Essai sur les mœurs/Chapitre 6

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CHAPITRE VI.

De l’Arabie et de Mahomet[1].

De tous les législateurs et de tous les conquérants, il n’en est aucun dont la vie ait été écrite avec plus d’authenticité et dans un plus grand détail par ses contemporains que celle de Mahomet. Ôtez de cette vie les prodiges dont cette partie du monde fut toujours infatuée, le reste est d’une vérité reconnue. Il naquit dans la ville de Mecca, que nous nommons la Mecque, l’an 569 de notre ère vulgaire, au mois de mai. Son père s’appelait Abdalla, sa mère Émine : il n’est pas douteux que sa famille ne fût une des plus considérées de la première tribu, qui était celle des Coracites. Mais la généalogie qui le fait descendre d’Abraham en droite ligne est une de ces fables inventées par ce désir si naturel d’en imposer aux hommes.

Les mœurs et les superstitions des premiers âges que nous connaissons s’étaient conservées dans l’Arabie. On le voit par le vœu que fit son grand-père Abdalla-Moutaleb de sacrifier un de ses enfants. Une prêtresse de la Mecque lui ordonna de racheter ce fils pour quelques chameaux, que l’exagération arabe fait monter au nombre de cent. Cette prêtresse était consacrée au culte d’une étoile, qu’on croit avoir été celle de Sirius, car chaque tribu avait son étoile ou sa planète[2]. On rendait aussi un culte à des génies, à des dieux mitoyens ; mais on reconnaissait un dieu supérieur, et c’est en quoi presque tous les peuples se sont accordés.

Abdalla-Moutaleb vécut, dit-on, cent dix ans. Son petit-fils Mahomet porta les armes dès l’âge de quatorze ans dans une guerre sur les confins de la Syrie ; réduit à la pauvreté, un de ses oncles le donna pour facteur à une veuve nommée Cadige, qui faisait en Syrie un négoce considérable : il avait alors vingt-cinq ans. Cette veuve épousa bientôt son facteur, et l’oncle de Mahomet, qui fit ce mariage, donna douze onces d’or à son neveu : environ neuf cents francs de notre monnaie furent tout le patrimoine de celui qui devait changer la face de la plus grande et de la plus belle partie du monde. Il vécut obscur avec sa première femme Cadige jusqu’à l’âge de quarante ans. Il ne déploya qu’à cet âge les talents qui le rendaient supérieur à ses compatriotes. Il avait une éloquence vive et forte, dépouillée d’art et de méthode, telle qu’il la fallait à des Arabes ; un air d’autorité et d’insinuation, animé par des yeux perçants et par une physionomie heureuse ; l’intrépidité d’Alexandre, sa libéralité, et la sobriété dont Alexandre aurait eu besoin pour être un grand homme en tout.

L’amour, qu’un tempérament ardent lui rendait nécessaire, et qui lui donna tant de femmes et de concubines, n’affaiblit ni son courage, ni son application, ni sa santé : c’est ainsi qu’en parlent les contemporains, et ce portrait est justifié par ses actions.

Après avoir bien connu le caractère de ses concitoyens, leur ignorance, leur crédulité, et leur disposition à l’enthousiasme, il vit qu’il pouvait s’ériger en prophète. Il forma le dessein d’abolir dans sa patrie le sabisme, qui consiste dans le mélange du culte de Dieu et de celui des astres ; le judaïsme, détesté de toutes les nations, et qui prenait une grande supériorité dans l’Arabie ; enfin le christianisme, qu’il ne connaissait que par les abus de plusieurs sectes répandues autour de son pays. Il prétendait rétablir le culte simple d’Abraham ou Ibrahim, dont il se disait descendu, et rappeler les hommes à l’unité d’un dieu, dogme qu’il s’imaginait être défiguré dans toutes les religions. C’est en effet ce qu’il déclare expressément dans le troisième Sura ou chapitre de son Koran. « Dieu connaît, et vous ne connaissez pas. Abraham n’était ni juif ni chrétien, mais il était de la vraie religion. Son cœur était résigné à Dieu ; il n’était point du nombre des idolâtres. »

