Nouvelles de nulle part ou une époque de répit

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NOUVELLES DE NULLE PART

OU UNE ÉPOQUE DE RÉPIT

Quelques chapitres d’un roman utopique[1].


CHAPITRE I

Discussion et lit.


À la ligue, dit un ami, avait eu lieu un soir une violente discussion sur ce qui arriverait le lendemain de la révolution ; finalement on aboutit à une énergique affirmation faite par quelques compagnons au sujet de leurs vues sur le développement futur de la société nouvelle.

Notre ami conclut : Considérant le sujet, la discussion a été cordiale, car ceux qui étaient présents étant habitués aux meetings publics et aux débats après les conférences, s’ils n’avaient pas écouté les opinions les uns des autres (ce qu’on pouvait à peine attendre d’eux), en tout cas ils n’avaient jamais essayé de parler tous ensemble, comme c’est ordinairement l’habitude entre gens polis, quand la conversation tombe sur un sujet qui les intéresse.

Il y avait six personnes présentes ; par conséquent six sections du parti étaient représentées, dont quatre avaient d’énergiques mais divergentes opinions anarchistes. Un des membres de la section, ajouta notre ami, un homme qu’il connaissait très bien, était resté assis, presque silencieux, au commencement de la discussion, mais à la fin il y fut entraîné et finit par hurler à pleine voix et traiter tous ceux qui étaient là de maudits fous ; après quoi il y eut une période de bruit, et puis un calme pendant lequel la susdite section, ayant dit bonsoir bien amicalement, prit seule le chemin de sa maison vers un faubourg de l’Ouest, employant le moyen de voyager que la civilisation nous a obligé de prendre.

Quand il se fut assis dans ce bain de vapeur de « l’humanité pressée et mécontente » qui s’appelle une voiture de chemin de fer souterrain, lui, tout comme les autres, étouffait désagréablement, et s’adressant des reproches à lui-même, il se remémora tous les excellents et concluants arguments qu’il avait oubliés dans la discussion de tantôt, bien qu’il les connût au bout des doigts. Mais il était habitué à cette disposition d’esprit ; aussi cela ne lui pesa pas longtemps, et après un bref découragement causé par le dégoût qu’il éprouvait lui-même pour avoir perdu sa bonne humeur (ce à quoi il était bien habitué aussi), il se surprit, toujours mécontent et malheureux, à rêver encore au sujet de la discussion. Si je pouvais seulement voir cela un jour, se disait-il ; si je pouvais seulement voir cela !

Pendant qu’il pensait ces mots, le train s’arrêtait à sa gare, à cinq minutes de marche de sa propre maison qui était située sur les rives de la Tamise, un peu au-dessus d’un vilain pont suspendu. Il sortit de la gare, toujours mécontent et malheureux murmurant : Si je pouvais seulement voir cela, si je pouvais seulement voir ! Mais à peine avait-il fait quelques pas vers la rivière (dit notre ami qui raconte l’histoire) que tout son mécontentement et son trouble parurent se dissiper.

C’était une belle nuit du commencement de l’hiver ; l’air était juste assez piquant pour être rafraîchissant au sortir de la chaleur de la chambre et de la puanteur de la voiture de chemin de fer. Le vent, qui venait de tourner de quelques points au nord-ouest, avait soufflé tout nuage et éclairci le ciel sauf quelques rares flocons qui descendaient rapidement dans le ciel. Il y avait une jeune lune à moitié chemin du ciel et quand celui qui rentrait chez lui l’eut entr’aperçue dans les branches d’un grand vieil orme, il pouvait à peine se rappeler le loqueteux faubourg de Londres où il était et il avait la sensation de se trouver dans un agréable coin de campagne, plus agréable même que ne l’était la profonde campagne quand il l’avait connue.

Il descendit tout droit vers le bord de la rivière, s’attardant un peu pour regarder par-dessus la muraille basse et noter le clair de lune sur le fleuve presque à marée haute à ce moment, et qui s’en allait tourbillonnant et radieux vers Chiswick Egot. Quant au vilain pont situé plus bas, il n’y prit garde, n’y pensa pas, si ce n’est un instant, dit notre ami, en étant frappé de ne pas voir la rangée de lumières en amont du courant. Puis il se dirigea vers sa maison, y entra, et quand il ferma la porte disparut tout souvenir de cette brillante logique et des vues prophétiques qui avaient illuminé la récente conversation ; de la discussion elle-même il ne restait pas de trace, si ce n’est une vague espérance qui était maintenant devenue une joie pour des jours de paix, de repos, de pureté et de souriante bonne volonté.

Dans cet état d’esprit il se jeta sur son lit et s’endormit, selon son habitude, en deux minutes de temps ; mais, contrairement à son habitude, il se réveilla peu après dans ce curieux état où l’on est brusquement, entièrement réveillé, ce qui arrive même à de bons dormeurs, un état dans lequel nous sentons nos facultés prodigieusement aiguisées ; alors toutes les misérables erreurs dans lesquelles nous avons versé, toutes les souffrances et pertes de notre existence se représentent vivement à nous, justement par suite d’excitation cérébrale.

Il resta couché dans cet état, dit notre ami, jusqu’à ce qu’il eût presque commencé à s’en amuser ; jusqu’au moment où le récit de ses stupidités l’amusa et que leur enchevêtrement qu’il voyait devant lui si clairement commença à devenir une intéressante histoire pour lui.

Il entendit sonner une heure, puis deux, puis trois ; après quoi il se rendormit. Notre ami affirme que de ce sommeil il se réveilla encore une fois et qu’après il passa par de si surprenantes aventures, qu’il pense qu’elles doivent être racontées à nos camarades et même au public en général et c’est pour cela qu’il se propose de les raconter maintenant. Mais, dit-il, je crois qu’il vaudrait mieux que je les raconte en parlant à la première personne, comme si c’était moi-même qui les avait éprouvées ; ce qui à la vérité sera plus facile et plus naturel pour moi, puisque je comprends les sentiments et les désirs du camarade dont je peux parler mieux que n’importe qui dans le monde.


CHAPITRE II

Un bain de matin.


