Z. Marcas

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Œuvres complètes de H. de Balzac, XIIA. Houssiaux (p. 409-433).

Z. MARCAS.



À MONSEIGNEUR LE COMTE GUILLAUME DE WURTEMBERG,

Comme une marque de la respectueuse gratitude de l’auteur.

De Balzac.

Je n’ai jamais vu personne, en comprenant même les hommes remarquables de ce temps, dont l’aspect fût plus saisissant que celui de cet homme ; l’étude de sa physionomie inspirait d’abord un sentiment plein de mélancolie, et finissait par donner une sensation presque douloureuse. Il existait une certaine harmonie entre la personne et le nom. Ce Z qui précédait Marcas, qui se voyait sur l’adresse de ses lettres, et qu’il n’oubliait jamais dans sa signature, cette dernière lettre de l’alphabet offrait à l’esprit je ne sais quoi de fatal.

MARCAS ! Répétez-vous à vous-même ce nom composé de deux syllabes, n’y trouvez-vous pas une sinistre signifiance ? Ne vous semble-t-il pas que l’homme qui le porte doive être martyrisé ? Quoique étrange et sauvage, ce nom a pourtant le droit d’aller à la postérité ; il est bien composé, il se prononce facilement, il a cette brièveté voulue pour les noms célèbres. N’est-il pas aussi doux qu’il est bizarre ? mais aussi ne vous paraît-il pas inachevé ? Je ne voudrais pas prendre sur moi d’affirmer que les noms n’exercent aucune influence sur la destinée. Entre les faits de la vie et le nom des hommes, il est de secrètes et d’inexplicables concordances ou des désaccords visibles qui surprennent ; souvent des corrélations lointaines, mais efficaces, s’y sont révélées. Notre globe est plein, tout s’y tient. Peut-être reviendra-t-on quelque jour aux Sciences Occultes.

Ne voyez-vous pas dans la construction du Z une allure contrariée ? ne figure-t-elle pas le zigzag aléatoire et fantasque d’une vie tourmentée ? Quel vent a soufflé sur cette lettre qui, dans chaque langue où elle est admise, commande à peine à cinquante mots ? Marcas s’appelait Zéphirin. Saint Zéphirin est très-vénéré en Bretagne. Marcas était Breton.

Examinez encore ce nom : Z. Marcas ! Toute la vie de l’homme est dans l’assemblage fantastique de ces sept lettres. Sept ! le plus significatif des nombres cabalistiques. L’homme est mort à trente-cinq ans, ainsi sa vie a été composée de sept lustres. Marcas ! N’avez-vous pas l’idée de quelque chose de précieux qui se brise par une chute, avec ou sans bruit ?

J’achevais mon droit en 1836, à Paris. Je demeurais alors rue Corneille, dans un hôtel entièrement destiné à loger des étudiants, un de ces hôtels où l’escalier tourne au fond, éclairé d’abord par la rue, puis par des jours de souffrance, enfin par un châssis. Il y avait quarante chambres meublées comme se meublent les chambres destinées à des étudiants. Que faut-il à la jeunesse de plus que ce qui s’y trouvait : un lit, quelques chaises, une commode, une glace et une table ? Aussitôt que le ciel est bleu, l’étudiant ouvre sa fenêtre. Mais dans cette rue il n’y a point de voisine à courtiser. En face, l’Odéon, fermé depuis longtemps, oppose au regard ses murs qui commencent à noircir, les petites fenêtres de ses loges et son vaste toit d’ardoises. Je n’étais pas assez riche pour avoir une belle chambre, je ne pouvais même pas avoir une chambre. Juste et moi, nous en partagions une à deux lits, située au cinquième étage.

De ce côté de l’escalier, il n’y avait que notre chambre et une autre petite occupée par Z. Marcas, notre voisin. Juste et moi, nous restâmes environ six mois dans une ignorance complète de ce voisinage. Une vieille femme qui gérait l’hôtel nous avait bien dit que la petite chambre était occupée, mais elle avait ajouté que nous ne serions point troublés, la personne étant excessivement tranquille. En effet, pendant six mois, nous ne rencontrâmes point notre voisin et nous n’entendîmes aucun bruit chez lui, malgré le peu d’épaisseur de la cloison qui nous séparait, et qui était une de ces cloisons faites en lattes et enduites en plâtre, si communes dans les maisons de Paris.

Notre chambre, haute de sept pieds, était tendue d’un méchant petit papier bleu semé de bouquets. Le carreau, mis en couleur, ignorait le lustre qu’y donnent les frotteurs. Nous n’avions devant nos lits qu’un maigre tapis en lisière. La cheminée débouchait trop promptement sur le toit, et fumait tant que nous fûmes forcés de faire mettre une gueule de loup à nos frais. Nos lits étaient des couchettes en bois peint, semblables à celles des collèges. Il n’y avait jamais sur la cheminée que deux chandeliers de cuivre, avec ou sans chandelles, nos deux pipes, du tabac éparpillé ou en sac ; puis, les petits tas de cendre que déposaient les visiteurs ou que nous amassions nous-mêmes en fumant des cigares. Deux rideaux de calicot glissaient sur des tringles à la fenêtre, de chaque côté de laquelle pendaient deux petits corps de bibliothèque en bois de merisier que connaissent tous ceux qui ont flâné dans le quartier latin, et où nous mettions le peu de livres nécessaires à nos études. L’encre était toujours dans l’encrier comme de la lave figée dans le cratère d’un volcan. Tout encrier ne peut-il pas, aujourd’hui, devenir un Vésuve ? Les plumes tortillées servaient à nettoyer la cheminée de nos pipes. Contrairement aux lois du crédit, le papier était chez nous encore plus rare que l’argent.

Comment espère-t-on faire rester les jeunes gens dans de pareils hôtels garnis ? Aussi les étudiants étudient-ils dans les cafés, au théâtre, dans les allées du Luxembourg, chez les grisettes, partout, même à l’École de Droit, excepté dans leur horrible chambre, horrible s’il s’agit d’étudier, charmante dès qu’on y babille et qu’on y fume. Mettez une nappe sur cette table, voyez-y le dîner improvisé qu’envoie le meilleur restaurateur du quartier, quatre couverts et deux filles, faites lithographier cette vue d’intérieur, une dévote ne peut s’empêcher d’y sourire.

Nous ne pensions qu’à nous amuser. La raison de nos désordres était une raison prise dans ce que la politique actuelle a de plus sérieux. Juste et moi, nous n’apercevions aucune place à prendre dans les deux professions que nos parents nous forçaient d’embrasser. Il y a cent avocats, cent médecins pour un. La foule obstrue ces deux voies, qui semblent mener à la fortune et qui sont deux arènes : on s’y tue, on s’y combat, non point à l’arme blanche ni à l’arme à feu, mais par l’intrigue et la calomnie, par d’horribles travaux, par des campagnes dans le domaine de l’intelligence, aussi meurtrières que celles d’Italie l’ont été pour les soldats républicains. Aujourd’hui que tout est un combat d’intelligence, il faut savoir rester des quarante-huit heures de suite assis dans son fauteuil et devant une table, comme un général restait deux jours en selle sur son cheval. L’affluence des postulants a forcé la médecine à se diviser en catégories : il y a le médecin qui écrit, le médecin qui professe, le médecin politique et le médecin militant ; quatre manières différentes d’être médecin, quatre sections déjà pleines. Quant à la cinquième division, celle des docteurs qui vendent des remèdes, il y a concurrence, et l’on s’y bat à coups d’affiches infâmes sur les murs de Paris. Dans tous les tribunaux, il y a presque autant d’avocats que de causes. L’avocat s’est rejeté sur le journalisme, sur la politique, sur la littérature. Enfin l’État, assailli pour les moindres places de la magistrature, a fini par demander une certaine fortune aux solliciteurs. La tête piriforme du fils d’un épicier riche sera préférée à la tête carrée d’un jeune homme de talent sans le sou. En s’évertuant, en déployant toute son énergie, un jeune homme qui part de zéro peut se trouver, au bout de dix ans, au-dessous du point de départ. Aujourd’hui, le talent doit avoir le bonheur qui fait réussir l’incapacité ; bien plus, s’il manque aux basses conditions qui donnent le succès à la rampante médiocrité, il n’arrivera jamais.

