L’Encyclopédie/1re édition/ESCLAVAGE

La bibliothèque libre.
◄  ESCLAIRE
ESCLAVE  ►

ESCLAVAGE, s. m. (Droit nat. Religion, Morale.) L’esclavage est l’établissement d’un droit fondé sur la force, lequel droit rend un homme tellement propre à un autre homme, qu’il est le maître absolu de sa vie, de ses biens, & de sa liberté.

Cette définition convient presque également à l’esclavage civil, & à l’esclavage politique : pour en crayonner l’origine, la nature, & le fondement, j’emprunterai bien des choses de l’auteur de l’esprit des lois, sans m’arrêter à loüer la solidité de ses principes, parce que je ne peux rien ajoûter à sa gloire.

Tous les hommes naissent libres ; dans le commencement ils n’avoient qu’un nom, qu’une condition ; du tems de Saturne & de Rhée, il n’y avoit ni maîtres ni esclaves, dit Plutarque : la nature les avoit fait tous égaux ; mais on ne conserva pas long-tems cette égalité naturelle, on s’en écarta peu-à-peu, la servitude s’introduisit par degrés, & vraissemblablement elle a d’abord été fondée sur des conventions libres, quoique la nécessité en ait été la source & l’origine.

Lorsque par une suite nécessaire de la multiplication du genre humain on eut commencé par se lasser de la simplicité des premiers siecles, on chercha de nouveaux moyens d’augmenter les aisances de la vie, & d’acquérir des biens superflus ; il y a beaucoup d’apparence que les gens riches engagerent les pauvres à travailler pour eux, moyennant un certain salaire. Cette ressource ayant paru très-commode aux uns & aux autres, plusieurs se résolurent à assurer leur état, & à entrer pour toûjours sur le même pié dans la famille de quelqu’un, à condition qu’il leur fourniroit la nourriture & toutes les autres choses nécessaires à la vie ; ainsi la servitude a d’abord été formée par un libre consentement, & par un contrat de faire afin que l’on nous donne : do ut facias. Cette société étoit conditionnelle, ou seulement pour certaines choses, selon les lois de chaque pays, & les conventions des intéressés ; en un mot, de tels esclaves n’étoient proprement que des serviteurs ou des mercenaires, assez semblables à nos domestiques.

Mais on n’en demeura pas là ; on trouva tant d’avantages à faire faire par autrui ce que l’on auroit été obligé de faire soi-même, qu’à mesure qu’on voulut s’aggrandir les armes à la main, on établit la coûtume d’accorder aux prisonniers de guerre, la vie & la liberté corporelle, à condition qu’ils serviroient toujours en qualité d’esclaves ceux entre les mains desquels ils étoient tombés.

Comme on conservoit quelque reste de ressentiment d’ennemi contre les malheureux que l’on réduisoit en esclavage par le droit des armes, on les traitoit ordinairement avec beaucoup de rigueur ; la cruauté parut excusable envers des gens de la part de qui on avoit couru risque d’éprouver le même sort ; de sorte qu’on s’imagina pouvoir impunément tuer de tels esclaves, par un mouvement de colere, ou pour la moindre faute.

Cette licence ayant été une fois autorisée, on l’étendit sous un prétexte encore moins plausible, à ceux qui étoient nés de tels esclaves, & même à ceux que l’on achetoit ou que l’on acquéroit de quelque autre maniere que ce fût. Ainsi la servitude vint à se naturaliser, pour ainsi dire, par le sort de la guerre : ceux que la fortune favorisa, & qu’elle laissa dans l’état où la nature les avoit créés, furent appellés libres ; ceux au contraire que la foiblesse & l’infortune assujettirent aux vainqueurs, furent nommés esclaves ; & les Philosophes juges du mérite des actions des hommes, regarderent eux-mêmes comme une charité, la conduite de ce vainqueur, qui de son vaincu en faisoit son esclave, au lieu de lui arracher la vie.

La loi du plus fort, le droit de la guerre injurieux à la nature, l’ambition, la soif des conquêtes, l’amour de la domination & de la mollesse, introduisirent l’esclavage, qui à la honte de l’humanité, a été reçu par presque tous les peuples du monde. En effet, nous ne saurions jetter les yeux sur l’Histoire sacrée, sans y découvrir les horreurs de la servitude : l’Histoire prophane, celle des Grecs, des Romains, & de tous les autres peuples qui passent pour les mieux policés, sont autant de monumens de cette ancienne injustice exercée avec plus ou moins de violence sur toute la face de la terre, suivant les tems, les lieux, & les nations.