Il est à croire que Mahomet, comme tous les enthousiastes, violemment frappé de ses idées, les débita d’abord de bonne foi, les fortifia par des rêveries, se trompa lui-même en trompant les autres, et appuya enfin, par des fourberies nécessaires, une doctrine qu’il croyait bonne. Il commença par se faire croire dans sa maison, ce qui était probablement le plus difficile ; sa femme et le jeune Ali, mari de sa fille, Fatime, furent ses premiers disciples. Ses concitoyens s’élevèrent contre lui ; il devait bien s’y attendre : sa réponse aux menaces des Coracites marque à la fois son caractère et la manière de s’exprimer commune de sa nation. « Quand vous viendriez à moi, dit-il, avec le soleil à la droite et la lune à la gauche, je ne reculerais pas dans ma carrière. »

Il n’avait encore que seize disciples, en comptant quatre femmes, quand il fut obligé de les faire sortir de la Mecque, où ils étaient persécutés, et de les envoyer prêcher sa religion en Éthiopie. Pour lui, il osa rester à la Mecque, où il affronta ses ennemis, et il fit de nouveaux prosélytes qu’il envoya encore en Éthiopie, au nombre de cent. Ce qui affermit le plus sa religion naissante, ce fut la conversion d’Omar, qui l’avait longtemps persécuté. Omar, qui depuis devint un si grand conquérant, s’écria, dans une assemblée nombreuse : « J’atteste qu’il n’y a qu’un Dieu, qu’il n’a ni compagnon ni associé, et que Mahomet est son serviteur et son prophète. »

Le nombre de ses ennemis l’emportait encore sur ses partisans. Ses disciples se répandirent dans Médine ; ils y formèrent une faction considérable. Mahomet, persécuté dans la Mecque, et condamné à mort, s’enfuit à Médine. Cette fuite, qu’on nomme hégire[3], devint l’époque de sa gloire et de la fondation de son empire. De fugitif il devint conquérant. S’il n’avait pas été persécuté, il n’aurait peut-être pas réussi. Réfugié à Médine, il y persuada le peuple et l’asservit. Il battit d’abord, avec cent treize hommes, les Mecquois, qui étaient venus fondre sur lui au nombre de mille. Cette victoire, qui fut un miracle aux yeux de ses sectateurs, les persuada que Dieu combattait pour eux, comme eux pour lui. Dès la première victoire, ils espérèrent la conquête du monde. Mahomet prit la Mecque, vit ses persécuteurs à ses pieds, conquit en neuf ans, par la parole et par les armes, toute l’Arabie, pays aussi grand que la Perse, et que les Perses ni les Romains n’avaient pu conquérir. Il se trouvait à la tête de quarante mille hommes tous enivrés de son enthousiasme. Dans ses premiers succès, il avait écrit au roi de Perse Cosroès Second ; à l’empereur Héraclius ; au prince des Cophtes, gouverneur d’Égypte ; au roi des Abyssins ; à un roi nommé Mondar, qui régnait dans une province près du golfe Persique.

Il osa leur proposer d’embrasser sa religion ; et, ce qui est étrange, c’est que de ces princes il y en eut deux qui se firent mahométans : ce furent le roi d’Abyssinie, et ce Mondar. Cosroès déchira la lettre de Mahomet avec indignation. Héraclius répondit par des présents. Le prince des Cophtes lui envoya une fille qui passait pour un chef-d’œuvre de la nature, et qu’on appelait la belle Marie.

Mahomet, au bout de neuf ans, se croyant assez fort pour étendre ses conquêtes et sa religion chez les Grecs et chez les Perses, commença par attaquer la Syrie, soumise alors à Héraclius, et lui prit quelques villes. Cet empereur, entêté de disputes métaphysiques de religion, et qui avait pris le parti des monothélites, essuya en peu de temps deux propositions bien singulières, l’une de la part de Cosroès Second, qui l’avait longtemps vaincu, et l’autre de la part de Mahomet. Cosroès voulait qu’Héraclius embrassât la religion des mages, et Mahomet qu’il se fit musulman.

