L’Ami commun/IV/10

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 327-333).


X

DÉCOUVERTE DE L’HABILLEUSE DE POUPÉES


Une chambre obscure et silencieuse ; sous la fenêtre, la rivière qui va rejoindre l’Océan. Dans le lit un homme couvert de bandages, immobile sur le dos, les bras inertes, enfermés dans des éclisses. Quarante-huit heures de résidence ont tellement familiarisé miss Wren avec ce tableau, qu’il tient dans son esprit la place occupée avant ces deux jours par le souvenir de plusieurs années.

C’est à peine s’il a fait un mouvement depuis qu’elle est là ; quelquefois il ouvre les yeux, mais son regard n’exprime rien. Par intervalles un froncement de sourcils imperceptible paraît indiquer la surprise ou la colère. En pareil cas son ami lui adresse la parole ; quelquefois alors il se réveille, et cherche à proférer le nom de Mortimer. Mais la connaissance disparaît aussitôt ; et il ne reste rien d’Eugène dans cette enveloppe brisée qui fut la sienne.

Ils ont donné à Jenny tout ce qu’il lui faut pour travailler. Elle est assise au pied du lit, devant sa petite table ; ses cheveux dénoués inondent son fauteuil ; on espère qu’elle attirera son attention. C’est dans le même but qu’elle chante tout bas dès qu’il ouvre les yeux, ou qu’elle lui voit cette expression si faible si fugitive que l’on dirait un vague frémissement de l’onde. Mais jusqu’à présent il ne l’a pas remarquée.

Ceux qui espéraient ainsi le rappeler à lui-même, étaient d’abord le docteur qui le soignait ; Lizzie, qui lui consacrait tous les instants qu’elle ne donnait pas à la fabrique ; et Mortimer, qui ne le quittait pas d’une minute.

Il y avait quatre jours que miss Wren était arrivée ; tout à coup — on ne s’y attendait pas — il murmura quelque chose. « Veux-tu, Mortimer ?

— Quoi, cher Eugène ?

— L’envoyer chercher.

— Elle est là, mon ami. »

Elle se mit à chanter en le regardant, et en lui faisant des signes de tête.

« Je ne peux pas vous serrer la main, Jenny, dit-il avec une lueur de son ancien regard ; mais je suis très-content de vous voir. »

Ces paroles furent répétées à Jenny par Mortimer, car pour les entendre il fallait se pencher sur ses lèvres et en étudier les mouvements avec une extrême attention.

« Demande-lui si elle a vu les enfants, reprit-il. »

Mortimer ne sut pas ce qu’il voulait dire ; et miss Wren ne le sut elle-même que lorsqu’il eut ajouté :

« Demande-lui si elle a senti les fleurs.

— Oh ! je sais, dit-elle, je comprends. »

Mortimer lui céda la place ; et penchée à son tour sur le lit avec son meilleur regard : « Vous parlez, dit-elle, des longues files brillantes de ces beaux enfants qui venaient me soulager autrefois, de ces enfants qui m’emportaient dans leurs bras, et me rendaient légère ?

— Oui, répondit-il, en ébauchant un sourire.

— Je ne les ai pas vus depuis votre dernière visite ; maintenant je ne souffre presque pas ; alors ils ne viennent plus.

— C’était un joli rêve, murmura-t-il.

— Mais j’ai entendu mes oiseaux, reprit la petite ouvrière, et j’ai senti mes fleurs ; oh ! oui, entendu et senti ; et rien de plus beau, de plus céleste.

— Restez près de moi, dit-il ; je voudrais bien, avant de mourir, vous voir les entendre ici. »

Elle lui toucha les lèvres de sa petite main, lui en abrita les yeux, alla reprendre son ouvrage, et se mit à chanter tout bas. Il l’écouta avec un plaisir évident, parut suivre sa chanson jusqu’au moment où elle éteignit sa voix par degrés et retomba dans le silence.