Si nous connaissions parfaitement notre époque, nous nous connaissions aussi nous-mêmes, et nous préférions l’oisiveté des penseurs à une activité sans but, la nonchalance et le plaisir à des travaux inutiles qui eussent lassé notre courage et usé le vif de notre intelligence. Nous avions analysé l’état social en riant, en fumant, en nous promenant. Pour se faire ainsi, nos réflexions, nos discours n’en étaient ni moins sages, ni moins profonds.

Tout en remarquant l’ilotisme auquel est condamnée la jeunesse, nous étions étonnés de la brutale indifférence du pouvoir pour tout ce qui tient à l’intelligence, à la pensée, à la poésie. Quels regards, Juste et moi, nous échangions souvent en lisant les journaux, en apprenant les événements de la politique, en parcourant les débats des Chambres, en discutant la conduite d’une cour dont la volontaire ignorance ne peut se comparer qu’à la platitude des courtisans, à la médiocrité des hommes qui forment une haie autour du nouveau trône, tous sans esprit ni portée, sans gloire ni science, sans influence ni grandeur. Quel éloge de la cour de Charles X, que la cour actuelle, si tant est que ce soit une cour ! Quelle haine contre le pays dans la naturalisation de vulgaires étrangers sans talent, intronisés à la Chambre des Pairs ! Quel déni de justice ! quelle insulte faite aux jeunes illustrations, aux ambitions nées sur le sol ! Nous regardions toutes ces choses comme un spectacle, et nous en gémissions sans prendre un parti sur nous-mêmes.

Juste, que personne n’est venu chercher, et qui ne serait allé chercher personne, était, à vingt-cinq ans, un profond politique, un homme d’une aptitude merveilleuse à saisir les rapports lointains entre les faits présents et les faits à venir. Il m’a dit en 1831 ce qui devait arriver et ce qui est arrivé : les assassinats, les conspirations, le règne des juifs, la gêne des mouvements de la France, la disette d’intelligences dans la sphère supérieure, et l’abondance de talents dans les bas-fonds où les plus beaux courages s’éteignent sous les cendres du cigare. Que devenir ? Sa famille le voulait médecin. Être médecin n’était-ce pas attendre pendant vingt ans une clientèle ? Vous savez ce qu’il est devenu ? Non. Eh ! bien, il est médecin ; mais il a quitté la France, il est en Asie. En ce moment, il succombe peut-être à la fatigue dans un désert, il meurt peut-être sous les coups d’une horde barbare, ou peut-être est-il premier ministre de quelque prince indien. Ma vocation, à moi, est l’action. Sorti à vingt ans d’un collège, il m’était interdit de devenir militaire autrement qu’en me faisant simple soldat ; et fatigué de la triste perspective que présente l’état d’avocat, j’ai acquis les connaissances nécessaires à un marin. J’imite Juste, je déserte la France, où l’on dépense à se faire faire place le temps et l’énergie nécessaires aux plus hautes créations. Imitez-moi, mes amis, je vais là où l’on dirige à son gré sa destinée.

Ces grandes résolutions ont été prises froidement dans cette petite chambre de l’hôtel de la rue Corneille, tout en allant au bal Musard, courtisant de joyeuses filles, menant une vie folle, insouciante en apparence. Nos résolutions, nos réflexions ont long-temps flotté. Marcas, notre voisin, fut en quelque sorte le guide qui nous mena sur le bord du précipice ou du torrent, et qui nous le fit mesurer, qui nous montra par avance quelle serait notre destinée si nous nous y laissions choir. Ce fut lui qui nous mit en garde contre les atermoiements que l’on contracte avec la misère et que sanctionne l’espérance, en acceptant des positions précaires d’où l’on lutte, en se laissant aller au mouvement de Paris, cette grande courtisane qui vous prend et vous laisse, vous sourit et vous tourne le dos avec une égale facilité, qui use les plus grandes volontés en des attentes captieuses, et où l’Infortune est entretenue par le Hasard.

Notre première rencontre avec Marcas nous causa comme un éblouissement. En revenant de nos Écoles, avant l’heure du dîner, nous montions toujours chez nous et nous y restions un moment, en nous attendant l’un l’autre, pour savoir si rien n’était changé à nos plans pour la soirée. Un jour, à quatre heures, Juste vit Marcas dans l’escalier ; moi, je le trouvai dans la rue. Nous étions alors au mois de novembre et Marcas n’avait point de manteau ; il portait des souliers à grosses semelles, un pantalon à pieds en cuir de laine, une redingote bleue boutonnée jusqu’au cou, et à col carré, ce qui donnait d’autant plus un air militaire à son buste qu’il avait une cravate noire. Ce costume n’a rien d’extraordinaire, mais il concordait bien à l’allure de l’homme et à sa physionomie. Ma première impression, à son aspect, ne fut ni la surprise, ni l’étonnement, ni la tristesse, ni l’intérêt, ni la pitié, mais une curiosité qui tenait de tous ces sentiments. Il allait lentement, d’un pas qui peignait une mélancolie profonde, la tête inclinée avant et non baissée à la manière de ceux qui se savent coupables. Sa tête, grosse et forte, qui paraissait contenir les trésors nécessaires à un ambitieux du premier ordre, était comme chargée de pensées ; elle succombait sous le poids d’une douleur morale, mais il n’y avait pas le moindre indice de remords dans ses trait. Quant à sa figure, elle sera comprise par un mot. Selon un système assez populaire, chaque face humaine a de la ressemblance avec un animal. L’animal de Marcas était le lion. Ses cheveux ressemblaient à une crinière, son nez était court, écrasé, large et fendu au bout comme celui d’un lion, il avait le front partagé comme celui d’un lion par un sillon puissant, divisé en deux lobes vigoureux. Enfin, ses pommettes velues que la maigreur des joues rendait d’autant plus saillantes, sa bouche énorme et ses joues creuses étaient remuées par des plis d’un dessin fier, et étaient relevées par un coloris plein de tons jaunâtres. Ce visage presque terrible semblait éclairé par deux lumières, deux yeux noirs, mais d’une douceur infinie, calmes, profonds, pleins de pensées. S’il est permis de s’exprimer ainsi, ces yeux étaient humiliés. Marcas avait peur de regarder, moins pour lui que pour ceux sur lesquels il allait arrêter son regard fascinateur ; il possédait une puissance, et ne voulait pas l’exercer ; il ménageait les passants, il tremblait d’être remarqué. Ce n’était pas modestie, mais résignation, non pas la résignation chrétienne qui implique la charité, mais la résignation conseillée par la raison qui a démontré l’inutilité momentanée des talents, l’impossibilité de pénétrer et de vivre dans le milieu qui nous est propre. Ce regard en certains moments pouvait lancer la foudre. De cette bouche devait partir une voix tonnante, elle ressemblait beaucoup à celle de Mirabeau.