Le nouveau prophète donnait le choix à ceux qu’il voulait subjuguer d’embrasser sa secte, ou de payer un tribut. Ce tribut était réglé par l’Alcoran à treize dragmes d’argent par an pour chaque chef de famille. Une taxe si modique est une preuve que les peuples qu’il soumit étaient pauvres. Le tribut a augmenté depuis. De tous les législateurs qui ont fondé des religions, il est le seul qui ait étendu la sienne par les conquêtes. D’autres peuples ont porté leur culte avec le fer et le feu chez des nations étrangères ; mais nul fondateur de secte n’avait été conquérant. Ce privilège unique est aux yeux des musulmans l’argument le plus fort que la Divinité prit soin elle-même de seconder leur prophète.

Enfin Mahomet, maître de l’Arabie, et redoutable à tous ses voisins, attaqué d’une maladie mortelle à Médine, à l’âge de soixante-trois ans et demi[4], voulut que ses derniers moments parussent ceux d’un héros et d’un juste : « Que celui à qui j’ai fait violence et injustice paraisse, s’écria-t-il, et je suis prêt à lui faire réparation. » Un homme se leva, qui lui redemanda quelque argent ; Mahomet le lui fit donner, et expira peu de temps après, regardé comme un grand homme par ceux même qui le connaissaient pour un imposteur, et révéré comme un prophète par tout le reste.

Ce n’était pas sans doute un ignorant, comme quelques-uns l’ont prétendu. Il fallait bien même qu’il fût très-savant pour sa nation et pour son temps, puisqu’on a de lui quelques aphorismes de médecine, et qu’il réforma le calendrier des Arabes, comme César celui des Romains. Il se donne, à la vérité, le titre de prophète non lettré ; mais on peut savoir écrire, et ne pas s’arroger le nom de savant. Il était poëte ; la plupart des derniers versets de ses chapitres sont rimés ; le reste est en prose cadencée. La poésie ne servit pas peu à rendre son Alcoran respectable. Les Arabes faisaient un très-grand cas de la poésie ; et lorsqu’il y avait un bon poète dans une tribu, les autres tribus envoyaient une ambassade de félicitation à celle qui avait produit un auteur, qu’on regardait comme inspiré et comme utile. On affichait les meilleures poésies dans le temple de la Mecque ; et quand on y afficha le second chapitre de Mahomet, qui commence ainsi : « Il ne faut point douter ; c’est ici la science des justes, de ceux qui croient aux mystères, qui prient quand il le faut, qui donnent avec générosité, etc. », alors le premier poète de la Mecque, nommé Abid[5] déchira ses propres vers affichés au temple, admira Mahomet, et se rangea sous sa loi[6]. Voilà des mœurs, des usages, des faits si différents de tout ce qui se passe parmi nous qu’ils doivent nous montrer combien le tableau de l’univers est varié, et combien nous devons être en garde contre notre habitude de juger de tout par nos usages.

Les Arabes contemporains écrivirent la vie de Mahomet dans le plus grand détail. Tout y ressent la simplicité barbare des temps qu’on nomme héroïques. Son contrat de mariage avec sa première femme Cadige est exprimé en ces mots : « Attendu que Cadige est amoureuse de Mahomet, et Mahomet pareillement amoureux d’elle. » On voit quels repas apprêtaient ses femmes : on apprend le nom de ses épées et de ses chevaux. On peut remarquer surtout dans son peuple des mœurs conformes à celles des anciens Hébreux (je ne parle ici que des mœurs) ; la même ardeur à courir au combat, au nom de la Divinité ; la même soif du butin, le même partage des dépouilles, et tout se rapportant à cet objet.

Mais, en ne considérant ici que les choses humaines, et en faisant toujours abstraction des jugements de Dieu et de ses voies inconnues, pourquoi Mahomet et ses successeurs, qui commencèrent leurs conquêtes précisément comme les Juifs, firent-ils de si grandes choses, et les Juifs de si petites ? Ne serait-ce point parce que les musulmans eurent le plus grand soin de soumettre les vaincus à leur religion, tantôt par la force, tantôt par la persuasion? Les Hébreux, au contraire, associèrent rarement les étrangers à leur culte. Les musulmans arabes incorporèrent à eux les autres nations ; les Hébreux s’en tinrent toujours séparés. Il paraît enfin que les Arabes eurent un enthousiasme plus courageux, une politique plus généreuse et plus hardie. Le peuple hébreu avait en horreur les autres nations, et craignit toujours d’être asservi ; le peuple arabe, au contraire, voulut attirer tout à lui, et se crut fait pour dominer.