Donc, je me réveillai et m’aperçus que j’avais rejeté mes draps ; à cela il n’y avait rien d’étonnant, car il faisait chaud et le soleil luisait glorieusement. Je sautai de mon lit, me lavai et mis en hâte mes vêtements, mais encore quelque peu troublé, à moitié réveillé, comme si j’avais dormi pendant très, très longtemps ; je ne pouvais parvenir à secouer le poids du sommeil. De fait, j’admis plutôt comme une vérité que j’étais chez moi, que je ne le vis réellement.

Quand je fus habillé, je trouvai qu’il faisait si chaud que je me hâtai de sortir de la chambre et de la maison ; ma première sensation fut un délicieux sentiment de soulagement causé par l’air frais et par une agréable brise ; ma seconde impression, quand je commençai à rassembler mes esprits, fut un incommensurable étonnement, car c’était l’hiver quand je m’étais couché la nuit passée et maintenant, s’il fallait en croire le témoignage des arbres du bord du fleuve, c’était l’été, une belle et brillante matinée paraissant être un des premiers jours de juin.

Cependant la Tamise était toujours là étincelant sous le soleil et presque à marée haute, comme je l’avais vue la nuit passée rayonnant sous la lune.

Je n’avais aucunement pu secouer le sentiment d’oppression qui m’accablait et n’importe où j’eusse été j’aurais à peine été conscient de la place où je me trouvais ; aussi il n’était pas étonnant que je me trouvasse un peu embarrassé en dépit de l’image familière de la Tamise. D’ailleurs, je me sentais distrait et singulier et me rappelant que les gens prenaient souvent une barquette et allaient nager au milieu du courant, je pensai que je ne pouvais faire mieux.

Il paraît être bien tôt, me disais-je à moi-même, mais j’espère que je trouverai quelqu’un chez Riffins pour me prendre.

Cependant, je n’eus pas à aller jusque Riffins, ni même à tourner à gauche dans cette direction, car juste à ce moment-là je m’aperçus qu’il y avait un débarcadère droit devant moi, en face de ma maison.

En effet, ce débarcadère se trouvait à la place où mon voisin en avait établi un, mais celui que je voyais ne ressemblait pas au débarcadère ordinaire. J’y descendis néanmoins ; au milieu des barquettes vides amarrées un homme était couché sur les avirons dans une solide barquette ; il était évidemment là pour les baigneurs. Il inclina la tête vers moi et me dit bonjour comme s’il m’eut attendu ; je sautai dans sa barque sans prononcer aucune parole et il s’éloigna ramant tranquillement, pendant que j’ôtai mes vêtements pour me mettre à nager. Comme nous avancions, je regardais l’eau et ne pus m’empêcher de dire : « Comme l’eau est claire ce matin ! » « L’est-elle tant que cela ? dit mon conducteur. Je ne l’ai pas remarqué ; vous savez, le flux de la mer la trouble toujours un peu. »

« Hum, disais je, je l’ai vue bien boueuse, même quand la marée basse n’est qu’à mi-chemin. »

Il ne répondit rien, mais sembla un peu étonné. Comme il se maintenait à présent juste contre le courant et que j’avais ôté mes habits, je sautai dans l’eau sans plus de cérémonie. Quand je revins à la surface je me retournai dans la direction du courant et mes yeux naturellement cherchèrent le pont ; mais je fus si extrêmement étonné par ce que je vis, que j’oubliai de jeter les bras en avant et que je descendis de nouveau sous l’eau en faisant rejaillir l’eau à la surface ; quand je fus remonté, j’allai droit vers la barquette, car je désirais poser quelques questions à mon batelier, tellement ce que j’avais entr’aperçu de l’aspect du fleuve, à travers l’eau qui ruisselait sur mes yeux, m’avait stupéfait, quoique je fusse maintenant débarrassé de toute somnolence et de ce sentiment de vertige ; j’étais à présent entièrement réveillé et l’esprit très lucide.

Je montai les marches qu’il avait descendues et il étendit la main pour m’aider. Nous étions alors entraînés rapidement vers Chiswick, mais il saisit les avirons et, retournant la proue de la barque, il me dit :

« Une courte baignade, voisin, mais peut-être trouvez-vous l’eau froide ce matin, après votre voyage. Vous déposerais-je au bord tout de suite, où voudriez-vous aller jusqu’à Putney avant de déjeuner ? »

« Il parlait d’une manière si différente de ce que j’aurais pu attendre d’un batelier de Hammersmith, que je le fixai en lui répondant : « Maintenez un instant la barque, s’il vous plaît, je voudrais regarder un peu autour de moi ». « Parfaitement, dit-il, il ne fait pas moins beau ici qu’à Barn Elms. Il fait agréable partout à cette heure de la matinée ; je suis content que vous vous soyez levé de bonne heure : il est à peine cinq heures. » Si j’étais étonné de l’aspect des bords de la rivière, je ne l’étais pas moins de celui de mon batelier, maintenant que j’avais le temps de le regarder et de l’observer, maintenant que mes idées et mes yeux s’étaient éclairés.

C’était un beau jeune homme, ayant un regard particulièrement agréable et amical, et une expression tout à fait nouvelle pour moi alors, quoique je me familiarisasse vite avec elle. Pour le reste, il avait les cheveux foncés et la peau brune comme une groseille ; il était bien fait et solide, les muscles visiblement exercés, mais sans rien de rude ou de vulgaire et il était aussi propre que possible ; ses vêtements ne ressemblaient pas du tout aux vêtements des ouvriers de nos jours, mais auraient très bien pu servir pour un costume dans un tableau de la vie du XIVe siècle. Ils étaient de drap bleu foncé, assez suffisamment simples, mais d’un tissu fin et sans une tache. Une ceinture de cuir brun lui ceignait la taille et je remarquai que la boucle qui la fermait était en acier damasquiné superbement travaillé.

Bref, ce semblait être un jeune gentleman viril et distingué, jouant au marin par divertissement et je conclus que c’était le cas. Je compris que je devais faire un peu de conversation. Je montrai la rive du comte de Surry, où j’observais quelques légers escaliers en planche descendant vers l’eau et portant des vindas à leur sommet.

