Trois mois dans les Pyrénées et dans le midi en 1858/Bordeaux

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Bordeaux, mardi. 6 juillet.


Visité la cathédrale Saint-André, et l’église Saint-Michel. Promené sur les quais et sur le pont ; le profil en est joli, briques avec des médaillons ; le tablier est étroit, disgracieux, incommode. La vue est incomparable ; le port, les quais en demi-lune à perte de vue, très-larges, bordés d’une rangée de belles maisons uniformes. Cette villea un air de capitale avec ses souvenirs illustres : rue Esprit-des-Lois, le château de la Brède voisin, café Helvètius, son parlement, le mouvement littéraire du xviiie siècle, auquel elle se rattache. Cette grandeur date toute pour elle du dernier siècle, temps où elle avait encore une vie indépendante de capitale de province, où la vie provinciale se créait encore des centres.

En passant devant Saint-André, j’ai vu une mendiante infirme, coiffée d’un foulard, drapée dans une sorte de grand manteau. On se retournait. Quel air de noblesse ! Cette simple apparition, tranchant sur le monde vulgaire et affreux des crinolines passant à côté, était du plus grand effet. On eût dit un morceau détaché d’un tableau de grand style ; et cette mendiante, aux yeux de celui qui sent le beau, avait l’air de la reine de toutes ces petites dames attifées.

Derrière Saint-André, l’hôtel de ville. Il n’est pas possible d’entrer au musée le matin. Ils font tout ce qu’ils peuvent en province, supposant qu’ils aient un peu de lumière, pour la mettre sous le boisseau.

Parti à onze heures pour Toulouse. Le chemin suit constamment la vallée de la Garonne, sauf un petit écart à Montauban. À Langon, ou passe la Garenne, déjà bien rétrécie. C’est la mer qui fait la Garenne à Bordeaux, comme la Tamise à Londres. La Réole, jolie position, vieux château ruiné dominant l’entrée de la ville. Aiguillon, petite ville en amphithéâtre. Agen est le centre de la plus belle partie de la vallée. Arrivé à Toulouse à cinq heures et demie. Descendu à l’hôtel de l’Europe ; je reconnais la cour où nous entrions en chaise de poste il y a sept ans. Le lieu est resté le même (air familier et comme d’hier), et nous ?.... Promené le soir sur le Capitole, foule de promeneurs ; les cafés sont brillamment illuminés. Trait et nécessite de la vie méridionale, le café, la vie en plein air ; intérieur nul.




Comme il est certain que l’esprit de l’homme a besoin d’une centre, d’un point fixe autour duquel il gravite, où il rapporte et rallié toutes ses pensées, qui fasse l’unité de sa vie ! comme il s’en crée à son insu, et pour les petites choses, et souffre affreusement s’il ne le peut pour les choses sérieuses !

— Nous avons toujours besoin d’une place où nous puissions nous sentir at home, et vers laquelle nous puissions nous reporter à chaque instant ; autrement nous sommes comme l’homme qui n’a pas où reposer sa tête. Combien de petits faits tiennent à ce besoin général et profond de l’âme humaine, le besoin d’être recueilli en l’unité, et d’y rapporter la variété, qui nous est nécessaire aussi !