez sa part en oste
Por ce qu’il a celui à oste.
Cil sont parent qu’au partir pèrent :
Les lasses âmes le compèrent
Qui en reçoivent la justice
Et li cors au jor du juise :
Avoir à clers, toison[12] à chien,
Ne puéent[13] pas venir à bien.

Tout plainement droit escolier
Ont plus de paine que colier

Quant il sont en estrange terre,
Por pris et por honor conquerre
Et por honorer cors et âme,
S’il n’en sovient homme ne fame.
S’on lor envoie, c’est trop pou :
Il leur sovient plus de saint Pou[14]
Que d’apostre de paradis ;
Quar il n’ont mie .x. et .x.[15].
Les mars d’or ne les mars d’argent :
En dangier sont d’estrange gent.
Cels pris, cels aim, et je si doi ;
Cels doit l’en bien monstrer au doi.
Qu’il sont el siècle cler semé :
Si doivent estre miex amé.

Chevalerie est si grant chose,
Que la tierce plaie n’en ose
Parler qu’ainsi com par defors ;
Car tout aussi comme li ors
Est li mieudres métaus c’on truise,
Est-ce li puis là où l’en puise
Tout sens, tout bien et toute honor :
Si est droiz que je les honor ;
Mès tout aussi com draperie
Vaut mieux que ne fet freperie[16],
Valurent miex cil qui jà furent
De cels qui sont et il si durent ;
Quar cis siècles est si changiez

Que uns leus blans a toz mengiés
Les chevaliers loiaus et preus :
Por ce n’est mès li siècles preus.


Expliciunt les Plaies du Monde.

  1. Preu, profit.
  2. Ms. 7633. Var. N’uns n’at parens ni at mis.
  3. Ce vers et le suivant manquent au Ms. 7615.
  4. L’auteur de Renart le Nouvel adresse à peu près les mêmes reproches au clergé (édition du Renart de Méon, tome IV, page 429) :
    ....Hélas ! clergiés, que respondrés
    Au grant jour quant vous i venrés
    Devant la face Jhésu-Cris,
    K’en sen lieu vous a çà jus mis
    Por bien dire et por mix ouvrer
    Et por nous avoec lui mener ?
    Excusés ne vos porés mie,
    Car il vera vo félaunie
    De convoitise et d’avarisce
    Et d’escarseté, ce let visce,
    D’orguel et de ghille et d’envie.
    ....vous avez tuit pascience
    Estroite, et large conscience,
    Dont je di qu’estes ocoisons
    De tous les maus que nous faisons. etc.|3}}
  5. Ms. 7218. Var. Avant.
  6. Ms. 7615. Var. Penre.
  7. Ms. 7615. Var. Repenre.
  8. Ms. 7615. Var. S’il est.
  9. Ms. 7633. Var. Doyen.
  10. Ms. 7633. Var. Chief.
  11. Tout ce passage est une critique amère de ceux qui en mourant laissaient les ordres religieux pour exécuteurs testamentaires, et de la manière dont ceux-ci s’acquittaient de leur mission.
  12. Ms. 7633. Var. Teisson.
  13. Ms. 7633. Var. Doivent.
  14. Voyez pour cette locution la note de la dernière strophe de La Povretei Rutebeuf.
  15. Ms. 7615. Var. .X. à .x.
  16. Ms. 7615. Var. Fraperie.