Si ces Ismaélites ressemblaient aux Juifs par l’enthousiasme et la soif du pillage, ils étaient prodigieusement supérieurs par le courage, par la grandeur d’âme, par la magnanimité : leur histoire, ou vraie, ou fabuleuse, avant Mahomet, est remplie d’exemples d’amitié tels que la Grèce en inventa dans les fables de Pylade et d’Oreste, de Thésée et de Pirithoüs. L’histoire des Barmécides n’est qu’une suite de générosités inouïes qui élèvent l’âme. Ces traits caractérisent une nation. On ne voit, au contraire, dans toutes les annales du peuple hébreu, aucune action généreuse. Ils ne connaissent ni l’hospitalité, ni la libéralité, ni la clémence. Leur souverain bonheur est d’exercer l’usure avec les étrangers ; et cet esprit d’usure, principe de toute lâcheté, est tellement enraciné dans leurs cœurs, que c’est l’objet continuel des figures qu’ils emploient dans l’espèce d’éloquence qui leur est propre. Leur gloire est de mettre à feu et à sang les petits villages dont ils peuvent s’emparer. Ils égorgent les vieillards et les enfants ; ils ne réservent que les filles nubiles ; ils assassinent leurs maîtres quand ils sont esclaves ; ils ne savent jamais pardonner quand ils sont vainqueurs ; ils sont les ennemis du genre humain. Nulle politesse, nulle science, nul art perfectionné dans aucun temps chez cette nation atroce. Mais, dès le second siècle de l’hégire, les Arabes deviennent les précepteurs de l’Europe dans les sciences et dans les arts, malgré leur loi qui semble l’ennemie des arts.

La dernière volonté de Mahomet ne fut point exécutée. Il avait nommé Ali, son gendre, époux de Fatime, pour l’héritier de son empire. Mais l’ambition, qui l’emporte sur le fanatisme même, engagea les chefs de son armée à déclarer calife, c’est-à-dire vicaire du prophète, le vieux Abubéker, son beau-père, dans l’espérance qu’ils pourraient bientôt eux-mêmes partager la succession. Ali resta dans l’Arabie, attendant le temps de se signaler.

Cette division fut la première semence du grand schisme qui sépare aujourd’hui les sectateurs d’Omar et ceux d’Ali, les Sunni et les Chias, les Turcs et les Persans modernes.

Abubéker rassembla d’abord en un corps les feuilles éparses de l’Alcoran. On lut, en présence de tous les chefs, les chapitres de ce livre, écrits les uns sur des feuilles de palmier, les autres sur du parchemin ; et on établit ainsi son authenticité invariable. Le respect superstitieux pour ce livre alla jusqu’à se persuader que l’original avait été écrit dans le ciel. Toute la question fut de savoir s’il avait été écrit de toute éternité, ou seulement au temps de Mahomet : les plus dévots se déclarèrent pour l’éternité.

Bientôt Abubéker mena ses musulmans en Palestine, et y défit le frère d’Héraclius. Il mourut peu après, avec la réputation du plus généreux de tous les hommes, n’ayant jamais pris pour lui qu’environ quarante sous de notre monnaie par jour, de tout le butin qu’on partageait, et ayant fait voir combien le mépris des petits intérêts peut s’accorder avec l’ambition que les grands intérêts inspirent.

Abubéker passe chez les Osmanlis pour un grand homme et pour un musulman fidèle : c’est un des saints de l’Alcoran. Les Arabes rapportent son testament, conçu en ces termes : « Au nom de Dieu très-miséricordieux, voici le testament d’Abubéker, fait dans le temps qu’il est prêt à passer de ce monde à l’autre ; dans le temps où les infidèles croient, où les impies cessent de douter, et où les menteurs disent la vérité. » Ce début semble être d’un homme persuadé. Cependant Abubéker, beau-père de Mahomet, avait vu ce prophète de bien près. Il faut qu’il ait été trompé lui-même par le prophète, ou qu’il ait été le complice d’une imposture illustre, qu’il regardait comme nécessaire. Sa place lui ordonnait d’en imposer aux hommes pendant sa vie et à sa mort.