« Qu’est-ce qu’ils font avec ces choses-là ? Si nous étions sur le Tay, je dirais qu’on les a placés là pour porter les filets pour prendre le saumon, mais ici ? »

« Eh bien ? répondit-il, souriant, c’est en effet pour cela qu’ils y sont ; où il y a du saumon, doivent se trouver vraisemblablement des filets pour le prendre. Que ce soit sur le Tay ou sur la Tamise : mais naturellement ils ne sont pas toujours en usage ; nous n’avons pas besoin de saumon tous les jours de la saison. »

J’allais dire : « Mais ceci est-il bien la Tamise ? » mais je retins mon étonnement et tournai mes regards ahuris vers l’est pour voir encore le pont et de là je regardai vers les rives de la rivière de Londres ; et certainement, il y avait bien là de quoi m’étonner, car quoiqu’il y eût un pont par-dessus le fleuve et des maisons sur les bords, combien tout était changé depuis la nuit passée ! Les usines de savon avec leurs cheminées vomissant de la fumée avaient disparu ; les ateliers de machines avaient disparu, les ateliers de plomb disparus ; et aucun bruit d’enclume ou de marteau n’était apporté par le vent de l’ouest, de chez Thormeyerof. Et quant au pont, j’avais peut-être rêvé d’un pont pareil, mais jamais je n’en avais vu un semblable, si ce n’est dans un manuscrit enluminé ; car, pas même le Ponte Vecchio, à Florence, ne l’approchait de loin. Il était fait d’arches en pierres, splendidement solide, assez haut pour laisser passer facilement le trafic ordinaire de la rivière. Par-dessus le parapet apparaissaient de petits édifices bizarres et pleins d’imagination, que je pris pour des baraques ou des boutiques ; ils étaient décorés de girouettes et de flèches peintes et dorées. La pierre montrait un peu les ravages du temps, mais ne montrait pas les traces de la pénétration de la suie, que j’étais habitué de voir sur chaque édifice de Londres vieux de plus d’un an. Bref, à mon avis, un merveilleux pont.

Le rameur observait mes regards de vif étonnement et me dit, comme en réponse à mes pensées : « Oui, c’est un beau pont, n’est-ce pas ? » Même les ponts en amont du courant qui sont beaucoup plus petits, sont à peine plus délicats et ceux en aval sont à peine plus dignes et majestueux !

Je me surpris à dire presque malgré moi : « De quand date-t-il ? » « Il n’est pas très vieux, répondit-il ; il fut construit ou du moins ouvert à la circulation en 2003. Autrefois il y avait là un pont en bois assez simple. »

Cette date me fermait la bouche, comme si une clef avait été retournée dans un cadenas fixé à mes lèvres, car je voyais que quelque chose d’inexplicable était arrivé et que, si je disais plus, je serais embarrassé dans un chassé-croisé de questions et de réponses entortillées. Aussi j’essayais d’avoir l’air indifférent et de regarder d’un air simple, bien que dans la direction du pont et un peu au delà, c’est-à-dire aussi loin que les emplacements des ateliers de savon, je visse ceci : Les deux rives avaient une ligne de très jolies maisons basses et larges, placées un peu en arrière de la rivière ; elles étaient presque toutes bâties de briques rouges avec des toits de tuiles et avaient l’air avant tout confortables et comme si elles étaient pour ainsi dire vivantes et sympathiques comme la vie des habitants qu’elles contenaient. Il y avait devant chacune d’elles un jardin descendant vers les bords de l’eau ; dans ces jardins les fleurs épanouissaient leur floraison luxuriante, envoyant de délicieuses bouffées de parfums d’été par-dessus le fleuve tourbillonnant. Derrière les maisons, je voyais apparaître de grands arbres, presque tous des platanes et regardant dans l’eau, les bords de la rivière, filant en ligne droite vers Putney, semblaient un lac bordé d’une forêt, tant ces grands arbres étaient serrés et je dis tout haut, mais comme à moi-même :

« Eh bien, je suis content qu’ils n’aient pas bâti au delà de Barn Elms. » Je rougis de ma fatuité, quand ces mots me furent tombés de la bouche, et mon compagnon me regardait avec un demi-sourire que je crus comprendre ; aussi, pour cacher ma confusion, je dis : « S’il vous plaît, conduisez-moi au bord maintenant, j’ai besoin de prendre mon déjeuner. Il s’inclina, fit avancer la barque d’un grand coup d’aviron et en un clin d’œil nous étions de retour au débarcadère. Il sauta hors de la barque et je le suivis naturellement ; je n’étais pas surpris de le voir attendre pour recevoir l’inévitable pièce qui suit tout service rendu à un concitoyen. Donc, je mis la main dans la poche de mon gilet et dis : « Combien ? » quoique toujours avec ce sentiment désagréable, que peut-être j’offrais de l’argent à un gentleman.

Il semblait embarrassé et reprit : « Combien ? Je ne comprends pas bien ce que vous demandez ? Voulez-vous parler de la marée ? Si c’est cela, elle est près de changer maintenant. »

Je rougis et bégayai : « S’il vous plaît, ne prenez pas de mauvais part ce que je vous demande ; je ne veux pas vous offenser, mais qu’est-ce que je vous dois ? Vous voyez, je suis un étranger et je ne connais ni vos coutumes, ni vos monnaies. »

Et en même temps je tirais une poignée d’argent de ma poche, comme quelqu’un fait quand il se trouve dans un pays étranger. Et à ce propos, je vis que l’argent était oxidé et noir comme un poêle frotté de mine de plomb.

Il semblait toujours étonné et pas du tout offensé, et il regardait les monnaies avec quelque curiosité. Je pensais : Eh bien, après tout, c’est un matelot et il considère ce qu’il pourrait prendre. Il semblait un si charmant garçon, que je suis certain que ce n’était pas à contre-cœur que je le payais un peu trop. Je me demandais justement si je ne pouvais pas l’engager comme guide pendant quelques jours, en le voyant si intelligent.