— Je viens de voir dans la rue un fameux homme, dis-je à Juste en entrant.

— Ce doit être notre voisin, me répondit Juste, qui dépeignit effectivement l’homme que j’avais rencontré. — Un homme qui vit comme un cloporte devait être ainsi, dit-il en terminant.

— Quel abaissement et quelle grandeur !

— L’un est en raison de l’autre.

— Combien d’espérances ruinées ! combien de projets avortés !

— Sept lieues de ruines ! des obélisques, des palais, des tours : les ruines de Palmyre au désert, me dit Juste en riant.

Nous appelâmes notre voisin les ruines de Palmyre. Quand nous sortîmes pour aller dîner dans le triste restaurant de la rue de la Harpe où nous étions abonnés, nous demandâmes le nom du numéro 37, et nous apprîmes alors ce nom prestigieux de Z. Marcas. Comme des enfants que nous étions, nous répétâmes plus de cent fois, et avec les réflexions les plus variées, bouffonnes ou mélancoliques, ce nom dont la prononciation se prêtait à notre jeu. Juste arriva par moments à jeter le Z comme une fusée à son départ, et, après avoir déployé la première syllabe du nom brillamment, il peignait une chute par la brièveté sourde avec laquelle il prononçait la dernière.

— Ah ! çà, où, comment vit-il ?

De cette question à l’innocent espionnage que conseille la curiosité, il n’y avait que l’intervalle voulu par l’exécution de notre projet. Au lieu de flâner, nous rentrâmes, munis chacun d’un roman. Et de lire en écoutant. Nous entendîmes dans le silence absolu de nos mansardes le bruit égal et doux produit par la respiration d’un homme endormi.

— Il dort, dis-je à Juste en remarquant ce fait le premier.

— À sept heures, me répondit le docteur.

Tel était le nom que je donnais à Juste, qui m’appelait le garde des sceaux.

— Il faut être bien malheureux pour dormir autant que dort notre voisin, dis-je en sautant sur notre commode avec un énorme couteau dans le manche duquel il y avait un tire-bouchon. Je lis en haut de la cloison un trou rond, de la grandeur d’une pièce de cinq sous. Je n’avais pas songé qu’il n’y avait pas de lumière, et quand j’appliquai l’œil au trou, je ne vis que des ténèbres. Quand vers une heure du matin, ayant achevé de lire nos romans, nous allions nous déshabiller, nous entendîmes du bruit chez notre voisin : il se leva, fit détoner une allumette phosphorique et alluma sa chandelle. Je remontai sur la commode. Je vis alors Marcas assis à sa table et copiant des pièces de procédure ; sa chambre était moitié moins grande que la nôtre, le lit occupait un enfoncement à côté de la porte ; car l’espace pris par le corridor, qui finissait à son bouge, se trouvait en plus chez lui ; mais le terrain sur lequel la maison était bâtie devait être tronqué, le mur mitoyen se terminait en trapèze à sa mansarde. Il n’avait pas de cheminée, mais un petit poêle en faïence blanche ondée de taches vertes, et dont le tuyau sortait sur le toit. La fenêtre pratiquée dans le trapèze avait de méchants rideaux roux. Un fauteuil, une table et une misérable table de nuit composaient le mobilier. Il mettait son linge dans un placard. Le papier tendu sur les murs était hideux. Évidemment on n’avait jamais logé là qu’un domestique jusqu’à ce que Marcas y fût venu.

— Qu’as-tu, me demanda le docteur en me voyant descendre.

— Vois toi-même ! lui répondis-je.

Le lendemain matin, à neuf heures, Marcas était couché. Il avait déjeuné d’un cervelas : nous vîmes sur une assiette, parmi des miettes de pain, les restes de cet aliment qui nous était bien connu. Marcas dormait. Il ne s’éveilla que vers onze heures. Il se remit à la copie faite pendant la nuit, et qui était sur la table. En descendant, nous demandâmes quel était le prix de cette chambre, nous apprîmes qu’elle coûtait quinze francs par mois. En quelques jours, nous connûmes parfaitement le genre d’existence de Z. Marcas. Il faisait des expéditions, à tant le rôle sans doute, pour le compte d’un entrepreneur d’écritures qui demeurait dans la cour de la Sainte-Chapelle ; il travaillait pendant la moitié de la nuit ; après avoir dormi de six à dix heures, il recommençait en se levant, écrivait jusqu’à trois heures ; il sortait alors pour porter ses copies avant le dîner et allait manger rue Michel-le-Comte, chez Mizerai, à raison de neuf sous par repas, puis il revenait se coucher à six heures. Il nous fut prouvé que Marcas ne prononçait pas quinze phrases dans un mois ; il ne parlait à personne, il ne se disait pas un mot à lui-même dans son horrible mansarde.

— Décidément, les ruines de Palmyre sont terriblement silencieuses, s’écria Juste.

Ce silence chez un homme dont les dehors étaient si imposants avait quelque chose de profondément significatif. Quelquefois, en nous rencontrant avec lui, nous échangions des regards pleins de pensée de part et d’autre, mais qui ne furent suivis d’aucun protocole. Insensiblement, cet homme devint l’objet d’une intime admiration, sans que nous pussions nous en expliquer la cause. Était-ce ces mœurs secrètement simples ? cette régularité monastique, cette frugalité de solitaire, ce travail de niais qui permettait à la pensée de rester neutre ou de s’exercer, et qui accusait l’attente de quelque événement heureux ou quelque parti pris sur la vie ? Après nous être longtemps promenés dans les ruines de Palmyre, nous les oubliâmes, nous étions si jeunes ! Puis vint le carnaval, ce carnaval parisiens qui, désormais, effacera l’ancien carnaval de Venise, et qui dans quelques années attirera l’Europe à Paris, si de malencontreux préfets de police ne s’y opposent. On devrait tolérer le jeu pendant le carnaval ; mais les niais moralistes qui ont fait supprimer le jeu sont des calculateurs imbéciles qui ne rétabliront cette plaie nécessaire que quand il sera prouvé que la France laisse des millions en Allemagne.

Ce joyeux carnaval amena, comme chez tous les étudiants, une grande misère. Nous nous étions défaits des objets de luxe ; nous avions vendu nos doubles habits, nos doubles bottes, nos doubles gilets, tout ce que nous avions en double, excepté notre ami. Nous mangions du pain et de la charcuterie, nous marchions avec précaution, nous nous étions mis à travailler, nous devions deux mois à l’hôtel, et nous étions certains d’avoir chez le portier chacun une note composée de plus de soixante ou quatre-vingts lignes dont le total allait à quarante ou cinquante francs. Nous n’étions plus ni brusques ni joyeux en traversant le palier carré qui se trouve au bas de l’escalier, nous le franchissions souvent d’un bond en sautant de la dernière marche dans la rue. Le jour où le tabac manqua pour nos pipes, nous nous aperçûmes que nous mangions, depuis quelques jours, notre pain sans aucune espèce de beurre. La tristesse fut immense.

— Plus de tabac ! dit le docteur.

— Plus de manteau ! dit le garde des sceaux.