Il y a deux sortes d’esclavage ou de servitude, la réelle & la personnelle : la servitude réelle est celle qui attache l’esclave au fonds de la terre ; la servitude personnelle regarde le ministere de la maison, & se rapporte plus à la personne du maître. L’abus extrème de l’esclavage est lorsqu’il se trouve en même tems personnel & réel. Telle étoit chez les Juifs la servitude des étrangers ; ils exerçoient à leur égard les traitemens les plus rudes : envain Moyse leur crioit, « vous n’aurez point sur vos esclaves d’empire rigoureux ; vous ne les opprimerez point », il ne put jamais venir à bout, par ses exhortations, d’adoucir la dureté de sa nation féroce : il tâcha donc par ses lois d’y porter quelque remede.

Il commença par fixer un terme à l’esclavage, & par ordonner qu’il ne dureroit tout-au-plus que jusqu’à l’année du jubilé pour les étrangers, & par rapport aux Hébreux pendant l’espace de six ans. Lévit. ch. xxv. V. 39.

Une des principales raisons de son institution du sabbat, fut de procurer du relâche aux serviteurs & aux esclaves. Exode, ch. xx. & xxiij. Deutéronome, ch. xvj.

Il établit encore que personne ne pourroit vendre sa liberté, à moins qu’il ne fût réduit à n’avoir plus absolument de quoi vivre. Il prescrivit que quand les esclaves se racheteroient, on leur tiendroit compte de leur service, de la même maniere que les revenus déja tirés d’une terre vendue entroient en compensation dans le prix du rachat, lorsque l’ancien propriétaire la recouvroit. Deutéron. ch. xv. Lévitiq. ch. xxv.

Si un maître avoit crevé un œil ou cassé une dent à son esclave (& à plus forte raison sans doute s’il lui avoit fait un mal plus considérable), l’esclave devoit avoir sa liberté, en dédommagement de cette perte.

Une autre loi de ce législateur porte, que si un maître frappe son esclave, & que l’esclave meure sous le bâton, le maître doit être puni comme coupable d’homicide : il est vrai que la loi ajoûte que si l’esclave vit un jour ou deux, le maître est exempt de la peine. La raison de cette loi étoit peut-être que quand l’esclave ne mouroit pas sur le champ, on présumoit que le maître n’avoit pas eu dessein de le tuer ; & pour lors on le croyoit assez puni d’avoir perdu ce que l’esclave lui avoit coûté, ou le service qu’il en auroit tiré : c’est du moins ce que donnent à entendre les paroles qui suivent le texte, car cet esclave est son argent.

Quoi qu’il en soit, c’étoit un peuple bien étrange, suivant la remarque de M. de Montesquieu, qu’un peuple où il falloit que la loi civile se relâchât de la loi naturelle. Ce n’est pas ainsi que S. Paul pensoit sur cette matiere, quand, prêchant la lumiere de l’Evangile, il donna ce précepte de la nature & de la réligion, qui devroit être profondément gravé dans le cœur de tous les hommes : Maîtres (Epît. aux Coloss. jv. 1.), rendez à vos esclaves ce que le droit & l’équité demandent de vous, sachant que vous avez un maître dans le ciel ; c’est-à-dire un maître qui n’a aucun égard à cette distinction de conditions, forgée par l’orgueil & l’injustice.

Les Lacédémoniens furent les premiers de la Grece qui introduisirent l’usage des esclaves, ou qui commencerent à réduire en servitude les Grecs qu’ils avoient faits prisonniers de guerre : ils allerent encore plus loin (& j’ai grand regret de ne pouvoir tirer le rideau sur cette partie de leur histoire), ils traiterent les Ilotes avec la derniere barbarie. Ces peuples, habitans du territoire de Sparte, ayant été vaincus dans leur révolte par les Spartiates, furent condamnés à un esclavage perpétuel, avec la défense aux maîtres de les affranchir ni de les vendre hors du pays : ainsi les Ilotes se virent soûmis à tous les travaux hors de la maison, & à toutes sortes d’insultes dans la maison ; l’excès de leur malheur alloit au point qu’ils n’étoient pas seulement esclaves d’un citoyen, mais encore du public. Plusieurs peuples n’ont qu’un esclavage réel, parce que leurs femmes & leurs enfans font les travaux domestiques : d’autres ont un esclavage personnel, parce que le luxe demande le service des esclaves dans la maison ; mais ici on joignoit dans les mêmes personnes l’esclavage réel & l’esclavage personnel.

Il n’en étoit pas de même chez les autres peuples de la Grece ; l’esclavage y étoit extrèmement adouci, & même les esclaves trop rudement traités par leurs maîtres pouvoient demander d’être vendus à un autre. C’est ce que nous apprend Plutarque, de superstitione, p. 66. t. I. édit. de Wechel.