« Je crois que je comprends ce que vous voulez dire. Vous pensez que je vous ai rendu un service ; ainsi vous vous croyez tenu à me donner quelque chose que je ne dois pas partager avec mon voisin, à moins qu’il n’ait fait quelque chose de spécial pour moi. J’ai entendu parler de ces sortes de choses ; mais, pardonnez-moi de le dire, cela nous semble une gênante coutume et nous ne savons pas comment l’arranger. Et comme vous le voyez : faire passer l’eau aux gens et les conduire sur l’eau est ma besogne que je remplirai pour n’importe qui ; aussi, accepter quelque chose pour cela semblerait bizarre d’ailleurs. Et plus, si une personne me donnait quelque chose, une autre pourrait le faire aussi et une autre et ainsi de suite ; et j’espère que vous n’allez pas me croire grossier, si je vous dis que je ne saurais où mettre tant de « souvenirs d’amitié ».

Et il riait bruyamment et gaiement comme si l’idée d’être payé pour son travail était une plaisanterie très gaie. Je confesse que je commençais à craindre que cet homme ne fût fou, quoiqu’il parût sain d’esprit et je fus heureux en pensant que j’étais bon nageur, car nous étions près d’un profond et rapide courant. Cependant, il continuait à parler pas du tout comme un fou : « Quant à vos pièces, elles sont très curieuses mais pas très anciennes ; elles paraissent toutes être du règne de Victoria ; vous pouvez les donner à un musée pauvrement pourvu. Le nôtre a assez de ces pièces ; de plus, une belle quantité de plus anciennes, dont beaucoup sont belles, tandis que celles du XIXe siècle sont si bêtement laides, n’est-ce pas ? Nous avons une pièce d’Édouard III, représentant le roi dans un bateau avec de petits léopards et des fleurs de lys tout autour du bord, si délicatement travaillée. Vous voyez, dit-il avec un léger sourire d’orgueil, j’aime tant à travailler l’or et les métaux fins ; cette boucle est une de mes premières œuvres ».

Sans doute je l’avais regardé avec un peu de méfiance, sous l’influence du doute où j’étais de l’état de son esprit. Il s’arrêta net à cause de mon regard et me dit d’un ton aimable : « Mais je crois que je vous ennuie et je vous demande pardon. Pour ne pas entrer dans les détails, je vois bien que vous êtes un étranger et devez venir d’un pays bien différent de l’Angleterre. Mais il est clair qu’il est inutile aussi de vous donner trop de renseignements concernant cette place, et vous feriez mieux de vous assimiler ces choses peu à peu. En outre, je le prendrai pour une bonté de votre part si vous vouliez me permettre d’être votre guide dans notre nouveau monde, puisque vous m’avez rencontré le premier, quoique en vérité ce serait une pure bonté de votre part, car presque tout le monde ferait un aussi bon guide que moi, et plusieurs beaucoup mieux ».

Il n’y avait rien là qui fit croire qu’il sortait de la maison de santé de Colney-Hasch ; et puis je pensais que je pouvais facilement me débarrasser de lui si je voyais qu’il était réellement fou ; aussi je lui dis : « C’est une très aimable offre, mais il est difficile pour moi d’accepter, à moins… » J’étais sur le point de dire : « À moins que vous me permettiez de vous payer convenablement ; » mais, de crainte d’exciter sa folie de nouveau, je changeai la phrase en : « J’ai peur de vous empêcher de faire votre ouvrage ou de vous livrer à vos amusements ».

« Oh ! répondit-il, ne vous inquiétez pas, cela me donnera l’occasion de rendre service à un de mes amis qui désire prendre ma besogne ici. C’est un tisserand de Yorkshire, qui s’est fatigué un peu et de son métier de tisserand et de ses études mathématiques ; l’un et l’autre sont des travaux d’intérieur, voyez-vous ; et comme il est mon grand ami, il est venu naturellement chez moi pour me demander de lui trouver quelque travail en plein air. Si vous croyez que vous pouvez le faire, je vous prie, prenez-moi comme guide ! » Après une petite pose, il ajouta : « Il est vrai que j’avais promis de remonter le courant pour aller voir quelques amis intimes, pendant la fenaison ; mais ils ne seront pas disposés à nous recevoir d’ici à une semaine, et puis, vous pouvez y venir avec moi, vous verrez des gens très aimables, et vous pourrez de plus prendre note de nos coutumes dans le Oxfordshire. Vous ne pourriez pas faire mieux si vous voulez voir le pays. »

Je me sentais obligé de le remercier, n’importe ce qui arriverait ; et il ajouta vivement :

« Bien, alors, c’est une affaire arrangée. Je vais appeler mon ami ; il habite dans la même Maison des hôtes que vous, et s’il n’est pas encore levé, il devrait l’être par cette belle matinée d’été. »

En même temps, il prit à sa ceinture une petite corne en argent et en fit sortir deux ou trois notes aiguës mais agréables ; et bientôt de la maison qui se trouvait désormais à la place qu’occupait mon ancienne demeure, un autre jeune homme sortit et vint vers nous en flânant.

Il n’était pas si beau ni d’un tempérament aussi vigoureux que mon ami le batelier ; la couleur de ses cheveux rappelait celle du sable, il était un peu pâle et pas solidement bâti ; mais sa figure ne manquait pas cette heureuse et aimable expression que j’avais observée chez son ami. Comme il venait vers nous en souriant, je vis avec plaisir que je devais abandonner la théorie de la folie au sujet du marin, car jamais deux fous ne se conduisirent devant un sain d’esprit comme eux le firent. Son habillement était de la même coupe que celui du premier, quoique dans une note un tant soit peu plus gaie, le surtout étant vert clair brodé sur la poitrine d’un liséré d’or, et sa ceinture faite de filigrane d’argent. Il adressa un bonjour très civil et saluant son ami joyeusement, il dit :

« Eh bien, Dick, qu’est-ce qu’il y a ce matin ? Aurai-je mon ouvrage, ou plutôt ton ouvrage ? Je rêvais la nuit passée que nous étions sur la rivière en train de pêcher. »