— Ah ! drôles, vous vous êtes vêtus en postillons de Lonjumeau ! vous avez voulu vous mettre en débardeurs, souper le matin et déjeuner le soir chez Véry, quelquefois au Rocher de Cancale ! au pain sec, messieurs ! Vous devriez, dis-je en grossissant ma voix, vous coucher sous vos lits, vous êtes indignes de vous coucher dessus…

— Oui, mais, garde des sceaux, plus de tabac ! dit Juste.

— Il est temps d’écrire à nos tantes, à nos mères, à nos sœurs, que nous n’avons plus de linge, que les courses dans Paris useraient du fil de fer tricoté. Nous résoudrons un beau problème de chimie en changeant le linge en argent.

— Il nous faut vivre jusqu’à la réponse.

— Eh ! bien, je vais aller contracter un emprunt chez ceux de mes amis qui n’auront pas épuisé leurs capitaux.

— Que trouveras-tu ?

— Tiens, dix francs ! répondis-je avec orgueil.

Marcas avait tout entendu ; il était midi, il frappa à notre porte et nous dit : — Messieurs, voici du tabac ; vous me le rendrez à la première occasion.

Nous restâmes frappés, non de l’offre, qui fut acceptée, mais de la richesse, de la profondeur et de la plénitude de cet organe, qui ne peut se comparer qu’à la quatrième corde du violon de Paganini. Marcas disparut sans attendre nos remercîments. Nous nous regardâmes, Juste et moi, dans le plus grand silence. Être secourus par quelqu’un évidemment plus pauvre que nous ! Juste se mit à écrire à toutes ses familles, et j’allai négocier l’emprunt. Je trouvai vingt francs chez un compatriote. Dans ce malheureux bon temps, le jeu vivait encore, et dans ses veines, dures comme les gangues du Brésil, les jeunes gens couraient, en risquant peu de chose, la chance de gagner quelques pièces d’or. Le compatriote avait du tabac turc rapporté de Constantinople par un marin, il m’en donna tout autant que nous en avions reçu de Z. Marcas. Je rapportai la riche cargaison au port, et nous allâmes rendre triomphalement au voisin une voluptueuse, une blonde perruque de tabac turc à la place de son tabac de caporal.

— Vous n’avez voulu me rien devoir, dit-il ; vous me rendez de l’or pour du cuivre, vous êtes des enfants… de bons enfants…

Ces trois phrases, dites sur des tons différents, furent diversement accentuées. Les mots n’étaient rien, mais l’accent… ah ! l’accent nous faisait amis de dix ans. Marcas avait caché ses copies en nous entendant venir, nous comprîmes qu’il eût été indiscret de lui parler de ses moyens d’existence, et nous fûmes honteux alors de l’avoir espionné. Son armoire était ouverte, il n’y avait que deux chemises, une cravate blanche et un rasoir. Le rasoir me fit frémir. Un miroir qui pouvait valoir cent sous était accroché auprès de la croisée. Les gestes simples et rares de cet homme avaient une sorte de grandeur sauvage. Nous nous regardâmes, le docteur et moi, comme pour savoir ce que nous devions répondre. Juste, me voyant interdit, demanda plaisamment à Marcas : — Monsieur cultive la littérature ?

— Je m’en suis bien gardé ! répondit Marcas, je ne serais pas si riche.

— Je croyais, lui dis-je, que la poésie pouvait seule, par le temps qui court, loger un homme aussi mal que nous.

Ma réflexion fit sourire Marcas, et ce sourire donna de la grâce à sa face jaune.

— L’ambition n’est pas moins sévère pour ceux qui ne réussissent pas, dit-il. Aussi, vous qui commencez la vie, allez dans les sentiers battus ! ne pensez pas à devenir supérieurs, vous seriez perdus !

— Vous nous conseillez de rester ce que nous sommes ? dit en souriant le docteur.

La jeunesse a dans sa plaisanterie une grâce si communicative et si enfantine, que la phrase de Juste fit encore sourire Marcas.

— Quels événements ont pu vous donner cette horrible philosophie ? lui dis-je.

— J’ai encore une fois oublié que le hasard est le résultat d’une immense équation dont nous ne connaissons pas toutes les racines. Quand on part du zéro pour arriver à l’unité, les chances sont incalculables. Pour les ambitieux, Paris est une immense roulette, et tous les jeunes gens croient avoir une victorieuse martingale.

Il nous présenta le tabac que je lui avais donné pour nous inviter à fumer avec lui, le docteur alla prendre nos pipes, Marcas chargea la sienne, puis il vint s’asseoir chez nous en y apportant le tabac ; il n’avait chez lui qu’une chaise et son fauteuil. Léger comme un écureuil, Juste descendit et reparut avec un garçon apportant trois bouteilles de vin de Bordeaux, du fromage de Brie et du pain.

— Bon, dis-je en moi-même et sans me tromper d’un sou, quinze francs !

En effet, Juste posa gravement cent sous sur la cheminée.

Il est des différences incommensurables entre l’homme social et l’homme qui vit au plus près de la Nature. Une fois pris, Toussaint Louverture est mort sans proférer une parole. Napoléon, une fois sur son rocher, a babillé comme une pie ; il a voulu s’expliquer. Z. Marcas commit, mais à notre profit seulement, la même faute. Le silence et toute sa majesté ne se trouvent que chez le Sauvage. Il n’est pas de criminel qui, pouvant laisser tomber ses secrets avec sa tête dans le panier rouge, n’éprouve le besoin purement social de les dire à quelqu’un. Je me trompe. Nous avons vu l’un des Iroquois du faubourg Saint-Marceau mettant la nature parisienne à la hauteur de la nature sauvage : un homme ; un républicain, un conspirateur, un Français, un vieillard a surpassé tout ce que nous connaissions de la fermeté nègre, et tout ce que Cooper a prêté aux Peaux rouges de dédain et de calme au milieu de leurs défaites. Morey, ce Guatimozin de la Montagne, a gardé une attitude inouïe dans les annales de la justice européenne. Voici ce que nous dit Marcas pendant cette matinée, en entremêlant son récit de tartines graissées de fromage et humectées de verres de vin. Tout le tabac y passa. Parfois les fiacres qui traversaient la place de l’Odéon, les omnibus qui la labouraient, jetèrent leurs sourds roulements, comme pour attester que Paris était toujours là.

Sa famille était de Vitré, son père et sa mère vivaient sur quinze cents francs de rente. Il avait fait gratuitement ses études dans un séminaire, et s’était refusé à devenir prêtre : il avait senti en lui-même le foyer d’une excessive ambition, et il était venu, à pied, à Paris, à l’âge de vingt ans, riche de deux cents francs. Il avait fait son Droit, tout en travaillant chez un avoué où il était devenu premier clerc. Il était docteur en Droit, il possédait l’ancienne et la nouvelle législation, il pouvait en remontrer aux plus célèbres avocats. Il savait le Droit des gens et connaissait tous les traités européens, les coutumes internationales. Il avait étudié les hommes et les choses dans cinq capitales : Londres, Berlin, Vienne, Pétersbourg et Constantinople. Nul mieux que lui ne connaissait les précédents de la Chambre. Il avait fait pendant cinq ans les Chambres pour une feuille quotidienne. Il improvisait, il parlait admirablement et pouvait parler long-temps de cette voix gracieuse, profonde qui nous avait frappés dans l’âme. Il nous prouva par le récit de sa vie qu’il était grand orateur, orateur concis, grave et néanmoins d’une éloquence pénétrante : il tenait de Berryer pour la chaleur, pour les mouvements sympathiques aux masses ; il tenait de monsieur Thiers pour la finesse, pour l’habileté ; mais il eût été moins diffus, moins embarrassé de conclure : il comptait passer brusquement au pouvoir sans s’être engagé par des doctrines d’abord nécessaires à un homme d’opposition, et qui plus tard gênent l’homme d’État.