Les Athéniens en particulier, au rapport de Xénophon, en agissoient avec leurs esclaves avec beaucoup de douceur : ils punissoient séverement, quelquefois même de mort, celui qui avoit battu l’esclave d’un autre. La loi d’Athenes, avec raison, ne vouloit pas ajoûter la perte de la sûreté à celle de la liberté ; aussi ne voit-on point que les esclaves ayent troublé cette république, comme ils ébranlerent Lacédémone.

Il est aisé de comprendre que l’humanité exercée envers les esclaves peut seule prévenir, dans un gouvernement modéré, les dangers que l’on pourroit craindre de leur trop grand nombre. Les hommes s’accoûtument à la servitude, pourvû que leur maître ne soit pas plus dur que la servitude : rien n’est plus propre à confirmer cette vérité, que l’état des esclaves chez les Romains dans les beaux jours de la république ; & la considération de cet état mérite d’attacher nos regards pendant quelques momens.

Les premiers. Romains traitoient leurs esclaves avec plus de bonté que ne l’a jamais fait aucun autre peuple : les maîtres les regardoient comme leurs compagnons ; ils vivoient, travailloient, & mangeoient avec eux. Le plus grand châtiment qu’ils infligeoient à un esclave qui avoit commis quelque faute, étoit de lui attacher une fourche sur le dos ou sur la poitrine, de lui étendre les bras aux deux bouts de la fourche, & de le promener ainsi dans les places publiques ; c’étoit une peine ignominieuse, & rien de plus : les mœurs suffisoient pour maintenir la fidélité des esclaves.

Bien-loin d’empêcher par des lois forcées la multiplication de ces organes vivans & animés de l’économique, ils la favorisoient au contraire de tout leur pouvoir, & les associoient par une espece de mariage, contuberniis. De cette maniere ils remplissoient leurs maisons de domestiques de l’un & de l’autre sexe, & peuploient l’état d’un peuple innombrable : les enfans des esclaves qui faisoient à la longue la richesse d’un maître, naissoient en confiance autour de lui ; il étoit seul chargé de leur entretien & de leur éducation. Les peres, libres de ce fardeau, suivoient le penchant de la nature, & multiplioient sans crainte une nombreuse famille ; ils voyoient sans jalousie une heureuse société, dont ils se regardoient comme membres ; ils sentoient que leur ame pouvoit s’élever comme celle de leur maitre, & ne sentoient point la différence qu’il y avoit de la condition d’esclave à celle d’un homme libre : souvent même des maîtres généreux faisoient apprendre à ceux de leurs esclaves qui montroient des talens, les exercices, la musique, & les lettres greques ; Térence & Phedre sont d’assez bons exemples de ce genre d’éducation.

La république se servoit avec un avantage infini de ce peuple d’esclaves, ou plûtôt de sujets : chacun d’eux avoit son pécule, c’est-à-dire son petit thrésor, sa petite bourse, qu’il possédoit aux conditions que son maître lui imposoit. Avec ce pécule il travailloit du côté où le portoit son génie ; celui-ci faisoit la banque, celui-là se donnoit au commerce de la mer ; l’un vendoit des marchandises en détail, l’autre s’appliquoit à quelque art méchanique, affermoit ou faisoit valoir des terres : mais il n’y en avoit aucun qui ne s’attachât à faire profiter ce pécule, qui lui procuroit en même tems l’aisance dans la servitude présente, & l’espérance d’une liberté future. Tous ces moyens répandoient l’abondance, animoient les arts & l’industrie.

Ces esclaves, une fois enrichis, se faisoient affranchir & devenoient citoyens ; la république se réparoit sans cesse, & recevoit dans son sein de nouvelles familles à mesure que les anciennes se détruisoient. Tels furent les beaux jours de l’esclavage, tant que les Romains conserverent leurs mœurs & leur probité.

Mais lorsqu’ils se furent aggrandis par leurs conquêtes & par leurs rapines, que leurs esclaves ne furent plus les compagnons de leurs travaux, & qu’ils les employerent à devenir les instrumens de leur luxe & de leur orgueil, la condition des esclaves changea totalement de face ; on vint à les regarder comme la partie la plus vile de la nation, & en conséquence on ne fit aucun scrupule de les traiter inhumainement. Par la raison qu’il n’y avoit plus de mœurs, on recourut aux lois ; il en fallut même de terribles pour établir la sûreté de ces maîtres cruels, qui vivoient au milieu de leurs esclaves comme au milieu de leurs ennemis.