Omar, élu après lui, fut un des plus rapides conquérants qui aient désolé la terre. Il prend d’abord Damas, célèbre par la fertilité de son territoire, par les ouvrages d’acier les meilleurs de l’univers, par ces étoffes de soie qui portent encore son nom. Il chasse de la Syrie et de la Phénicie les Grecs qu’on appelait Romains[7]. Il reçoit à composition, après un long siège, la ville de Jérusalem, presque toujours occupée par des étrangers qui se succédèrent les uns aux autres, depuis que David l’eut enlevée à ses anciens citoyens : ce qui mérite la plus grande attention, c’est qu’il laissa aux juifs et aux chrétiens, habitants de Jérusalem, une pleine liberté de conscience.

Dans le même temps, les lieutenants d’Omar s’avançaient en Perse. Le dernier des rois persans, que nous appelons Hormisdas IV, livre bataille aux Arabes, à quelques lieues de Madain, devenue la capitale de cet empire. Il perd la bataille et la vie. Les Perses passent sous la domination d’Omar, plus facilement qu’ils n’avaient subi le joug d’Alexandre.

Alors tomba cette ancienne religion des mages que le vainqueur de Darius avait respectée ; car il ne toucha jamais au culte des peuples vaincus.

Les mages, adorateurs d’un seul dieu, ennemis de tout simulacre, révéraient dans le feu, qui donne la vie à la nature, l’emblème de la Divinité. Ils regardaient leur religion comme la plus ancienne et la plus pure. La connaissance qu’ils avaient des mathématiques, de l’astronomie, et de l’histoire, augmentait leur mépris pour leurs vainqueurs, alors ignorants. Ils ne purent abandonner une religion consacrée par tant de siècles, pour une secte ennemie qui venait de naître. La plupart se retirèrent aux extrémités de la Perse et de l’Inde. C’est ici qu’ils vivent aujourd’hui, sous le nom de Gaures ou de Guèbres, de Parsis, d’Ignicoles ; ne se mariant qu’entre eux, entretenant le feu sacré, fidèles à ce qu’ils connaissent de leur ancien culte ; mais ignorants, méprisés, et, à leur pauvreté près, semblables aux Juifs si longtemps dispersés sans s’allier aux autres nations, et plus encore aux Banians, qui ne sont établis et dispersés que dans l’Inde et en Perse. Il resta un grand nombre de familles guèbres ou ignicoles à Ispahan, jusqu’au temps de Sha-Abbas qui les bannit, comme Isabelle chassa les Juifs d’Espagne. Ils ne furent tolérés dans les faubourgs de cette ville que sous ses successeurs. Les ignicoles maudissent depuis longtemps dans leurs prières Alexandre et Mahomet ; il est à croire qu’ils y ont joint Sha-Abbas.

Tandis qu’un lieutenant d’Omar subjugue la Perse, un autre enlève l’Égypte entière aux Romains, et une grande partie de la Libye. C’est dans cette conquête que fut brûlée la fameuse bibliothèque d’Alexandrie, monument des connaissances et des erreurs des hommes, commencé par Ptolémée Philadelphe, et augmenté par tant de rois. Alors les Sarrasins ne voulaient de science que l’Alcoran, mais ils faisaient déjà voir que leur génie pouvait s’étendre à tout. L’entreprise de renouveler en Égypte l’ancien canal creusé par les rois, et rétabli ensuite par Trajan, et de rejoindre ainsi le Nil à la mer Rouge, est digne des siècles les plus éclairés. Un gouverneur d’Égypte entreprend ce grand travail sous le califat d’Omar, et en vient à bout. Quelle différence entre le génie des Arabes et celui des Turcs ! Ceux-ci ont laissé périr un ouvrage dont la conservation valait mieux que la conquête d’une grande province.