Marcas avait appris tout ce qu’un véritable homme d’État doit savoir ; aussi son étonnement fut-il excessif quand il eut occasion de vérifier la profonde ignorance des gens parvenus en France aux affaires publiques. Si chez lui la vocation lui avait conseillé l’étude, la nature s’était montrée prodigue, elle lui avait accordé tout ce qui ne peut s’acquérir : une pénétration vive, l’empire sur soi-même, la dextérité de l’esprit, la rapidité du jugement, la décision, et, ce qui est le génie de ces hommes, la fertilité des moyens.

Quand il se crut suffisamment armé, Marcas trouva la France en proie aux divisions intestines nées du triomphe de la branche d’Orléans sur la branche aînée. Évidemment le terrain des luttes politiques est changé. La guerre civile ne peut plus durer longtemps, elle ne se fera plus dans les provinces. En France, il n’y aura plus qu’un combat de courte durée, au siége même du gouvernement, et qui terminera la guerre morale que des intelligences d’élite auront faite auparavant. Cet état de choses durera tant que la France aura son singulier gouvernement, qui n’a d’analogie avec celui d’aucun pays, car il n’y a pas plus de parité entre le gouvernement anglais et le nôtre qu’entre les deux territoires. La place de Marcas était donc dans la presse politique. Pauvre et ne pouvant se faire élire, il devait se manifester subitement. Il se résolut au sacrifice le plus coûteux pour un homme supérieur, à se subordonner à quelque député riche et ambitieux pour lequel il travailla. Nouveau Bonaparte, il chercha son Barras ; Colbert espérait trouver Mazarin. Il rendit des services immenses ; il les rendit, là-dessus il ne se drapait point, il ne se faisait pas grand, il ne criait point à l’ingratitude, il les rendit dans l’espoir que cet homme le mettrait en position d’être élu député : Marcas ne souhaitait pas autre chose que le prêt nécessaire à l’acquisition d’une maison à Paris, afin de satisfaire aux exigences de la loi. Richard III ne voulait que son cheval.

En trois ans, Marcas créa une des cinquante prétendues capacités politiques qui sont les raquettes avec lesquelles deux mains sournoises se renvoient les portefeuilles, absolument comme un directeur de marionnettes heurte l’un contre l’autre le commissaire et Polichinelle dans son théâtre en plein vent, en espérant toujours faire sa recette. Cet homme n’existe que par Marcas ; mais il a précisément assez d’esprit pour apprécier la valeur de son teinturier, pour savoir que Marcas, une fois arrivé, resterait comme un homme nécessaire, tandis que lui serait déporté dans les colonies du Luxembourg. Il résolut donc de mettre des obstacles invincibles à l’avancement de son directeur, et cacha cette pensée sous les formules d’un dévouement absolu. Comme tous les hommes petits, il sut dissimuler à merveille ; puis il gagna du champ dans la carrière de l’ingratitude, car il devait tuer Marcas pour n’être pas tué par lui. Ces deux hommes, si unis en apparence, se haïrent dès que l’un eut une fois trompé l’autre. L’homme d’État fit partie d’un ministère, Marcas demeura dans l’Opposition pour empêcher qu’on n’attaquât son ministre, à qui, par un tour de force, il fit obtenir les éloges de l’Opposition. Pour se dispenser de récompenser son lieutenant, l’homme d’État objecta l’impossibilité de placer brusquement et sans d’habiles ménagements un homme de l’Opposition. Marcas avait compté sur une place pour obtenir par un mariage l’éligibilité tant désirée. Il avait trente-deux ans, il prévoyait la dissolution de la Chambre. Après avoir pris le ministre en flagrant délit de mauvaise foi, il le renversa, ou du moins contribua beaucoup à sa chute, et le roula dans la fange.

Tout ministre tombé doit pour revenir au pouvoir se montrer redoutable ; cet homme, que la faconde royale avait enivré, qui s’était cru ministre pour long-temps, reconnut ses torts ; en les avouant, il rendit un léger service d’argent à Marcas, qui s’était endetté pendant cette lutte. Il soutint le journal auquel travaillait Marcas, et lui en fit donner la direction. Tout en méprisant cet homme, Marcas, qui recevait en quelque sorte des arrhes, consentit à paraître faire cause commune avec le ministre tombé. Sans démasquer encore toutes les batteries de sa supériorité, Marcas s’avança plus que la première fois, il montra la moitié de son savoir-faire ; le ministère ne dura que cent quatre-vingts jours, il fut dévoré. Marcas, mis en rapport avec quelques députés, les avait maniés comme pâte, en laissant chez tous une haute idée de ses talents. Son mannequin fit de nouveau partie d’un ministère, et le journal devint ministériel. Le ministre réunit ce journal à un autre uniquement pour annuler Marcas, qui, dans cette fusion, dut céder la place à un concurrent riche et insolent, dont le nom était connu et qui avait déjà le pied à l’étrier. Marcas retomba dans la plus profonde misère, son allier protégé savait bien en quel abîme il le plongeait. Où aller ? Les journaux ministériels, avertis sous main, ne voulaient pas de lui. Les journaux de l’Opposition répugnaient à l’admettre dans leurs comptoirs. Marcas ne pouvait passer ni chez les républicains ni chez les légitimistes, deux partis dont le triomphe est le renversement de la chose actuelle.

— Les ambitieux aiment l’actualité, nous dit-il en souriant.

Il vécut de quelques articles relatifs à des entreprises commerciales. Il travailla dans une des encyclopédies que la spéculation et non la science a tenté de produire. Enfin, l’on fonda un journal qui ne devait vivre que deux ans, mais qui rechercha la rédaction de Marcas ; dès lors, il renoua connaissance avec les ennemis du ministre, il put entrer dans la partie qui voulait la chute du ministère ; et une fois que son pic put jouer, l’administration fut renversée.

Le journal de Marcas était mort depuis six mois, il n’avait pu trouver de place nulle part, on le faisait passer pour un homme dangereux, la calomnie mordait sur lui : il venait de tuer une immense opération financière et industrielle par quelques articles et par un pamphlet. On le savait l’organe d’un banquier qui, disait-on, l’avait richement payé, et de qui sans doute il attendait quelques complaisances en retour de son dévouement. Dégoûté des hommes et des choses, lassé par une lutte de cinq années, Marcas, regardé plutôt comme un condottiere que comme un grand capitaine, accablé par la nécessité de gagner du pain, ce qui l’empêchait de gagner du terrain, désolé de l’influence des écus sur la pensée, en proie à la plus profonde misère, s’était retiré dans sa mansarde, en gagnant trente sous par jour, la somme strictement nécessaire à ses besoins. La méditation avait étendu comme des déserts autour de lui. Il lisait les journaux pour être au courant des événements. Pozzo di Borgo fut ainsi pendant quelque temps. Sans doute Marcas méditait le plan d’une attaque sérieuse, il s’habituait peut-être à la dissimulation et se punissait de ses fautes par un silence pythagorique. Il ne nous donna pas les raisons de sa conduite.