« All right, Bob », répondit mon rameur ; « tu vas descendre ici à ma place, et si tu trouves le travail trop fatigant, il y a George Brighton, qui ne regarde pas à donner un coup d’épaule, et tu l’as sous la main. Mais voici un étranger qui veut me distraire aujourd’hui en me prenant pour le guider dans notre campagne, et tu peux t’imaginer que je ne veux pas perdre cette occasion. Ainsi tu feras mieux de prendre la barquette tout de suite. Mais, dans tous les cas, tu n’en jouiras pas longtemps, puisque je dois aller dans les champs de foin dans quelques jours. »

Le nouveau venu se frottait les mains avec joie ; mais se tournant vers moi, il disait d’une voix amicale :

« Voisin, vous deux, vous et l’ami Dick, êtes heureux car vous aurez du beau temps aujourd’hui, comme moi aussi, du reste. Mais vous feriez mieux maintenant d’entrer avec moi tous deux et prendre quelque chose à manger, de peur que vos amusements vous fassent oublier votre dîner. Je suppose que vous êtes arrivé dans la Maison des hôtes après que j’étais couché la nuit dernière ? »

J’inclinais la tête, ne me souciant pas d’entrer dans une longue explication qui n’aurait abouti à rien, et dans laquelle, en vérité, j’aurais commencé à douter maintenant de moi-même. Et tous les trois nous nous dirigeâmes vers la Maison des hôtes.


CHAPITRE III

La Maison des hôtes et un déjeuner.


Je restais un peu en arrière pour jeter un regard sur cette maison qui, comme je vous ai dit, s’élevait sur la place de mon ancienne demeure.

C’était une bâtisse allongée avec les sommets de son pignon en retrait du chemin, et de longues fenêtres descendant un peu bas placées dans le mur en face de nous.

Elle était très joliment bâtie avec des briques rouges et un toit en plomb ; en haut, au-dessus des fenêtres, courait une frise avec des figures en terre cuite, très bien exécutées et dessinées avec une vigueur et une netteté que je n’avais jamais observées dans aucun travail semblable auparavant. Je reconnus tout de suite les sujets et fus familier avec eux.

Cependant, je remarquais tout ceci en une minute ; car nous fûmes bientôt à l’intérieur et pénétrâmes dans un hall pavé de marbre en mosaïque et surmonté d’un plafond ouvert en bois. Il n’y avait pas de fenêtres du côté opposé à la rivière, mais des arcades en bas conduisaient dans les chambres ; par une de ces arcades on entrevoyait un jardin dans le lointain, et au-dessus de celles-ci s’élevait un long espace de mur gaiement peint en fresques, je crois, avec des sujets semblables à ceux qui formaient la frise de l’extérieur ; toutes ces choses étaient jolies et exécutées avec des matériaux très solides ; et quoique ce ne fût pas très grand (tant soit peu plus petit que Crosby-Hall peut-être), on avait là la sensation délicieuse d’espace et de liberté qu’éprouve toujours, à la vue d’une architecture bien comprise, un homme qui a l’habitude de regarder.

Dans cet agréable endroit, que naturellement je reconnus pour être le hall de la Maison des hôtes, trois jeunes femmes allaient et venaient légèrement. Comme elles étaient les premières de leur sexe que j’eusse vues pendant cette matinée si remplie d’événements, je les regardais avec beaucoup d’attention, et les trouvais au moins aussi belles que les jardins, l’architecture et les hommes mâles. Quant à leur habillement, que naturellement je remarquais, je peux dire qu’elles étaient voilées décemment avec des draperies, et pas attifées de falbalas ; qu’elles étaient habillées comme des femmes, et pas rembourées comme des fauteuils, comme la plupart des femmes de nos jours. Bref, leurs habillements rappelaient à la fois le costume classique et les formes plus simples des vêtements du XIVe siècle, quoiqu’on vit clairement qu’ils n’étaient pas une imitation ni de l’un, ni de l’autre ; les étoffes légères et gaies de couleur seyaient bien à la saison. Quant aux femmes elles-mêmes, c’était vraiment chose agréable que de les voir : elles étaient si bonnes et avaient l’air si heureuses. Leur corps bien fait respirait la santé et la force. Toutes étaient au moins avenantes et une d’elles même très jolie, avec des traits bien réguliers. Elles vinrent à nous immédiatement, joyeuses et sans la moindre affectation de timidité ; toutes les trois me donnèrent la main, comme si j’étais un ami nouvellement arrivé d’un long voyage. Je ne pouvais pas cependant m’empêcher de remarquer qu’elles jetaient un regard de côté sur mes vêtements, car j’avais mes habits de la nuit passée ; du reste, même habillé de mon mieux, je ne suis jamais élégant. Quelques mots de Robert le tisserand et elles s’empressèrent pour nous préparer le nécessaire, et bientôt vinrent nous prendre par la main pour nous conduire vers une table dressée dans le coin le plus agréable du hall, et sur laquelle le déjeuner était servi pour nous ; quand nous fûmes assis, une d’elles s’éloigna précipitamment vers les chambres dont j’ai parlé, et revint au bout de peu de temps avec un grand bouquet de roses, bien différentes, comme grandeur et éclat, de celles qui poussaient habituellement à Hammersmith ; celles-ci paraissaient plutôt avoir grandi dans un vieux jardin de campagne. La jeune fille alla rapidement de là à la laiterie et ensuite revint avec un verre délicatement travaillé, dans lequel elle plaça les fleurs, puis elle les mit au milieu de la table. Une autre femme qui s’était éloignée également arriva alors, tenant dans la main une grande feuille de chou remplie de fraises, dont quelques-unes étaient à peine mûres, et les mettant sur la table elle dit : « Voilà ; j’ai pensé à cela avant de me lever ce matin ; mais cela m’est sorti de la tête en voyant l’étranger que voici entrer dans ta barque, Dick ; de sorte que je n’étais pas là avant les merles : cependant, il y en a quelques-unes aussi bonnes que celles que vous pourriez vous procurer n’importe où à Hammersmith, ce matin. »

Robert lui tapotait amicalement sur la tête et nous commençâmes notre déjeuner, qui était assez simple mais très délicatement cuit et servi avec goût. Le pain était particulièrement bon ; il y en avait de plusieurs espèces, depuis le gros pain de ferme bien épais, à la couleur foncée et la saveur douce, que j’aimais beaucoup, jusqu’au pain allongé fait de froment, tout en croûte, semblable à celui que j’ai mangé à Turin. Comme je mettais la première bouchée en bouche, mes yeux rencontrèrent une inscription découpée et dorée sur le panneau situé derrière ce que nous aurions appelé la Haute Table dans un hall d’un collège à Oxford ; un nom qui m’était familier, m’obligeait de lire. Ceci était écrit : « Hôtes et voisins, sur l’emplacement de cette Maison des hôtes était jadis le cabinet de lecture des socialistes de Hammersmith. Videz un verre à leur mémoire ! Mai 1962 ».