Les amateurs de l’antiquité, ceux qui se plaisent à comparer les génies des nations, verront avec plaisir combien les mœurs, les usages du temps de Mahomet, d’Abubéker, d’Omar, ressemblaient aux mœurs antiques dont Homère a été le peintre fidèle. On voit les chefs défier à un combat singulier les chefs ennemis ; on les voit s’avancer hors des rangs et combattre aux yeux des deux armées, spectatrices immobiles. Ils s’interrogent l’un l’autre, ils se parlent, ils se bravent, ils invoquent Dieu avant d’en venir aux mains. On livra plusieurs combats singuliers dans ce genre au siège de Damas.

Il est évident que les combats des Amazones, dont parlent Homère et Hérodote, ne sont point fondés sur des fables. Les femmes de la tribu d’Imiar, de l’Arabie Heureuse, étaient guerrières, et combattaient dans les armées d’Abubéker et d’Omar. On ne doit pas croire qu’il y ait jamais eu un royaume des Amazones, où les femmes vécussent sans hommes ; mais dans les temps et dans les pays où l’on menait une vie agreste et pastorale, il n’est pas surprenant que des femmes, aussi durement élevées que les hommes, aient quelquefois combattu comme eux. On voit surtout au siège de Damas une de ces femmes, de la tribu d’Imiar, venger la mort de son mari tué à ses côtés, et percer d’un coup de flèche le commandant de la ville. Rien ne justifie plus l’Arioste et le Tasse, qui dans leurs poëmes font combattre tant d’héroïnes.

L’histoire vous en présentera plus d’une dans le temps de la chevalerie. Ces usages, toujours très-rares, paraissent aujourd’hui incroyables, surtout depuis que l’artillerie ne laisse plus agir la valeur, l’adresse, l’agilité de chaque combattant, et que les armées sont devenues des espèces de machines régulières qui se meuvent comme par des ressorts.

Les discours des héros arabes à la tête des armées, ou dans les combats singuliers, ou en jurant des trêves, tiennent tous de ce naturel qu’on trouve dans Homère ; mais ils ont incomparablement plus d’enthousiasme et de sublime.

Vers l’an 11 de l’hégire, dans une bataille entre l’armée d’Héraclius et celle des Sarrasins, le général mahométan, nommé Dérar, est pris ; les Arabes en sont épouvantés. Rasi, un de leurs capitaines, court à eux : « Qu’importe, leur dit-il, que Dérar soit pris ou mort ? Dieu est vivant et vous regarde : combattez. » Il leur fait tourner tête, et remporte la victoire.

Un autre s’écrie : « Voilà le ciel, combattez pour Dieu, et il vous donnera la terre. »

Le général Kaled prend dans Damas la fille d’Héraclius et la renvoie sans rançon : on lui demande pourquoi il en use ainsi : « C’est, dit-il, que j’espère reprendre bientôt la fille avec le père dans Constantinople. »

Quand le calife Moavia, prêt d’expirer, l’an 60 de l’hégire, fit assurer à son fils Iesid le trône des califes, qui jusqu’alors était électif, il dit : « Grand Dieu ! si j’ai établi mon fils dans le califat, parce que je l’en ai cru digne, je te prie d’affermir mon fils sur le trône ; mais si je n’ai agi que comme père, je te prie de l’en précipiter. »

Tout ce qui arrive alors caractérise un peuple supérieur. Les succès de ce peuple conquérant semblent dus encore plus à l’enthousiasme qui l’anime qu’à ses conducteurs : car Omar est assassiné par un esclave perse, l’an 653 de notre ère. Othman, son successeur, l’est en 655, dans une émeute. Ali, ce fameux gendre de Mahomet, n’est élu et ne gouverne qu’au milieu des troubles. Il meurt assassiné au bout de cinq ans, comme ses prédécesseurs ; et cependant les armes musulmanes sont toujours heureuses. Ce calife Ali, que les Persans révèrent aujourd’hui, et dont ils suivent les principes, en opposition à ceux d’Omar, avait transféré le siège des califes de la ville de Médine, où Mahomet est enseveli, dans celle de Cufa, sur les bords de l’Euphrate : à peine en reste-t-il aujourd’hui des ruines. C’est le sort de Babylone, de Séleucie, et de toutes les anciennes villes de la Chaldée, qui n’étaient bâties que de briques.