Il est impossible de vous raconter les scènes de haute comédie qui sont cachées sous cette synthèse algébrique de sa vie : les factions inutiles faites au pied de la fortune qui s’envolait, les longues chasses à travers les broussailles parisiennes, les courses du solliciteur haletant, les tentatives essayées sur des imbéciles, les projets élevés qui avortaient par l’influence d’une femme inepte, les conférences avec des boutiquiers qui voulaient que leurs fonds leur rapportassent et des loges, et la pairie, et de gros intérêts ; les espoirs arrivés au faîte, et qui tombaient à fond sur des brisants ; les merveilles opérées dans le rapprochement d’intérêts contraires et qui se séparent après avoir bien marché pendant une semaine ; les déplaisirs mille fois répétés de voir un sot décoré de la Légion-d’Honneur, et ignorant comme un commis, préféré à l’homme de talent ; puis ce que Marcas appelait les stratagèmes de la bêtise : on frappe sur un homme, il paraît convaincu, il hoche la tête, tout va s’arranger ; le lendemain, cette gomme élastique, un moment comprimée, a repris pendant la nuit sa consistance, elle s’est même gonflée, et tout est à recommencer ; vous retravaillez jusqu’à ce que vous ayez reconnu que vous n’avez pas affaire à un homme, mais à du mastic qui se sèche au soleil.

Ces mille déconvenues, ces immenses pertes de force humaine versée sur des points stériles, la difficulté d’opérer le bien, l’incroyable facilité de faire le mal ; deux grandes parties jouées, deux fois gagnées, deux fois perdues ; la haine d’un homme d’État, tête de bois à masque peint, à fausse chevelure, mais en qui l’on croyait : toutes ces grandes et ces petites choses avaient non pas découragé, mais abattu momentanément Marcas. Dans les jours où l’argent était entré chez lui, ses mains ne l’avaient pas retenu, il s’était donné le céleste plaisir de tout envoyer à sa famille, à ses sœurs, à ses frères, à son vieux père. Lui, semblable à Napoléon tombé, n’avait besoin que de trente sous par jour, et tout homme d’énergie peut toujours gagner trente sous dans sa journée à Paris.

Quand Marcas nous eut achevé le récit de sa vie, et qui fut entremêlé de réflexions, coupé de maximes et d’observations qui dénotaient le grand politique, il suffit de quelques interrogations, de quelques réponses mutuelles sur la marche des choses en France et en Europe, pour qu’il nous fût démontré que Marcas était un véritable homme d’État, car les hommes peuvent être promptement et facilement jugés dès qu’ils consentent à venir sur le terrain des difficultés : il y a pour les hommes supérieurs des Shibolet, et nous étions de la tribu des lévites modernes, sans être encore dans le Temple. Comme je vous l’ai dit, notre vie frivole couvrait les desseins que Juste a exécutés pour sa part et ceux que je vais mettre à fin.

Après nos propos échangés, nous sortîmes tous les trois et nous allâmes, en attendant l’heure du dîner, nous promener, malgré le froid, dans le jardin du Luxembourg. Pendant cette promenade, l’entretien, toujours grave, embrassa les points douloureux de la situation politique. Chacun de nous y apporta sa phrase, son observation ou son mot, sa plaisanterie ou sa maxime. Il n’était plus exclusivement question de la vie à proportions colossales que venait de nous peindre Marcas, le soldat des luttes politiques. Ce fut, non plus l’horrible monologue du navigateur échoué dans la mansarde de l’hôtel Corneille, mais un dialogue où deux jeunes gens instruits, ayant jugé leur époque, cherchaient sous la conduite d’un homme de talent à éclairer leur propre avenir.

— Pourquoi, lui demanda Juste, n’avez-vous pas attendu patiemment une occasion, n’avez-vous pas imité le seul homme qui ait su se produire depuis la révolution de Juillet en se tenant toujours au-dessus du flot ?

— Ne vous ai-je pas dit que nous ne connaissons pas toutes les racines du hasard ? Carrel était dans une position identique à celle de cet orateur. Ce sombre jeune homme, cet esprit amer portait tout un gouvernement dans sa tête ; celui dont vous me parlez n’a que l’idée de monter en croupe derrière chaque événement ; des deux, Carrel était l’homme fort ; eh ! bien, l’un devient ministre, Carrel reste journaliste : l’homme incomplet mais subtil existe, Carrel meurt. Je vous ferai observer que cet homme a mis quinze ans à faire son chemin et n’a fait encore que du chemin ; il peut être pris et broyé entre deux charrettes sur la grande route. Il n’a pas de maison, il n’a pas comme Metternich le palais de la faveur, ou comme Villèle le toit protecteur d’une majorité compacte. Je ne crois pas que dans dix ans la forme actuelle subsiste. Ainsi en me supposant un si triste bonheur, je ne suis plus à temps, car pour ne pas être balayé dans le mouvement que je prévois, je devrais avoir déjà pris une position supérieure.

— Quel mouvement ? dit Juste.

Août 1830, répondit Marcas d’un ton solennel en étendant la main vers Paris, Août fait par la jeunesse qui a lié la javelle, fait par l’intelligence qui avait mûri la moisson, a oublié la part de la jeunesse et de l’intelligence. La jeunesse éclatera comme la chaudière d’une machine à vapeur. La jeunesse n’a pas d’issue en France, elle y amasse une avalanche de capacités méconnues, d’ambitions légitimes et inquiètes, elle se marie peu, les familles ne savent que faire de leurs enfants ; quel sera le bruit qui ébranlera ces masses, je ne sais ; mais elles se précipiteront dans l’état de choses actuel et le bouleverseront. Il est des lois de fluctuation qui régissent les générations, et que l’empire romain avait méconnues quand les barbares arrivèrent. Aujourd’hui, les barbares sont des intelligences. Les lois du trop plein agissent en ce moment lentement, sourdement au milieu de nous. Le gouvernement est le grand coupable, il méconnaît les deux puissances auxquelles il doit tout, il s’est laissé lier les mains par les absurdités du contrat, il est tout préparé comme une victime. Louis XIV, Napoléon, l’Angleterre étaient et sont avides de jeunesse intelligente. En France, la jeunesse est condamnée par la légalité nouvelle, par les conditions mauvaises du principe électif, par les vices de la constitution ministérielle. En examinant la composition de la chambre élective, vous n’y trouvez point de député de trente ans : la jeunesse de Richelieu et celle de Mazarin, la jeunesse de Turenne et celle de Colbert, la jeunesse de Pitt et celle de Saint-Just, celle de Napoléon et celle du prince de Metternich n’y trouveraient point de place. Burke, Shéridan, Fox ne pourraient s’y asseoir. On aurait pu mettre la majorité politique à vingt et un ans et dégrever l’éligibilité de toute espèce de condition, les départements n’auraient élu que les députés actuels, des gens sans aucun talent politique, incapables de parler sans estropier la grammaire, et parmi lesquels, en dix ans, il s’est à peine rencontré un homme d’État. On devine les motifs d’une circonstance à venir, mais on ne peut pas prévoir la circonstance elle-même. En ce moment, on pousse la jeunesse entière à se faire républicaine, parce qu’elle voudra voir dans la république son émancipation. Elle se souviendra des jeunes représentants du peuple et des jeunes généraux ! L’imprudence du gouvernement n’est comparable qu’à son avarice.