Il est difficile de vous dire ce que je ressentis en lisant ces mots, et je pense que ma figure exprima combien j’étais ému, car mes deux amis me regardèrent curieusement, et il se fit un silence entre nous pendant un petit temps.

Bientôt le tisserand, qui n’avait pas des manières aussi distinguées que le passeur, me dit un peu maladroitement :

« Hôte, nous ne savons comment vous appeler ; y a-t-il quelque indiscrétion à vous demander votre nom ? »

« Eh bien ! répondis-je, j’ai quelques doutes sur moi-même ; aussi supposez que je m’appelle « hôte », ce qui est un nom de famille, vous le savez, et ajoutez William, s’il vous plaît. »

Dick s’inclina avec bonté vers moi, mais une ombre d’inquiétude passait sur le visage du tisserand et il dit :

« J’espère que vous ne prendrez pas de mauvaise part ma demande, mais ne voulez-vous me dire d’où vous venez ? Je suis curieux de savoir ces choses pour de bonnes raisons, pour des raisons littéraires. »

Dick le poussait visiblement sous la table, mais il n’était pas très étonné, et attendait lui-même ma réponse un peu intrigué. Quant à moi, j’allais justement laisser échapper « Hammersmith », quand je pensais à quelle confusion de suppositions fâcheuses cela allait nous conduire ; aussi je pris le temps d’inventer un mensonge teinté d’un peu de vérité, et je dis :

« Vous voyez, j’ai été pendant si longtemps absent d’Europe que tout me paraît étrange ; mais je suis né et ai été élevé sur la lisière du Epping Forest, c’est-à-dire à Walthamstone et Woodford.

« Une jolie localité aussi, interrompit Dick, un très joli endroit, maintenant que les arbres ont eu le temps de repousser depuis le grand déblaiement de maisons qu’on y a fait en 1955. »

L’incorrigible tisserand ajouta : « Cher voisin, puisque vous connaissez la forêt comme elle était au temps passé, pouvez-vous me dire quelle vérité il y a dans les bruits qui courent qu’au dix-neuvième siècle les arbres étaient tous coupés en forme de têtard ? »

« Ceci était me prendre par mon côté d’archéologue de l’histoire naturelle, et je tombais dans le piège sans penser aucunement où et qui j’étais ; aussi je commençais, pendant qu’une des jeunes filles, la plus jolie, qui avait éparpillé de petites branches de lavande et autres herbes douces et odoriférantes par terre, s’approchait pour écouter, et se plaçait derrière moi appuyant sur mon épaule sa main, dans laquelle elle tenait un peu de la plante que j’avais l’habitude d’appeler balsamine. La forte et douce odeur de cette plante me rappelait mes jours d’enfance, passés dans le potager de Woodford, et le souvenir me revenait des grandes prunes bleues qui poussaient contre le mur au delà de la bande d’herbes douces, souvenir que tous les garçons comprendront de suite. Je commençais précipitamment : « Quand j’étais gamin, et aussi longtemps après, excepté une partie près de Queen Elisabeth’s lodge et une autre près de High Beech, la forêt était presque entièrement composée de charmilles mélangées de buissons de houx.

« Mais quand la corporation de Londres la reprit, il y a à peu près vingt-cinq ans, les droits des anciennes communes permettant de couper les cimes et les branches, touchaient à leur fin et les arbres avaient la permission de grandir. Mais je n’ai plus revu ces lieux depuis plusieurs années, excepté une fois, quand nous fîmes, avec les ligues socialistes, une excursion d’agrément à High Beech. Je fus bien choqué alors de voir comme on y avait bâti et comme cela était abîmé ; l’autre jour nous entendions dire que les philistins allaient en faire un jardin-paysage. Mais ce que vous affirmiez qu’on a cessé de bâtir et que les arbres peuvent pousser est une trop bonne nouvelle ; seulement vous savez !… »

À ce point je me rappelais tout d’un coup l’époque où vivait Dick et je m’arrêtais court un peu confus. Le tisserand ne remarquait pas ma confusion et dit en hâte, comme s’il s’était presque aperçu de son manque de politesse :

« Mais je me demande, quel âge avez-vous ? »

Dick et la jolie fille éclatèrent de rire, comme si la conduite de Robert était excusable à raison de son excentricité ; et Dick dit tout en riant :

« N’allez pas si vite, Bob ; cette manière de questionner les convives n’est pas aimable. Vouloir tant savoir ne sert à rien. Vous me rappelez les savetiers radicaux qui, dans les niais anciens romans, d’après les auteurs, marchaient sur toutes les convenances par suite de leur savoir utilitaire. En vérité, je commence à croire que vous avez brouillé votre tête avec les mathématiques, et en fouillant dans ces vieux livres idiots traitant d’économie politique, hé ! hé !, et que vous savez à peine comment vous conduire. Vraiment, il est temps pour vous d’entreprendre quelque travail de plein air pour chasser les toiles d’araignées de votre cerveau. Le tisserand se contenta de rire de bon cœur ; la jeune fille alla à lui et lui tapotant sur la joue elle dit : « Pauvre garçon ! il est né ainsi ».