On fit sous Auguste, c’est-à-dire au commencement de la tyrannie, le senatus-consulte Syllanien, & plusieurs autres lois qui ordonnerent que lorsqu’un maître seroit tué, tous les esclaves qui étoient sous le même toît, ou dans un lieu assez près de la maison pour qu’on pût entendre la voix d’un homme, seroient condamnés à la mort : ceux qui dans ce cas réfugioient un esclave pour le sauver, étoient punis comme meurtriers. Celui-là même à qui son maître auroit ordonné de le tuer, & qui lui auroit obéi, auroit été coupable : celui qui ne l’auroit point empêché de se tuer lui-même auroit été puni. Si un maître avoit été tué dans un voyage, on faisoit mourir ceux qui étoient restés avec lui & ceux qui s’étoient enfuis : ajoûtons que ce maître, pendant sa vie, pouvoit tuer impunément ses esclaves & les mettre à la torture. Il est vrai que dans la suite il y eut des empereurs qui diminuerent cette autorité : Claude ordonna que les esclaves qui étant malades auroient été abandonnés par leurs maîtres, seroient libres s’ils revenoient en santé. Cette loi assûroit leur liberté dans un cas rare ; il auroit encore fallu assûrer leur vie, comme le dit très-bien M. de Montesquieu.

De plus toutes ces lois cruelles, dont nous venons de parler, avoient même lieu contre les esclaves dont l’innocence étoit prouvée ; elles n’étoient pas dépendantes du gouvernement civil, elles dépendoient d’un vice du gouvernement civil ; elles ne dérivoient point de l’équité des lois civiles, puisqu’elles étoient contraires au principe des lois civiles : elles étoient proprement fondées sur le principe de la guerre, à cela près que c’étoit dans le sein de l’état qu’étoient les ennemis. Le senatus-consulte Syllanien dérivoit, dira-t on, du droit des gens, qui veut qu’une société, même imparfaite, se conserve : mais un législateur éclairé prévient l’affreux malheur de devenir un législateur terrible. Enfin la barbarie sur les esclaves fut poussée si loin, qu’elle produisit la guerre servile que Florus compare aux guerres puniques, & qui par sa violence ébranla l’empire romain jusque dans ses fondemens.

J’aime à songer qu’il est encore sur la terre d’heureux climats, dont les habitans sont doux, tendres & compatissans : tels sont les Indiens de la presqu’île, en-deçà du Gange ; ils traitent leurs esclaves comme ils se traitent eux-mêmes ; ils ont soin de leurs enfans ; ils les marient, & leur accordent aisément la liberté. En général les esclaves des peuples simples, laborieux, & chez qui regne la candeur des mœurs, sont plus heureux que par-tout ailleurs ; ils ne souffrent que l’esclavage réel, moins dur pour eux, & plus utile pour leurs maîtres : tels étoient les esclaves des anciens Germains. Ces peuples, dit Tacite, ne les tiennent pas comme nous dans leurs maisons pour les y faire travailler chacun à une certaine tâche, au contraire ils assignent à chaque esclave son manoir particulier, dans lequel il vit en pere de famille ; toute la servitude que le maître lui impose, c’est de l’obliger à payer une redevance en grains, en bétail, en peaux, ou en étoffes : de cette maniere, ajoûte l’historien, vous ne pourriez distinguer le maître d’avec l’esclave par les delices de la vie.

Quand ils eurent conquis les Gaules, sous le nom de Francs, ils envoyerent leurs esclaves cultiver les terres qui leur échûrent par le sort : on les appelloit gens de poëte, en latin gentes potestatis, attachés à la glebe, addicti glebæ ; & c’est de ces serfs que la France fut depuis peuplée. Leur multiplication fit presque autant de villages des fermes qu’ils cultivoient, & ces terres retinrent le nom de villæ, que les Romains leur avoient donné ; d’où sont venus les noms de village & de villains, en latin villa & villani : pour dire des gens de la campagne & d’une basse extraction, ainsi l’on vit en France deux especes d’esclaves, ceux des Francs & ceux des Gaulois, & tous alloient à la guerre, quoi qu’en ait pû dire M. de Boulainvilliers.

Ces esclaves appartenoient à leurs patrons, dont ils étoient réputés hommes de corps, comme on parloit alors : ils devinrent avec le tems sujets à de rudes corvées, & tellement attachés à la terre de leurs maîtres, qu’ils sembloient en faire partie ; ensorte qu’ils ne pouvoient s’établir ailleurs, ni même se marier dans la terre d’un autre seigneur sans payer ce qu’on appelloit le droit de fors mariage ou de mémariage ; & même les enfans qui provenoient de l’union de deux esclaves qui appartenoient à différens maîtres, se partageoient, ou bien l’un des patrons, pour éviter ce partage, donnoit un autre esclave en échange.

Un gouvernement militaire, où l’autorité se trouvoit partagée entre plusieurs seigneurs, devoit dégénérer en tyrannie ; c’est aussi ce qui ne manqua pas d’arriver : les patrons ecclésiastiques & laïques abuserent par-tout de leur pouvoir sur leurs esclaves ; ils les accablerent de tant de travaux, de redevances, de corvées, & de tant d’autres mauvais traitemens, que les malheureux serfs, ne pouvant plus supporter la dureté du joug, firent en 1108 cette fameuse révolte décrite par les historiens, & qui aboutit finalement à procurer leur affranchissement ; car nos rois avoient jusqu’alors tâché, sans aucun succès, d’adoucir par leurs ordonnances l’état de l’esclavage.