Cette journée eut du retentissement dans notre existence ; Marcas nous affermit dans nos résolutions de quitter la France, où les supériorités jeunes, pleines d’activité, se trouvent écrasées sous le poids des médiocrités parvenues, envieuses et insatiables. Nous dînâmes ensemble rue de la Harpe. De nous à lui, désormais, il y eut la plus respectueuse affection ; de lui sur nous, la protection la plus active dans la sphère des idées. Cet homme savait tout, il avait tout approfondi. Il étudia pour nous le globe politique et chercha le pays où les chances étaient à la fois les plus nombreuses et les plus favorables à la réussite de nos plans. Il nous marquait les points vers lesquels devaient tendre nos études ; il nous fit hâter, en nous expliquant la valeur du temps, en nous faisant comprendre que l’émigration aurait lieu, que son effet serait d’enlever à la France la crème de son énergie, de ses jeunes esprits, que ces intelligences nécessairement habiles choisiraient les meilleures places, et qu’il s’agissait d’y arriver les premiers. Nous veillâmes dès lors assez souvent à la lueur d’une lampe. Ce généreux maître nous écrivit quelques mémoires, deux pour Juste et trois pour moi, qui sont d’admirables instructions, de ces renseignements que l’expérience peut seule donner, de ces jalons que le génie seul sait planter. Il y a dans ces pages parfumées de tabac, pleines de caractères d’une cacographie presque hiéroglyphique, des indications de fortune, des prédictions à coup sûr. Il s’y trouve des présomptions sur certains points de l’Amérique et de l’Asie, qui, depuis et avant que Juste et moi n’ayons pu partir, se sont réalisées.

Marcas était, comme nous d’ailleurs, arrivé à la plus complète misère ; il gagnait bien sa vie journalière, mais il n’avait ni linge, ni habits, ni chaussure. Il ne se faisait pas meilleur qu’il n’était ; il avait rêvé le luxe en rêvant l’exercice du pouvoir. Aussi ne se reconnaissait-il pas pour le Marcas vrai. Sa forme, il l’abandonnait au caprice de la vie réelle. Il vivait par le souffle de son ambition, il rêvait la vengeance et se gourmandait lui-même de s’adonner a un sentiment si creux. Le véritable homme d’État doit être surtout indifférent aux passions vulgaires ; il doit, comme le savant, ne se passionner que pour les choses de sa science. Ce fut dans ces jours de misère que Marcas nous parut grand et même terrible ; il y avait quelque chose d’effrayant dans son regard qui contemplait un monde de plus que celui qui frappe les yeux des hommes ordinaires. Il était pour nous un sujet d’étude et d’étonnement, car la jeunesse (qui de nous ne l’a pas éprouvé ?), la jeunesse ressent un vif besoin d’admiration ; elle aime à s’attacher, elle est naturellement portée à se subordonner aux hommes qu’elle croit supérieurs, comme elle se dévoue aux grandes choses. Notre étonnement était surtout excité par son indifférence en fait de sentiment : la femme n’avait jamais troublé sa vie. Quand nous parlâmes de cet éternel sujet de conversation entre Français, il nous dit simplement : — Les robes coûtent trop cher ! Il vit le regard que Juste et moi nous avions échangé, et il reprit alors : — Oui, trop cher. La femme qu’on achète, et c’est la moins coûteuse, veut beaucoup d’argent : celle qui se donne prend tout notre temps ! La femme éteint toute activité, toute ambition ; Napoléon l’avait réduite à ce qu’elle doit être. Sous ce rapport, il a été grand, il n’a pas donné dans les ruineuses fantaisies de Louis XIV et de Louis XV ; mais il a néanmoins aimé secrètement.

Nous découvrîmes que semblable à Pitt, qui s’était donné l’Angleterre pour femme, Marcas portait la France dans son cœur ; il en était idolâtre ; il n’y avait pas une seule de ses pensées qui ne fût pour le pays. Sa rage de tenir dans ses mains le remède au mal dont la vivacité l’attristait, et de ne pouvoir l’appliquer, le rongeait incessamment ; mais cette rage était encore augmentée par l’état d’infériorité de la France vis-à-vis de la Russie et de l’Angleterre. La France au troisième rang ! Ce cri revenait toujours dans ses conversations. La maladie intestine du pays avait passé dans ses entrailles. Il qualifiait de taquineries de portier les luttes de la Cour avec la Chambre, et que révélaient tant de changements, tant d’agitations incessantes, qui nuisent à la prospérité du pays.

— On nous donne la paix en escomptant l’avenir, disait-il.

Un soir, Juste et moi, nous étions occupés et plongés dans le plus profond silence. Marcas s’était relevé pour travailler à ses copies, car il avait refusé nos services malgré nos plus vives instances. Nous nous étions offerts à copier chacun à tour de rôle sa tâche, afin qu’il n’eût à faire que le tiers de son insipide travail ; il s’était fâché, nous n’avions plus insisté. Nous entendîmes un bruit de bottes fines dans notre corridor, et nous dressâmes la tête en nous regardant. On frappe à la porte de Marcas, qui laissait toujours la clef à la serrure. Nous entendons dire à notre grand homme : Entrez ! puis : — Vous ici, monsieur ?

— Moi-même, répondit l’ancien ministre, le Dioclétien du martyr inconnu.

Notre voisin et lui se parlèrent pendant quelque temps à voix basse. Tout à coup Marcas, dont la voix s’était fait entendre rarement, comme il arrive dans une conférence où le demandeur commence par exposer les faits, éclata soudain à une proposition qui nous fut inconnue.

— Vous vous moqueriez de moi, dit-il, si je vous croyais. Les jésuites ont passé, mais le jésuitisme est éternel. Vous n’avez de bonne foi ni dans votre machiavélisme ni dans votre générosité. Vous savez compter, vous ; mais on ne sait sur quoi compter avec vous. Votre cour est composée de chouettes qui ont peur de la lumière, de vieillards qui tremblent devant la jeunesse ou qui ne s’en inquiètent pas. Le gouvernement se modèle sur la cour. Vous êtes allé chercher les restes de l’empire, comme la restauration avait enrôlé les voltigeurs de Louis XIV. On a pris jusqu’à présent les reculades de la peur et de la lâcheté pour les manœuvres de l’habileté ; mais les dangers viendront, et la jeunesse surgira comme en 1790. Elle a fait les belles choses de ce temps-là. En ce moment, vous changez de ministres comme un malade change de place dans son lit. Ces oscillations révèlent la décrépitude de votre gouvernement. Vous avez un système de filouterie politique qui sera retourné contre vous, car la France se lassera de ces escobarderies. Elle ne vous dira pas qu’elle est lasse, jamais on ne sait comment on périt, le pourquoi est la tâche de l’historien ; mais vous périrez certes pour ne pas avoir demandé à la jeunesse de la France ses forces et son énergie, ses dévouements et son ardeur ; pour avoir pris en haine les gens capables, pour ne pas les avoir triés avec amour dans cette belle génération, pour avoir choisi en toute chose la médiocrité. Vous venez me demander mon appui ; mais vous appartenez à cette masse décrépite que l’intérêt rend hideuse, qui tremble, qui se recroqueville et qui veut rapetisser la France parce qu’elle se rapetisse. Ma forte nature, mes idées seraient pour vous l’équivalent d’un poison ; vous m’avez joué deux fois, deux fois je vous ai renversé, vous le savez. Nous unir pour la troisième fois, ce doit être quelque chose de sérieux. Je me tuerais si je me laissais duper, car je désespérerais de moi-même : le coupable ne serait pas vous, mais moi.