Quant à moi, j’étais un peu intrigué, mais je riais aussi, en partie pour faire comme les autres, et en partie par plaisir de voir leur tranquille bonheur et leur joyeuse humeur. Avant que Robert pût m’exprimer les excuses qu’il voulait me faire, j’ajoutais :

« Mais « voisins » (j’avais retenu ce mot), cela ne me fait rien de répondre à des questions, quand je le peux : demandez-moi autant de choses que vous voulez ; cela m’amuse. Je veux vous raconter tout ce que je sais concernant l’état d’Epping Forest quand j’étais un gamin, si cela vous plaît ; et quant à mon âge, je ne suis pas une jolie femme, vous le savez, donc pourquoi ne le dirais-je pas ? J’aurai bientôt cinquante-six ans. »

Malgré la récente réprimande sur son manque de convenances, le tisserand ne put s’empêcher de pousser un long « whem » d’étonnement, et les autres s’amusaient tant de sa naïveté, que la gaieté se répandit sur leur figure, quoique par courtoisie ils ne riaient pas pendant que je regardais les uns et les autres d’une manière intriguée. À la fin, reprenant :

« Dites-moi, s’il vous plaît, qu’est-ce qu’il y a : Vous savez que j’ai le désir d’apprendre. Riez, s’il vous plaît ; seulement, expliquez-moi. »

Eh bien, ils rirent, et moi aussi, pour les raisons suivantes ; la jolie femme l’interrompit d’une voix caressante :

« Bien, bien, il est impoli, le pauvre garçon ! Mais, voyez-vous, je peux bien vous expliquer ce qu’il pense : Il veut dire que vous paraissez vieux pour votre âge. Mais bien sûr, cela n’est pas étonnant, puisque vous avez voyagé et de plus il est certain, après tout ce que vous avez raconté, dans des pays insociables. On l’a remarqué si souvent, et avec vérité sans doute, qu’on vieillit très vite quand on vit parmi des gens malheureux.

« Ainsi, on dit que le sud de l’Angleterre est un pays où l’on reste longtemps beau. » Elle rougissait et ajouta : « Quel âge croyez-vous que j’aie ? »

« Eh bien », repris-je, « on m’a toujours dit qu’une femme n’a que l’âge qu’elle paraît ; ainsi, sans offense ni flatterie, je pense que vous avez vingt ans. »

Elle riait gaiement tout en disant : « Je suis bien servie pour avoir recherché des compliments, puisque je dois vous avouer la vérité. Sachez que j’ai quarante-deux ans ».

Je la regardai fixement, et de nouveau je la fis rire gaiement, mais je pouvais bien la regarder, car elle n’avait pas la plus petite ride sur la figure ; sa peau était aussi lisse que l’ivoire, ses joues pleines et rondes, ses lèvres aussi rouges que les roses qu’elle avait apportées ; ses beaux bras, qu’elle avait nus pour son travail, étaient fermes et bien faits, depuis l’épaule jusqu’au poignet. Elle rougissait un peu sous mon regard, quoiqu’il fût clair qu’elle m’avait pris pour un homme de quatre-vingts ans ; pour terminer, je dis : « Eh bien, vous voyez, le vieux proverbe a raison encore, et je n’aurais pas dû me laisser tenter par vous jusqu’à vous faire une si grossière question. »

Elle riait de nouveau. « Eh bien, garçons, fit-elle, vieux et jeunes, je dois aller travailler maintenant. Nous allons bientôt être assez occupés ici, et je désire m’acquitter de ma tâche le plus vite possible, parce que j’ai commencé un joli livre hier, et je veux le continuer ce matin ; donc, bonjour pour le moment. Elle saluait de la main et s’éloigna légèrement dans le hall, emportant (comme dit Scott), une partie du soleil de notre table en s’en allant.

Quand elle fut partie, Dick reprit : « Maintenant, hôte, ne voulez-vous pas faire quelques questions à notre ami ici présent ? Ce n’est que juste que vous ayez votre tour ».

« Je serai très heureux d’y répondre », disait le tisserand.

« Si je vous fais quelques questions, Monsieur, disais-je, elles ne seront pas trop sérieuses, mais puisque je sais que vous êtes un tisserand, je voudrais bien vous demander quelques renseignements concernant ce métier, parce que j’y suis, — ou plutôt j’y étais — intéressé. »

« Oh ! répliqua-t-il, je ne vous serai pas très utile, j’en ai peur. Je fais seulement les choses les plus mécaniques du métier, et ne suis, en réalité, qu’un pauvre ouvrier ; je ne suis pas comme Dick. Mais en dehors du tissage, je fais un peu de typographie et de composition, quoique je ne suis pas très habile pour les travaux délicats de la typographie ; et de plus, l’épidémie de faire des livres disparaît et avec elle l’imprimerie à la machine ; donc, j’ai dû chercher autre chose pour quoi j’avais du goût et j’ai pris les mathématiques ; aussi j’écris une sorte d’histoire rétrospective sur la tranquillité et la vie privée de la fin du XIXe siècle, plus pour donner une peinture du pays avant que la bataille n’ait commencée que pour autre chose. C’est pour cela que je vous ai fait ces questions sur Epping Forest. Vous m’avez un peu intrigué, je le confesse, quoique vos renseignements fussent fort intéressants. Mais plus tard, j’espère que nous aurons un peu plus de temps pour causer ensemble, quand notre ami Dick ne sera pas ici. Je sais qu’il me prend pour un médiocre, et me méprise parce que je ne suis pas très adroit de mes mains : c’est l’habitude aujourd’hui. D’après ce que j’ai lu de la littérature du XIXe siècle (et j’ai beaucoup lu), il est clair pour moi que c’est une espèce de revanche contre la stupidité de ces temps, où l’on méprisait quiconque devait employer ses mains. Mais, Dick, mon vieux, ne quid nimis ! Ne l’exagère pas ! »

« Allons, allons, dit Dick, est-ce que j’ai l’air de cela ? Ne suis-je pas l’homme le plus tolérant du monde ? Ne suis-je pas tout à fait content aussi longtemps que vous ne me faites pas apprendre les mathématiques, ou que vous ne m’obligez pas à étudier nos nouvelles sciences esthétiques, et me laissez faire un peu d’esthétique pratique avec mon or et mon acier, et mon joli petit marteau ? Mais, holà ! voici un autre questionneur qui vient pour vous, mon pauvre hôte. Mais Bob, vous devez m’aider à le défendre maintenant. »