« Mortimer !

— Quoi, cher Eugène ?

— Peux-tu me donner quelque chose qui me retienne ici pendant quelques minutes ?

— Qui te retienne ici, Eugène ?

— Oui, qui m’empêche d’errer, je ne sais pas où. Je sens bien que je suis revenu ; mais je vais repartir. Vite, cher ami. »

Mortimer lui donna quelque fortifiant, qu’on pouvait lui faire prendre ; et, se penchant vers lui, guetta le mouvement de ses lèvres. « Ne me dis pas de me taire ; il faut que je parle. Si tu savais l’horrible anxiété qui me dévore quand je m’égare — je ne sais pas où ; des lieux sans limites ; cela doit être bien loin — une énorme distance — n’aie pas peur ; je ne m’en vais pas encore. — Qu’est-ce que je voulais ?

— Tu voulais me dire quelque chose. Mon pauvre Eugène ! parle à ton ancien ami, à celui qui t’a toujours aimé, admiré, toujours imité ; qui ne peut rien être sans toi, et qui, Dieu le sait ! voudrait prendre ta place.

— Tut ! tut ! murmura Eugène, avec un regard plein de tendresse, en voyant Mortimer se mettre la main devant les yeux. Je ne mérite pas ces bonnes paroles ; elles me sont précieuses, je l’avoue ; mais je n’en suis pas digne. Cette attaque, ce meurtre…

— Tu soupçonnes quelqu’un ? moi aussi, dit Lightwood, qui redoubla d’attention.

— Mieux que cela, Mortimer, j’en suis sûr. Mais quand je ne serai plus, il faut l’empêcher de paraître en justice ; je le veux ; promets-le-moi.

— Eugène !

— Elle serait perdue, mon ami ; ce serait elle qu’on punirait. J’ai des torts à réparer envers elle. Tu sais quel est l’endroit pavé de bonnes intentions ; il l’est aussi de mauvaises ; et j’en ai eu de bien coupables.

— Calme-toi, Eugène.

— Quand j’aurai ta parole, Mortimer. Il ne doit pas être poursuivi ; si on l’accuse, ne dis rien, et sauve-le. Ne pense pas à me venger ; étouffe l’affaire ; — protège-la. Tu peux écarter les circonstances, — donner à la cause un tour différent ; dérouter les recherches. Écoute bien : ce n’est pas le maître de pension ; tu m’entends : ce n’est pas lui. M’as-tu bien entendu ? Ce n’est pas Bradley Headstone. »

Ces paroles entrecoupées, dites à voix basse et d’une manière peu distincte, n’en furent pas moins assez intelligibles pour exprimer sa pensée ; mais il s’arrêta, épuisé par l’effort. « Retiens-moi, cher ami ; retiens-moi, si tu peux ; je m’en vais. »

Mortimer lui fit boire une goutte de vin qui le ranima.

« Je ne sais combien il y a de temps, reprit Eugène, des jours, des semaines ou des heures, que le fait a eu lieu. Peu importe ; l’enquête est commencée, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Lightwood.

— Arrête les poursuites ; il ne faut pas qu’on l’interroge. Défends-la ; cet homme souillerait son nom ; empêche-le de comparaître. Laisse-le impuni. Elle avant tout ; promets-le-moi.

— Je te le promets, Eugène. »

Il voulut regarder son ami pour le remercier, mais il s’évanouit en l’essayant ; et son regard s’arrêta fixe et morne, sans plus rien exprimer. Les heures passèrent, les jours, les nuits, sans améliorer son état. Quelquefois, après être resté longtemps sans connaissance, il appelait son ami, se disait mieux, demandait quelque chose, et retombait dans la stupeur avant qu’on ait pu lui répondre.