Nous entendîmes alors les paroles les plus humbles, l’adjuration la plus chaude de ne pas priver le pays de talents supérieurs. On parla de patrie, Marcas fit un ouh ! ouh ! significatif, il se moquait de son prétendu patron. L’homme d’État devint plus explicite ; il reconnut la supériorité de son ancien conseiller, il s’engageait à le mettre en mesure de demeurer dans l’administration, de devenir député ; puis il lui proposa une place éminente, en lui disant que désormais, lui, le ministre, se subordonnerait à celui dont il ne pouvait plus qu’être le lieutenant. Il était dans la nouvelle combinaison ministérielle, et ne voulait pas revenir au pouvoir sans que Marcas eût une place convenable à son mérite ; il avait parlé de cette condition, Marcas avait été compris comme une nécessité.

Marcas refusa.

— Je n’ai jamais été mis à même de tenir mes engagements, voici une occasion d’être fidèle à mes promesses, et vous la manquez.

Marcas ne répondit pas à cette dernière phrase. Les bottes firent leur bruit dans le corridor, et le bruit se dirigea vers l’escalier.

— Marcas ! Marcas ! criâmes-nous tous deux en nous précipitant dans sa chambre, pourquoi refuser ? Il était de bonne foi. Ses conditions sont honorables. D’ailleurs, vous verrez les ministres.

En un clin d’œil nous dîmes cent raisons à Marcas : l’accent du futur ministre était vrai ; sans le voir nous avions jugé qu’il ne mentait pas.

— Je suis sans habit, nous répondit Marcas.

— Comptez sur nous, lui dit Juste en me regardant.

Marcas eut le courage de se fier à nous, un éclair jaillit de ses yeux, il passa la main dans ses cheveux, se découvrit le front par un de ces gestes qui révèlent une croyance au bonheur, et quand il eut, pour ainsi dire, dévoilé sa face, nous aperçûmes un homme qui nous était parfaitement inconnu : Marcas sublime, Marcas au pouvoir, l’esprit dans son élément, l’oiseau rendu à l’air, le poisson revenu dans l’eau, le cheval galopant dans son steppe. Ce fut passager ; le front se rembrunit, il eut comme une vision de sa destinée. Le Doute boiteux suivit de près l’Espérance aux blanches ailes. Nous le laissâmes.

— Ah ! çà, dis-je au docteur, nous avons promis, mais comment faire ?

— Pensons-y, en nous endormant, me répondit Juste, et demain matin nous nous communiquerons nos idées.

Le lendemain matin nous allâmes faire un tour au Luxembourg.

Nous avions eu le temps de songer à l’événement de la veille et nous étions aussi surpris l’un que l’autre du peu d’entregent de Marcas dans les petites misères de la vie, lui que rien n’embarrassait dans la solution des problèmes les plus élevés de la politique rationnelle ou de la politique matérielle. Mais ces natures élevées sont toutes susceptibles de se heurter à des grains de sable, de rater les plus belles entreprises, faute de mille francs. C’est l’histoire de Napoléon qui, manquant de bottes, n’est pas parti pour les Indes.

— Qu’as-tu trouvé ? me dit Juste.

— Eh ! bien, j’ai le moyen d’avoir à crédit un habillement complet.

— Chez qui ?

— Chez Humann.

— Comment ?

— Humann, mon cher, ne va jamais chez ses pratiques, les pratiques vont chez lui, en sorte qu’il ne sait pas si je suis riche ; il sait seulement que je suis élégant et que je porte bien les habits qu’il me fait ; je vais lui dire qu’il m’est tombé de la province un oncle dont l’indifférence en matière d’habillement me fait un tort infini dans les meilleures sociétés où je cherche à me marier : il ne serait pas Humann, s’il envoyait sa facture avant trois mois.

Le docteur trouva cette idée excellente dans un vaudeville, mais détestable dans la réalité de la vie, et il douta du succès. Mais, je vous le jure, Humann habilla Marcas, et, en artiste qu’il est, il sut l’habiller comme un homme politique doit être habillé.

Juste offrit deux cents francs en or à Marcas, le produit de deux montres achetées à crédit et engagées au Mont-de-Piété. Moi je n’avais rien dit de six chemises, de tout ce qui était nécessaire en fait de linge, et qui ne me coûta que le plaisir de les demander à la première demoiselle d’une lingère avec qui j’avais musardé pendant dant le carnaval. Marcas accepta tout sans nous remercier plus qu’il ne le devait. Il s’enquit seulement des moyens par lesquels nous nous étions mis en possession de ces richesses, et nous le fîmes rire pour la dernière fois. Nous regardions notre Marcas, comme des armateurs qui ont épuisé tout leur crédit et toutes leurs ressources pour équiper un bâtiment, doivent le regarder mettant à la voile.

Ici Charles se tut, il parut oppressé par ses souvenirs.

— Eh ! bien, lui cria-t-on, qu’est-il arrivé ?

— Je vais vous le dire en deux mots, car ce n’est pas un roman, mais une histoire Nous ne vîmes plus Marcas : le ministère dura trois mois, il périt après la session. Marcas nous revint sans un sou, épuisé de travail. Il avait sondé le cratère du pouvoir ; il en revenait avec un commencement de fièvre nerveuse. La maladie fit des progrès rapides, nous le soignâmes. Juste, au début, amena le médecin en chef de l’hôpital où il était entré comme interne. Moi qui habitais alors la chambre tout seul, je fus la plus attentive des garde-malades ; mais les soins, mais la science, tout fut inutile. Dans le mois de janvier 1838, Marcas sentit lui-même qu’il n’avait plus que quelques jours à vivre. L’homme d’État à qui pendant six mois il avait servi d’âme ne vint pas le voir, n’envoya même pas savoir de ses nouvelles. Marcas nous manifesta le plus profond mépris pour le gouvernement ; il nous parut douter des destinées de la France, et ce doute avait causé sa maladie. Il avait cru voir la trahison au cœur du pouvoir, non pas une trahison palpable, saisissable, résultant de faits ; mais une trahison produite par un système, par une sujétion des intérêts nationaux à un égoïsme. Il suffisait de sa croyance en l’abaissement du pays pour que la maladie s’aggravât. J’ai été témoin des propositions qui lui furent faites par un des chefs du système opposé qu’il avait combattu. Sa haine pour ceux qu’il avait tenté de servir était si violente qu’il eût consenti joyeusement à entrer dans la coalition qui commençait à se former entre les ambitieux chez lesquels il existait au moins une idée, celle de secouer le joug de la cour. Mais Marcas répondit au négociateur le mot de l’Hôtel-de-Ville : « Il est trop tard ! »

Marcas ne laissa pas de quoi se faire enterrer, Juste et moi nous eûmes bien de la peine à lui éviter la honte du char des pauvres, et nous suivîmes tous deux, seuls, le corbillard de Z. Marcas, qui fut jeté dans la fosse commune au cimetière de Mont-Parnasse.

Nous nous regardâmes tous tristement en écoutant ce récit, le dernier de ceux que nous fit Charles Rabourdin, la veille du jour où il s’embarqua sur un brick, au Havre, pour les îles de la Malaisie, car nous connaissions plus d’un Marcas, plus d’une victime de ce dévouement politique, récompensé par la trahison ou par l’oubli.


Aux Jardies, mai 1840.