« Ici, Boffin, cria-t-il, après une pause ; nous sommes ici, si vous voulez nous voir ! »

Je regardai par-dessus mon épaule et vis quelque chose étinceler et briller dans les rayons de soleil qui traversaient la salle ; je me retournai et je considérai à mon aise un homme d’une splendide stature avançant lentement sur les dalles du hall ; un homme dont le surtout était brodé luxueusement aussi bien qu’élégamment, de sorte que le soleil se reflétait sur lui comme s’il eût été habillé d’une armure d’or. L’homme lui-même était grand et excessivement beau, et quoique sa figure n’eut pas une expression moins bonne que celle des autres, il marchait avec ce tant soit peu d’allure hautaine que la grande beauté est apte à donner à tous les êtres, hommes et femmes.

Il vint et s’assit à notre table avec une figure souriante, étendant ses longues jambes et laissant pendre ses bras par-dessus sa chaise avec cette lente et gracieuse manière que des personnes grandes et bien bâties peuvent se permettre sans affectation. C’était un homme dans la fleur de l’âge, mais il paraissait aussi heureux qu’un enfant qui a un nouveau jouet. Il s’inclina gracieusement vers moi et dit : « Je vois clairement que vous êtes un étranger, celui de qui Annie m’a justement parlé, qui est venu de quelque lointain pays ; je vois aussi que vous ne nous connaissez pas, nous ni notre manière de vivre. Donc, j’ose vous demander s’il vous serait égal de répondre à quelques questions, car vous voyez…

Ici Dick, intervenant : « Non, s’il vous plaît, Boffin ! laissez cela pour le moment. »

« Évidemment, vous voulez que l’hôte soit heureux et à l’aise ; et comment peut-il l’être si on l’importune de toutes sortes de questions quand il ne s’est pas encore rendu compte des nouvelles coutumes et du nouveau peuple qu’il voit autour de lui ? Non, non, je vais l’emmener là où il pourra faire des questions lui-même et en avoir la réponse, c’est-à-dire chez mon aïeul à Bloomsburg et je suis convaincu que vous ne pouvez avoir quelque chose à objecter à cela. Ainsi, au lieu de vous tourmenter, vous feriez beaucoup mieux d’aller chez James Allen me chercher une voiture, puisque je désire le conduire moi-même et dites à James, s’il vous plaît, de me donner le vieux gris, parce que je sais mieux conduire un bac qu’une voiture. Courez, mon vieux, et ne soyez pas désappointé ; notre hôte se conservera pour vous et vos histoires. »

Je regardais avec stupéfaction Dick, car j’étais étonné de l’entendre parler d’un ton si familier, pour ne pas dire si sec, à un personnage ayant un air si digne ; car je croyais que ce monsieur Boffin, malgré son nom bien connu emprunté à Dickens, devait être au moins un des sénateurs de ce peuple étrange. Cependant, il se laissa aller et dit : « All right, vieux rameur, ce que vous voudrez ; ce n’est pas un de mes jours de travail, et quoique (avec une inclination de condescendance vers moi) le plaisir de causer avec ce savant hôte m’est enlevé, j’admets qu’il doit voir votre estimable parent aussitôt que possible. Puis il sera peut-être plus capable de répondre à mes questions après qu’on aura répondu aux siennes. »

Après cela il se retourna et se précipita hors du hall.

Quand il fut parti je dis : « Oserais-je demander ce qu’est monsieur Boffin ? de qui le nom, me rappelle maintes agréables heures passées en lisant Dickens.

Dick riait. « Oui, oui, dit-il. Je vois que vous comprenez l’allusion. En effet, son vrai nom n’est pas Boffin, mais Henri Johnson ; nous l’appelons seulement Boffin par plaisanterie, en partie parce qu’il est un « Dustman » et en partie parce qu’il s’habille de façon si voyante et met autant d’or sur lui qu’un baron du moyen-âge. Et pourquoi ne le ferait-il du reste pas s’il l’aime ? Seulement, nous sommes ses amis intimes, vous voyez, et ainsi nous le plaisantons. »

Je me tus un moment, mais Dick continua :

« C’est un excellent garçon et on ne peut s’empêcher de l’aimer ; mais il a une faiblesse : il veux passer son temps à écrire des romans réactionnaires, et il est très fier de mettre la couleur locale exacte, comme il l’appelle ; et comme il pense que vous venez d’un coin de la terre où les gens sont malheureux et par conséquent intéressants pour un conteur d’histoires, il croit qu’il peut tirer de vous quelque renseignement. Oh ! il sera tout à fait franc avec vous, pour cette affaire. Seulement, pour votre propre tranquillité, gardez-vous de lui ! »

« Eh bien, Dick, répliqua le tisserand d’un air bourru, je pense, moi, que ses romans sont bons. »

« C’est vrai, vous faites, dit Dick, « des oiseaux du même plumage » ; des mathématiques et des romans archéologiques, cela va bien ensemble. Mais le voilà qui revient. »

Et, en effet, le « Dustman » chargé d’or nous appelait sur le seuil du hall ; nous nous levâmes tous et allâmes vers le porche, devant lequel se trouvait une voiture avec un solide cheval gris dans les brancards.

Le véhicule était léger et d’accès facile, mais n’avait rien de cette écœurante vulgarité que j’avais connue comme inséparable des véhicules de notre temps, spécialement de ceux qui voulaient être « élégants », mais il était aussi gracieux et agréable dans les lignes qu’un wagon de Wessex. Nous montâmes, Dick et moi. Les filles, qui étaient sous le porche pour nous voir partir, nous saluèrent de la main ; le tisserand inclina la tête avec bonté, le « Dustman », lui, s’inclina aussi gracieusement qu’un troubadour. Dick secoua les rênes et nous partîmes.

(À suivre.)
Traduit de l’anglais de William Morris.
  1. Nous donnons ici la première traduction française de quelques chapitres de l’œuvre du poète W. Morris.