Cependant le Christianisme commençant à s’accréditer, l’on embrassa des sentimens plus humains ; d’ailleurs nos souverains, déterminés à abaisser les seigneurs & à tirer le bas-peuple du joug de leur puissance, prirent le parti d’affranchir les esclaves. Louis le Gros montra le premier l’exemple ; & en affranchissant les serfs en 1135, il réussit en partie à reprendre sur ses vassaux l’autorité dont ils s’étoient emparés : Louis VIII. signala le commencement de son regne par un semblable affranchissement en 1223 ; enfin Louis X. dit Hutin, donna sur ce sujet un édit qui nous paroît digne d’être ici rapporté. « Louis, par la grace de Dieu, roi de France & de Navarre : à nos amés & féaux.... comme selon le droit de nature chacun doit naître franc.... nous, considérant que notre royaume est dit & nommé le royaume des Francs, & voulant que la chose en vérité soit accordante au nom.... par délibération de notre grand conseil, avons ordonné & ordonnons que généralement par tout notre royaume....franchise soit donnée à bonnes & valables conditions.... & pour ce que tous les seigneurs qui ont hommes de corps prennent exemple à nous de ramener à franchise, &c. Donné à Paris le tiers Juillet, l’an de grace 1315 ».

Ce ne fut toutefois que vers le xv. siecle que l’esclavage fut aboli dans la plus grande partie de l’Europe : cependant il n’en subsiste encore que trop de restes en Pologne, en Hongrie, en Bohème, & dans plusieurs endroits de la basse-Allemagne ; voyez les ouvrages de MM. Thomasius & Hertins : il y en a même quelques étincelles dans nos coûtumes ; voyez Coquille. Quoi qu’il en soit, presque dans l’espace du siecle qui suivit l’abolition de l’esclavage en Europe, les puissances chrétiennes ayant fait des conquêtes dans ces pays où elles ont cru qu’il leur étoit avantageux d’avoir des esclaves, ont permis d’en acheter & d’en vendre, & ont oublié les principes de la Nature & du Christianisme, qui rendent tous les hommes égaux.

Après avoir parcouru l’histoire de l’esclavage, depuis son origine jusqu’à nos jours, nous allons prouver qu’il blesse la liberté de l’homme, qu’il est contraire au droit naturel & civil, qu’il choque les formes des meilleurs gouvernemens, & qu’enfin il est inutile par lui-même.

La liberté de l’homme est un principe qui a été reçu long-tems avant la naissance de J. C. par toutes les nations qui ont fait profession de générosité. La liberté naturelle de l’homme, c’est de ne connoître aucun pouvoir souverain sur la terre, & de n’être point assujettie à l’autorité législative de qui que ce soit, mais de suivre seulement les lois de la Nature : la liberté dans la société est d’être soûmis à un pouvoir législatif établi par le consentement de la communauté, & non pas d’être sujet à la fantaisie, à la volonté inconstante, incertaine & arbitraire d’un seul homme en particulier.

Cette liberté, par laquelle l’on n’est point assujetti à un pouvoir absolu, est unie si étroitement avec la conservation de l’homme, qu’elle n’en peut être séparée que par ce qui détruit en même tems sa conservation & sa vie. Quiconque tâche donc d’usurper un pouvoir absolu sur quelqu’un, se met par-là en état de guerre avec lui, de sorte que celui-ci ne peut regarder le procédé de l’autre, que comme un attentat manifeste contre sa vie. En effet, du moment qu’un homme veut me soûmettre malgré moi à son empire, j’ai lieu de présumer que si je tombe entre ses mains, il me traitera selon son caprice, ne fera pas scrupule de me tuer, quand la fantaisie lui en prendra. La liberté est, pour ainsi dire, le rempart de ma conservation, & le fondement de toutes les autres choses qui m’appartiennent. Ainsi, celui qui dans l’état de la nature, veut me rendre esclave, m’autorise à le repousser par toutes sortes de voies, pour mettre ma personne & mes biens en sûreté.

Tous les hommes ayant naturellement une égale liberté, on ne peut les dépouiller de cette liberté, sans qu’ils y ayent donné lieu par quelques actions criminelles. Certainement, si un homme, dans l’état de nature, a mérité la mort de quelqu’un qu’il a offensé, & qui est devenu en ce cas maître de sa vie, celui-ci peut, lorsqu’il a le coupable entre ses mains, traiter avec lui, & l’employer à son service, en cela il ne lui fait aucun tort ; car au fond, quand le criminel trouve que son esclavage est plus pesant & plus fâcheux que n’est la perte de son existence, il est en sa disposition de s’attirer la mort qu’il desire, en résistant & desobéissant à son maître.