La petite habilleuse, devenue toute compassion, le gardait avec un zèle qui ne se démentait pas. Non-seulement elle changeait les compresses, lui remettait de la glace sur la tête, exécutait ponctuellement les ordres du docteur ; mais, penchée sur l’oreiller, elle écoutait les moindres mots qu’il proférait dans son délire. On ne comprenait pas comment cette frêle créature pouvait rester ainsi, des heures entières, inclinée vers lui, attentive à ses moindres gémissements.

Dans l’impossibilité de remuer les mains, il ne pouvait faire aucun geste, aucun signe qui les aidât à deviner ses inquiétudes ou ses douleurs. Cependant, à force de le veiller (peut-être sympathie secrète, ou faculté particulière), la petite créature finit par mieux le comprendre que ne le faisait Lightwood. Il arrivait fréquemment à celui-ci de se tourner vers elle, comme si elle eût été un intermédiaire entre ce monde sensible et le malheureux qui était là, privé de tout sentiment. Puis elle pansait une blessure, desserrait un appareil, changeait la position d’un oreiller, lui replaçait la tête, avec une sûreté de main, une délicatesse, qu’elle devait sans doute à l’habitude acquise dans ses travaux minuscules ; mais sa pénétration n’était pas moins grande que son adresse manuelle.

Le nom de Lizzie revenait sans cesse sur les lèvres du blessé ; jamais ceux qui le gardaient n’avaient tant souffert de leur impuissance à le comprendre. Il balançait sa pauvre tête, redisant ce nom de Lizzie avec l’impatience d’un esprit troublé, et la monotonie d’un automate. Alors même qu’il était immobile, l’œil morne et fixe, il le répétait toujours d’un ton d’avertissement et d’effroi. Quand elle était là, et qu’elle lui posait la main sur le front ou sur la poitrine, il se calmait un peu ; souvent il fermait ses paupières, et les rouvrait ensuite d’un air de connaissance ; mais leur espoir était bientôt déçu par le retour du délire.

Ce va-et-vient d’un noyé, qui remonte à la surface de l’abîme pour y plonger de nouveau, est affreux à voir ; et il arriva que cette torture fut partagée par le blessé. Le désir de parler, désir excessif, inexprimable, joint à la pensée du temps qui lui échappait, diminuait encore ses instants lucides. De même que l’homme, qui surgit du gouffre, disparaît d’autant plus vite qu’il se débat davantage, le pauvre Eugène conservait d’autant moins sa raison qu’il faisait plus d’efforts pour la retenir.

Un jour, après le départ de Lizzie qu’il n’avait pas même reconnue, il balbutia le nom de Mortimer.

« Je suis là, Eugène ; veux-tu quelque chose ?

— Combien cela durera-t-il, mon ami ?

— Tu ne vas pas plus mal, répondit Lightwood en secouant la tête.

— Il n’y a pas d’espoir, je le sais bien ; mais j’ai un service à te demander ; je voudrais vivre assez longtemps pour que tu pusses me le rendre, et moi… accomplir un dernier acte. Essaye de me retenir. »

Mortimer l’encouragea, en lui disant que sa figure était meilleure, bien que déjà son regard s’éteignît.

« Empêche-moi de partir ; je m’en vais, Mortimer !

— Pas encore, Eugène ; dis-moi ce qu’il faut que je fasse.

— Retiens-moi, ne me laisse pas partir ; je m’en vais… Écoute bien… arrête-moi, arrête-moi !

— Eugène, mon pauvre ami, sois plus calme.

— J’essaye… de toutes mes forces ; si tu savais comme c’est rude. Ne me laisse pas partir avant d’avoir parlé ; donne-moi encore un peu de vin. »

Lightwood lui approcha le verre des lèvres. Eugène fit un effort pour chasser le nuage qui voilait sa pensée, et avec un regard qui affecta profondément Mortimer :

« Tu peux, dit-il, me laisser avec Jenny pendant que tu iras lui parler. Tu peux me laisser ; cela ne te donnera pas beaucoup de peine. Tu reviendras vite.