Il est évident que le génie du peuple arabe, mis en mouvement par Mahomet, fit tout de lui-même pendant près de trois siècles, et ressembla en cela au génie des anciens Romains. C’est en effet sous Valid, le moins guerrier des califes, que se font les plus grandes conquêtes. Un de ses généraux étend son empire jusqu’à Samarcande, en 707. Un autre attaque en même temps l’empire des Grecs vers la mer Noire. Un autre, en 711, passe d’Égypte en Espagne, soumise aisément tour à tour par les Carthaginois, par les Romains, par les Goths et les Vandales, et enfin par ces Arabes qu’on nomme Maures. Ils y établirent d’abord le royaume de Cordoue. Le sultan d’Égypte secoue à la vérité le joug du grand calife de Bagdad ; et Abdérame, gouverneur de l’Espagne conquise, ne reconnaît plus le sultan d’Égypte : cependant, tout plie encore sous les armes musulmanes.

Cet Abdérame, petit-fils du calife Hescham, prend les royaumes de Castille, de Navarre, de Portugal, d’Aragon. Il s’établit en Languedoc ; il s’empare de la Guienne et du Poitou, et sans Charles Martel, qui lui ôta la victoire et la vie, la France était une province mahométane.

Après le règne de dix-neuf califes de la maison des Ommiades commence la dynastie des califes Abassides, vers l’an 752 de notre ère. Abougiafar-Almanzor, second calife Abasside, fixa le siège de ce grand empire à Bagdad, au delà de l’Euphrate, dans la Chaldée. Les Turcs disent qu’il en jeta les fondements. Les Persans assurent qu’elle était très-ancienne, et qu’il ne fit que la réparer. C’est cette ville qu’on appelle quelquefois Babylone, et qui a été le sujet de tant de guerres entre la Perse et la Turquie.

La domination des califes dura six cent cinquante-cinq ans. Despotiques dans la religion comme dans le gouvernement, ils n’étaient point adorés ainsi que le grand lama, mais ils avaient une autorité plus réelle ; et dans le temps même de leur décadence, ils furent respectés des princes qui les persécutaient. Tous ces sultans, turcs, arabes, tartares, reçurent l’investiture des califes avec bien moins de contestation que plusieurs princes chrétiens ne l’ont reçue des papes. On ne baisait point les pieds du calife ; mais on se prosternait sur le seuil de son palais.

Si jamais puissance a menacé toute la terre, c’est celle de ces califes ; car ils avaient le droit du trône et de l’autel, du glaive et de l’enthousiasme. Leurs ordres étaient autant d’oracles, et leurs soldats autant de fanatiques.

Dès l’an 671, ils assiégèrent Constantinople, qui devait un jour devenir mahométane ; les divisions, presque inévitables parmi tant de chefs audacieux, n’arrêtèrent pas leurs conquêtes. Ils ressemblèrent en ce point aux anciens Romains, qui parmi leurs guerres civiles avaient subjugué l’Asie Mineure.

À mesure que les mahométans devinrent puissants, ils se polirent. Ces califes, toujours reconnus pour souverains de la religion, et, en apparence, de l’empire, par ceux qui ne reçoivent plus leurs ordres de si loin, tranquilles dans leur nouvelle Babylone, y font bientôt renaître les arts. Aaron-al-Raschild, contemporain de Charlemagne, plus respecté que ses prédécesseurs, et qui sut se faire obéir jusqu’en Espagne et aux Indes, ranima les sciences, fit fleurir les arts agréables et utiles, attira les gens de lettres, composa des vers, et fit succéder dans ses vastes États la politesse à la barbarie. Sous lui les Arabes, qui adoptaient déjà les chiffres indiens, les apportèrent en Europe. Nous ne connûmes, en Allemagne et en France, le cours des astres que par le moyen de ces mêmes Arabes. Le mot seul d’almanach en est encore un témoignage.

