L’Ours et l’Amateur des Jardins

La bibliothèque libre.


Fables choisies, mises en versDenys Thierry et Claude BarbinTroisième partie : livres vii, viii (p. 134-139).

X.

L’Ours & l’Amateur des Iardins.

Certain Ours montagnard, Ours à demi leché,
Confiné par le ſort dans un bois ſolitaire,
Nouveau Bellerophon vivoit ſeul & caché ;
Il fuſt devenu fou : la raiſon d’ordinaire

N’habite pas toûjours chez les gens ſequeſtrez :
Il eſt bon de parler, & meilleur de ſe taire,
Mais tous deux ſont mauvais alors qu’ils ſont outrez.
Nul animal n’avoit affaire
Dans les lieux que l’Ours habitoit ;
Si bien que tout Ours qu’il eſtoit
Il vint à s’ennuyer de cette triſte vie.
Pendant qu’il ſe livroit à la mélancholie,
Non loin de là certain vieillard
S’ennuyoit auſſi de ſa part.
Il aimoit les jardins, eſtoit Preſtre de Flore,
Il eſtoit de Pomone encore :
Ces deux emplois ſont beaux ; Mais je voudrois parmy
Quelque doux & diſcret amy.
Les jardins parlent peu ; ſi ce n’eſt dans mon livre ;

De façon que laſſé de vivre
Avec des gens muets noſtre homme un beau matin
Va chercher compagnie, & ſe met en campagne.
L’Ours porté d’un meſme deſſein
Venoit de quitter ſa montagne :
Tous deux par un cas ſurprenant
Se rencontrent en un tournant.
L’homme eut peur : mais comment eſquiver ; & que faire ?
Se tirer en Gaſcon d’une ſemblable affaire
Eſt le mieux : Il ſceut donc diſſimuler ſa peur.
L’Ours tres-mauvais complimenteur
Luy dit ; Vien-t’en me voir. L’autre reprit, Seigneur,
Vous voyez mon logis ; ſi vous me vouliez faire

Tant d’honneur que d’y prendre un champeſtre repas,
J’ay des fruits, j’ay du lait : Ce n’eſt peut-eſtre pas
De Noſſeigneurs les Ours le manger ordinaire ;
Mais j’offre ce que j’ay. L’Ours l’accepte ; & d’aller.
Les voila bons amis avant que d’arriver.
Arrivez, les voila, ſe trouvant bien enſemble ;
Et bien qu’on ſoit à ce qu’il ſemble
Beaucoup mieux ſeul qu’avec des ſots,
Comme l’Ours en un jour ne diſoit pas deux mots
L’homme pouvoit ſans bruit vaquer à ſon ouvrage.
L’Ours alloit à la chaſſe, apportoit du gibier,

Faiſoit ſon principal meſtier
D’eſtre bon émoucheur, écartoit du viſage
De ſon amy dormant, ce paraſite aiſlé,
Que nous avons mouche appellé.
Un jour que le vieillard dormoit d’un profond ſomme,
Sur le bout de ſon nez une allant ſe placer
Mit l’Ours au deſeſpoir, il eut beau la chaſſer.
Je t’attraperay bien, dit-il. Et voicy comme.
Auſſi-toſt fait que dit ; le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Caſſe la teſte à l’homme en écrazant la mouche,
Et non moins bon archer que mauvais raiſonneur :

Roide mort étendu ſur la place il le couche.
Rien n’eſt ſi dangereux qu’un ignorant amy ;
Mieux vaudroit un ſage ennemy.