Ce qui fait que la mort d’un criminel, dans la société civile, est une chose licite, c’est que la loi qui le punit, a été faite en sa faveur. Un meurtrier, par exemple, a joüi de la loi qui le condamne ; elle lui a conservé la vie à tous les instans ; il ne peut donc pas reclamer contre cette loi. Il n’en seroit pas de même de la loi de l’esclavage ; la loi qui établiroit l’esclavage seroit dans tous les cas contre l’esclave, sans jamais être pour lui ; ce qui est contraire au principe fondamental de toutes les sociétés.

Le droit de propriété sur les hommes ou sur les choses, sont deux droits bien différens. Quoique tout seigneur dise de celui qui est soûmis à sa domination, cette personne-là est à moi ; la propriété qu’il a sur un tel homme n’est point la même que celle qu’il peut s’attribuer, lorsqu’il dit, cette chose-là est à moi. La propriété d’une chose emporte un plein droit de s’en servir, de la consumer, & de la détruire, soit qu’on y trouve son profit, ou par pur caprice ; en sorte que de quelque maniere qu’on en dispose, on ne lui fait aucun tort ; mais la même expression appliquée à une personne, signifie seulement que le seigneur a droit, exclusivement à tout autre, de la gouverner & de lui prescrire des lois, tandis qu’en même tems il est soûmis lui-même à plusieurs obligations par rapport à cette même personne, & que d’ailleurs son pouvoir sur elle est très-limité.

Quelque grandes injures qu’on ait reçû d’un homme, l’humanité ne permet pas, lorsqu’on s’est une fois réconcilié avec lui, de le réduire à une condition où il ne reste aucune trace de l’égalité naturelle de tous les hommes, & par conséquent de le traiter comme une bête, dont on est le maître de disposer à sa fantaisie. Les peuples qui ont traité les esclaves comme un bien dont ils pouvoient disposer à leur gré, n’ont été que des barbares.

Non-seulement on ne peut avoir de droit de propriété proprement dit sur les personnes ; mais de plus il répugne à la raison, qu’un homme qui n’a point de pouvoir sur sa vie, puisse donner à un autre, ni de son propre consentement, ni par aucune convention, le droit qu’il n’a pas lui-même. Il n’est donc pas vrai qu’un homme libre puisse se vendre. La vente suppose un prix ; l’esclave se vendant, tous ses biens entrent dans la propriété du maître. Ainsi le maître ne donneroit rien, & l’esclave ne recevroit rien. Il auroit un pécule, dira-t-on, mais le pécule est accessoire à la personne. La liberté de chaque citoyen est une partie de la liberté publique : cette qualité, dans l’état populaire, est même une partie de la souveraineté. Si la liberté a un prix pour celui qui l’achete, elle est sans prix pour celui qui la vend.

La loi civile, qui a permis aux hommes le partage des biens, n’a pû mettre au nombre des biens une partie des hommes qui doivent faire ce partage. La loi civile qui restitue sur les contrats qui contiennent quelque lésion, ne peut s’empêcher de restituer contre un accord, qui contient la lésion la plus énorme de toutes. L’esclavage n’est donc pas moins opposé au droit civil qu’au droit naturel. Quelle loi civile pourroit empêcher un esclave de se sauver de la servitude, lui qui n’est point dans la société, & que par conséquent aucune loi civile ne concerne ? Il ne peut être retenu que par une loi de famille, par la loi du maître, c’est-à-dire par la loi du plus fort.

Si l’esclavage choque le droit naturel & le droit civil, il blesse aussi les meilleures formes de gouvernement : il est contraire au gouvernement monarchique, où il est souverainement important de ne point abattre & de ne point avilir la nature humaine. Dans la démocratie, où tout le monde est égal, & dans l’aristocratie, où les lois doivent faire leurs efforts pour que tout le monde soit aussi égal que la nature du gouvernement peut le permettre, des esclaves sont contre l’esprit de la constitution ; ils ne serviroient qu’à donner aux citoyens une puissance & un luxe qu’ils ne doivent point avoir.

De plus, dans tout gouvernement & dans tout pays, quelque pénibles que soient les travaux que la société y exige, on peut tout faire avec des hommes libres, en les encourageant par des récompenses & des priviléges, en proportionnant les travaux à leurs forces, ou en y suppléant par des machines que l’art invente & applique suivant les lieux & le besoin. Voyez-en les preuves dans M. de Montesquieu.