— Sois tranquille ; mais dis-moi ce qu’il faut faire.

— Oh ! je m’en vais !… tu ne peux donc pas me retenir ?

— Dis-le-moi en un mot, Eugène. »

Ses yeux étaient fixes, et le mot qui vint à ses lèvres fut le nom mille fois répété de Lizzie. Mais la petite habilleuse avait suivi la crise avec plus d’attention que jamais. Elle s’approcha de Mortimer, qui regardait son ami avec désespoir ; et lui touchant le bras, tandis qu’elle se posait le doigt sur les lèvres. « Chut ! lui dit-elle, ses yeux se ferment ; il aura sa connaissance quand il les rouvrira, puis-je vous souffler le mot qu’il faut lui dire ?

— Oh ! Jenny, si cela pouvait être celui qu’il cherche ! »

Il se baissa afin de l’entendre, et la regarda avec surprise, lorsqu’elle lui eut dit à l’oreille le mot qu’il devait prononcer.

« Essayez, ajouta la petite ouvrière, dont le visage était radieux. Puis, s’inclinant tout émue, elle baisa la main fracturée d’Eugène, et alla se remettre à sa place.

Deux heures après, Mortimer, voyant l’intelligence reparaître dans les yeux de son ami, se pencha doucement vers l’oreiller.

« Ne parle pas, dit-il, écoute-moi seulement ; suis-tu mes paroles ? » (Léger signe affirmatif.) « Je reviens à ce que tu me disais tout à l’heure ; sois calme, Eugène ; tais-toi, je connais ton désir : tu voudrais l’épouser.

— Oh ! Mortimer, sois béni.

— Calme-toi, ne dis rien. Tu veux que j’aille la trouver, lui demander de vouloir bien être ta femme, et qu’on vous marie tout de suite ; est-ce bien cela ?

— Oui ; le ciel te bénisse !

— Ce sera fait, Eugène ; seulement, il faut que je te quitte pendant quelques heures.

— Ne te l’ai-je pas dit ?

— C’est vrai ; mais je n’y étais pas du tout. Qui penses-tu qui m’a mis sur la voie ? »

Eugène vit la petite habilleuse, qui, les coudes sur le lit et la tête dans ses mains, le regardait d’un air joyeux. Quelque chose de son ancienne physionomie lui passa sur le visage, et il essaya de sourire.

« Oui, dit Mortimer, c’est elle qui l’a deviné. Écoute-moi bien ; je vais t’envoyer Lizzie ; en la trouvant à ma place qu’elle ne quittera plus désormais, tu sauras que j’ai fait ta commission. Encore un mot, Eugène ; ta conduite est celle d’un honnête homme ; et je crois que si la Providence te rend à nous, dans sa miséricorde, tu auras le bonheur de posséder une noble femme, que tu aimeras comme elle le mérite.

— Pour cela j’en suis sûr ; mais je n’en reviendrai pas, Mortimer.

— Ce mariage, après tout, ne te rendra pas plus mal.

— Certes non. Mets ta figure contre la mienne, embrasse-moi, dans le cas où je n’y serais plus quand tu reviendras ; je t’aime, Mortimer. Va vite, ne sois pas inquiet ; si ma bonne Lizzie veut bien me prendre, je vivrai assez de temps pour qu’on puisse nous unir. »

La petite garde perdit courage en voyant se séparer les deux amis ; et tournant le dos au blessé, elle pleura de bon cœur — bien que tout bas — sous le voile épais de ses cheveux d’or.

Comme les rayons du soir allongeaient le reflet des arbres qui se miraient dans la rivière, la porte s’ouvrit doucement, et un pas léger traversa la chambre. « A-t-il sa connaissance ? » demanda Jenny à celle qui avait pris la place de Lightwood ; car dans l’ombre où elle était, la petite ouvrière ne voyait pas le blessé. « Oui, murmura Eugène, il reconnaît sa femme. »