L’Almageste de Ptolémée fut alors traduit du grec en arabe par l’astronome Ben-Honaïn. Le calife Almamon fit mesurer géométriquement un degré du méridien, pour déterminer la grandeur de la terre : opération qui n’a été faite en France que plus de huit cents ans après, sous Louis XIV. Ce même astronome, Ben-Honaïn, poussa ses observations assez loin, reconnut ou que Ptolémée avait fixé la plus grande déclinaison du soleil trop au septentrion, ou que l’obliquité de l’écliptique avait changé. Il vit même que la période de trente-six mille ans, qu’on avait assignée au mouvement prétendu des étoiles fixes d’occident en orient, devait être beaucoup raccourcie.

La chimie et la médecine étaient cultivées par les Arabes. La chimie, perfectionnée aujourd’hui par nous, ne nous fut connue que par eux. Nous leur devons de nouveaux remèdes, qu’on nomme les minoratifs, plus doux et plus salutaires que ceux qui étaient auparavant en usage dans l’école d’Hippocrate et de Galien. L’algèbre fut une de leurs inventions. Ce terme le montre encore assez ; soit qu’il dérive du mot Algiabarat, soit plutôt qu’il porte le nom du fameux Arabe Geber, qui enseignait cet art dans notre viiie siècle. Enfin, dès le second siècle de Mahomet, il fallut que les chrétiens d’Occident s’instruisissent chez les musulmans. Une preuve infaillible de la supériorité d’une nation dans les arts de l’esprit, c’est la culture perfectionnée de la poésie. Je ne parle pas de cette poésie enflée et gigantesque, de ce ramas de lieux communs et insipides sur le soleil, la lune et les étoiles, les montagnes et les mers ; mais de cette poésie sage et hardie, telle qu’elle fleurit du temps d’Auguste, telle qu’on l’a vue renaître sous Louis XIV. Cette poésie d’image et de sentiment fut connue du temps d’Aaron-al-Raschild. En voici, entre autres exemples, un qui m’a frappé, et que je rapporte ici parce qu’il est court. Il s’agit de la célèbre disgrâce de Giafar le Barmécide.

Mortel, faible mortel, à qui le sort prospère
Fait goûter de ses dons les charmes dangereux,
Connais quelle est des rois la faveur passagère ;
Contemple Barmécide, et tremble d’être heureux.

Ce dernier vers surtout est traduit mot à mot. Rien ne me paraît plus beau que tremble d’être heureux. La langue arabe avait l’avantage d’être perfectionnée depuis longtemps ; elle était fixée avant Mahomet, et ne s’est point altérée depuis. Aucun des jargons qu’on parlait alors en Europe n’a pas seulement laissé la moindre trace. De quelque côté que nous nous tournions, il faut avouer que nous n’existons que d’hier. Nous allons plus loin que les autres peuples en plus d’un genre ; et c’est peut-être parce que nous sommes venus les derniers.

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  1. Un anonyme ayant publié une Critique de l’Histoire universelle de M. de Voltaire, au sujet de Mahomet et du mahométisme, in-4o de quarante-trois pages c’est en réponse que Voltaire fit imprimer sa Lettre civile et honnête, qu’on trouvera dans les Mélanges, année 1760.
  2. Voyez le Koran et la préface du Koran, écrite par le savant et judicieux Sale, qui avait demeuré vingt-cinq ans en Arabie. (Note de Voltaire.)
  3. Les auteurs de l’Art de vérifier les dates disent que l’époque de cette expulsion est le 16 juillet 622 ; mais les auteurs de la Biographie universelle font observer que le départ de Mahomet de la Mecque n’eut lieu que le 8 raby ler de cette année, et son arrivée à Médine le mardi 16 du même mois (28 septembre 622). Néanmoins on a fait remonter le commencement de cette ère au premier jour de l’année, c’est-à-dire à soixante-huit jours avant la fuite de Mahomet. (B.)
  4. Le 13e jour de raby 1er de la xie année de l’hégire (8 juin 632).
  5. Ou plutôt Lébid. (G. A.)
  6. Lisez le commencement du Koran ; il est sublime. (Note de Voltaire.)
  7. Année 15 de l’hégire, 637 de l’ère vulgaire.