Enfin nous pouvons ajoûter encore avec cet illustre auteur, que l’esclavage n’est utile ni au maître, ni à l’esclave : à l’esclave, parce qu’il ne peut rien faire par vertu ; au maître, parce qu’il contracte avec ses esclaves toutes sortes de vices & de mauvaises habitudes, contraires aux lois de la société ; qu’il s’accoûtume insensiblement à manquer à toutes les vertus morales ; qu’il devient fier, prompt, colere, dur, voluptueux, barbare.

Ainsi tout concourt à laisser à l’homme la dignité qui lui est naturelle. Tout nous crie qu’on ne peut lui ôter cette dignité naturelle, qui est la liberté, la regle du juste n’est pas fondée sur la puissance, mais sur ce qui est conforme à la nature ; l’esclavage n’est pas seulement un état humiliant pour celui qui le subit, mais pour l’humanité même qui est dégradée.

Les principes qu’on vient de poser étant invincibles, il ne sera pas difficile de démontrer que l’esclavage ne peut jamais être coloré par aucun motif raisonnable, ni par le droit de la guerre, comme le pensoient les jurisconsultes romains, ni par le droit d’acquisition, ni par celui de la naissance, comme quelques modernes ont voulu nous le persuader ; en un mot, rien au monde ne peut rendre l’esclavage légitime.

Le droit de la guerre, a-t-on dit dans les siecles passés, autorise celui de l’esclavage ; il a voulu que les prisonniers fussent esclaves, pour qu’on ne les tuât pas ; mais aujourd’hui on est desabusé de cette bonté, qui consistoit à faire de son vaincu son esclave, plutôt que de le massacrer. On a compris que cette prétendue charité n’est que celle d’un brigand, qui se glorifie d’avoir donné la vie à ceux qu’il n’a pas tués. Il n’y a plus dans le monde que les Tartares qui passent au fil de l’épée leurs prisonniers de guerre, & qui croyent leur faire une grace, lorsqu’ils les vendent ou les distribuent à leurs soldats : chez tous les autres peuples, qui n’ont pas dépouillé tout sentiment généreux, il n’est permis de tuer à la guerre, que dans le cas de nécessité ; mais dès qu’un homme en a fait un autre prisonnier, on ne peut pas dire qu’il ait été dans la nécessité de le tuer, puisqu’il ne l’a pas tué. Tout le droit que la guerre peut donner sur les captifs, est de s’assûrer tellement de leurs personnes, qu’ils soient hors d’état de nuire.

L’acquisition des esclaves, par le moyen de l’argent, peut encore moins établir le droit d’esclavage, parce que l’argent, ou tout ce qu’il représente, ne peut donner le droit de dépouiller quelqu’un de sa liberté. D’ailleurs le trafic des esclaves, pour en tirer un vil gain comme des bêtes brutes, répugne à notre religion : elle est venue pour effacer toutes les traces de la tyrannie.

L’esclavage n’est certainement pas mieux fondé sur la naissance ; ce prétendu droit tombe avec les deux autres ; car si un homme n’a pû être acheté, ni se vendre, encore moins a-t-il pû vendre son enfant qui n’étoit pas né. Si un prisonnier de guerre n’a pû être réduit en servitude, encore moins ses enfans. En vain objecteroit-on que si les enfans sont conçus & mis au monde par une mere esclave, le maître ne leur fait aucun tort de se les approprier, & de les réduire à la même condition ; parce que la mere n’ayant rien en propre, ses enfans ne peuvent être nourris que des biens du maître, qui leur fournit les alimens & les autres choses nécessaires à la vie, avant qu’ils soient en état de le servir : ce ne sont là que des idées frivoles.

S’il est absurde qu’un homme ait sur un autre homme un droit de propriété, à plus forte raison ne peut-il l’avoir sur ses enfans. De plus, la nature qui a donné du lait aux meres, a pourvû suffisamment à leur nourriture, & le reste de leur enfance est si près de l’âge où est en eux la plus grande capacité de se rendre utiles, qu’on ne pourroit pas dire que celui qui les nourriroit, pour être leur maître, donnât rien ; s’il a fourni quelque chose pour l’entretien de l’enfant, l’objet est si modique, que tout homme, quelque médiocre que soient les facultés de son ame & de son corps, peut dans un petit nombre d’années gagner de quoi acquitter cette dette. Si l’esclavage étoit fondé sur la nourriture, il faudroit le réduire aux personnes incapables de gagner leur vie ; mais on ne veut pas de ces esclaves-là.

Il ne sauroit y avoir de justice dans la convention expresse ou tacite, par laquelle la mere esclave assujettiroit les enfans qu’elle mettroit au monde à la même condition dans laquelle elle est tombée, parce qu’elle ne peut stipuler pour ses enfans.

On a dit, pour colorer ce prétexte de l’esclavage des enfans, qu’ils ne seroient point au monde, si le maître avoit voulu user du droit que lui donne la guerre, de faire mourir leur mere ; mais on a supposé ce qui est faux, que tous ceux qui sont pris dans une guerre (fût-elle là plus juste du monde), surtout les femmes dont il s’agit, puissent être légitimement tuées. Esprit des lois, liv. XV.

C’étoit une prétention orgueilleuse que celle des anciens Grecs, qui s’imaginoient que les barbares étant esclaves par nature (c’est ainsi qu’ils parloient), & les Grecs libres, il étoit juste que les premiers obéissent aux derniers. Sur ce pié-là, il seroit facile de traiter de barbares tous les peuples, dont les mœurs & les coûtumes seroient différentes des nôtres, & (sans autre prétexte) de les attaquer pour les mettre sous nos lois. Il n’y a que les préjugés de l’orgueil & de l’ignorance qui fassent renoncer à l’humanité.

C’est donc aller directement contre le droit des gens & contre la nature, que de croire que la religion chrétienne donne à ceux qui la professent, un droit de réduire en servitude ceux qui ne la professent pas, pour travailler plus aisément à sa propagation. Ce fut pourtant cette maniere de penser qui encouragea les destructeurs de l’Amérique dans leurs crimes ; & ce n’est pas la seule fois que l’on se soit servi de la religion contre ses propres maximes, qui nous apprennent que la qualité de prochain s’étend sur tout l’univers.

Enfin c’est se joüer des mots, ou plûtôt se moquer, que d’écrire, comme a fait un de nos auteurs modernes, qu’il y a de la petitesse d’esprit à imaginer que ce soit dégrader l’humanité que d’avoir des esclaves, parce que la liberté dont chaque européen croit joüir, n’est autre chose que le pouvoir de rompre sa chaîne, pour se donner un nouveau maître ; comme si la chaîne d’un européen étoit la même que celle d’un esclave de nos colonies : on voit bien que cet auteur n’a jamais été mis en esclavage.

Cependant n’y a-t-il point de cas ni de lieux où l’esclavage dérive de la nature des choses ? Je réponds 1°. à cette question qu’il n’y en a point ; je réponds ensuite, avec M. de Montesquieu, que s’il y a des pays où l’esclavage paroisse fonde sur une raison naturelle, ce sont ceux où la chaleur énerve le corps, & affoiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment : dans ces pays-là, le maître étant aussi lâche à l’égard de son prince, que son esclave l’est à son égard, l’esclavage civil y est encore accompagné de l’esclavage politique.

Dans les gouvernemens arbitraires, on a une grande facilité à se vendre, parce que l’esclavage politique y anéantit en quelque façon la liberté civile. A Achim, dit Dampiere, tout le monde cherche à se vendre : quelques-uns des principaux seigneurs n’ont pas moins de mille esclaves, qui sont des principaux marchands, qui ont aussi beaucoup d’esclaves sous eux, & ceux-ci beaucoup d’autres ; on en hérite, & on les fait trafiquer. Là, les hommes libres, trop foibles contre le gouvernement, cherchent à devenir les esclaves de ceux qui tyrannisent le gouvernement.

Remarquez que dans les états despotiques, où l’on est déjà sous l’esclavage politique, l’esclavage civil est plus tolérable qu’ailleurs : chacun est assez content d’y avoir sa subsistance & la vie : ainsi la condition de l’esclave n’y est guere plus à charge que la condition de sujet : ce sont deux conditions qui se touchent ; mais quoique dans ces pays-là l’esclavage soit, pour ainsi dire, fondé sur une raison naturelle, il n’en est pas moins vrai que l’esclavage est contre la nature.

Dans tous les états mahométans, la servitude est récompensée par la paresse dont on fait joüir les esclaves qui servent à la volupté. C’est cette paresse qui rend les serrails d’Orient des lieux de délices pour ceux mêmes contre qui ils sont faits. Des gens qui ne craignent que le travail, peuvent trouver leur bonheur dans ces lieux tranquilles ; mais on voit que par-là on choque même le but de l’établissement de l’esclavage. Ces dernieres réflexions sont de l’Esprit des lois.

Concluons que l’esclavage fondé par la force, par la violence, & dans certains climats par excès de la servitude, ne peut se perpétuer dans l’univers que par les mêmes moyens. Article de M. le Chevalier de Jaucourt.

Esclavage, (Comm.) On appelle ainsi en Angleterre un droit que l’on fait payer aux François, pour avoir permission d’enlever certaines sortes de marchandises, dont la vente appartient par privilége à quelques compagnies ou sociétés de marchands anglois. Dictionn. de Comm. & de Chambers. (G)

Esclavage, (Metteur en œuvre.) est un demi-cercle de pierreries qui couvre la gorge, & se rejoint par chacune de ses extrémités au collier, à-peu-près au-dessous des deux oreilles. L’esclavage est tantôt simple, tantôt double, ce qui fait qu’on dit rang d’esclavage.