Biographie nationale de Belgique/Tome 1/ALBÉRON I

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ALBÉRON I, ou ADALBÉRON, évêque de Liége, reconnu comme bienheureux, était fils de Henri II, cinquième comte de Louvain (1063-1078). Son frère aîné, Henri III, dit le Jeune, recueillit la succession paternelle (1078-1096) ; mais, comme il mourut sans enfants, il transmit ses droits à son frère GodefroidI, dit le Barbu, qui reçut du roi Henri V, en 1106, l’investiture du duché de la Basse-Lorraine et du marquisat d’Anvers, et que l’on considère comme la tige des ducs héréditaires de Lothier et de Brabant (1096-1140).

L’ancienne chronique de Sainte-Gudule à Bruxelles[1], ordinairement si exacte dans les détails généalogiques sur la maison de Louvain et de Brabant, confond Albéron avec saint Albert de Louvain, qui illustra le siège épiscopal de Liége par le martyre, en 1192[2].

Albéron était très-jeune encore lorsqu’il se consacra à l’état ecclésiastique ; il devint, non moins par son mérite personnel que par sa naissance, chanoine primicier ou princier de l’église de Saint-Étienne à Metz.

Après la mort du bienheureux Frédéric, en 1121, le siége épiscopal de Liége resta vacant près de deux ans. Mais les cruelles dissensions qui agitaient depuis si longtemps l’Église touchaient à leur terme : en 1122, un accord avait été signé entre le pape Calixte II et l’empereur Henri V ; l’élection canonique et la libre consécration des évêques furent rétablies, et l’Empereur renonça à toute investiture par l’anneau et la crosse, en se réservant le pouvoir de donner par le sceptre l’investiture des fiefs royaux ou des droits régaliens. L’année suivante, l’Empereur, après avoir célébré les fêtes de Pâques à Aix-la-Chapelle, se rendit à Liége. On y traita, pendant son séjour, de l’élection d’un évêque. Le frère du duc de Lothier faisait alors l’ornement de l’Église de Metz, et la renommée répandait partout l’éclat de ses vertus. Le vœu unanime du chapitre porta Albéron sur le siège de saint Lambert[3]. Il reçut immédiatement de l’Empereur l’investiture des droits régaliens de la principauté de Liége, et, peu après, son sacre se fit par son métropolitain, l’archevêque de Cologne, Frédéric de Schwarzenbourg, qui rejeta alors, pour la seconde fois, un usurpateur de l’évêché de Liége, l’archidiacre Alexandre de Juliers, protégé autrefois par Godefroid le Barbu lui-même. Ce prince, abandonnant un ancien allié pour maintenir l’élection de son frère, favorisait ainsi les intérêts de sa famille et procurait un nouveau lustre à la maison de Louvain, dont l’influence grandissait chaque jour.

D’une grande simplicité dans toute sa conduite, Albéron reflétait admirablement les vertus et la piété de son prédécesseur : sa vie entière fut pure et innocente[4]. La douceur de son cœur le portait naturellement à faire goûter à son peuple les bienfaits de la paix et les effets de la clémence ; cependant l’énergie nécessaire pour réprimer sévèrement ceux qui cherchaient à entretenir des troubles ne lui fit point défaut.

Un de ses premiers soins fut de purger son diocèse des brigands qui l’infestaient. Une de leurs retraites était le château de Fauquemont. Goswin II, seigneur de Fauquemont et de Heinsberg, étant parvenu à se faire donner le titre d’avoué de l’Église de Mersen, n’usa de sa puissance que pour rançonner le territoire de Fauquemont et de Maestricht. En 1123, les chanoines de Saint-Servais profitèrent de la présence de l’empereur Henri V à Liége pour se plaindre de nouveau de l’oppression et des outrages dont Goswin continuait à accabler leur Église. Cité par l’Empereur pour être ouï en sa défense, il refusa de comparaître. Ce prince, à la prière d’Albéron, chargea Godefroid le Barbu de ramener le sire de Fauquemont à son devoir par la force des armes. Le duc assiégea le château, qu’il força au bout de six semaines et qu’il détruisit de fond en comble[5].

Albéron abolit, pendant la troisième année de son épiscopat, l’une des coutumes les plus odieuses de la féodalité[6]. Il existait à Liége, comme presque partout ailleurs, le droit dit de morte-main ou du meilleur catel, en vertu duquel, après la mort de chaque chef de famille, le seigneur se saisissait du meuble le plus riche de la maison[7]. Il avint que le pieux évêque, allant, selon son habitude, faire de nuit sa prière aux portes de quelque église et y implorer, pour son peuple, la protection du ciel, fut tout à coup frappé par un bruit perçant. C’était une pauvre femme qui disait d’une voix entrecoupée de sanglots : « Ne suis-je pas assez malheureuse d’avoir perdu mon mari, faut-il encore que l’évêque vienne saisir mon lit ? » Albéron en eut le cœur navré. Le lendemain, il se fit instruire du motif de la plainte qu’il avait entendue, et non-seulement il usa de clémence à l’égard de cette veuve, mais il délivra pour toujours la cité et le pays de la servitude du meilleur catel[8]. Il est probable que l’ancienne coutume liégeoise, de ne point faire de testament sans y insérer quelque petite donation en faveur de l’église de Saint-Lambert, a pris son origine dans le souvenir reconnaissant que le peuple conserva de la réforme opérée par son évêque.

Vers l’année 1122, saint Norbert vint à Namur. Le comte Godefroid, pénétré de vénération pour le fondateur de l’ordre de Prémontré, lui offrit le château qu’il avait à Floreffe, et lui assigna des revenus considérables pour y former un monastère. Lorsqu’il fut achevé, Albéron vint dédier l’église. Par une charte, datée de l’an 1124, il confirma la fondation du monastère et lui accorda plusieurs priviléges[9]. C’est de Floreffe qu’il fit venir à Liége douze religieux pour occuper le monastère qu’il fonda lui-même, vers la même époque, sur le mont Cornillon, où l’évêque Otbert avait dédié, en 1116, un oratoire en l’honneur des douze apôtres. L’ordre de Prémontré conserva le monastère du mont Cornillon jusqu’en 1288, époque pleine de troubles pendant laquelle les religieux furent forcés de s’établir au milieu de la ville, dans un endroit qui devint l’abbaye de Beaurepart.

Dans le courant de la même année, 1124, Albéron donna une charte en faveur des religieux de l’ordre de Cluny, qui avaient pris possession à Bertrée, près de Hannut, aux environs de Namur, d’un hospice érigé en prieuré[10]. Une autre fondation se rapporte encore à cette année. L’église de Saint-Gilles, près de Liége, avait été jusqu’alors occupée par des prêtres séculiers ; mais l’évêque, reconnaissant que leur conduite ne s’accordait pas avec leur état, les remplaça par des chanoines réguliers auxquels il donna pour abbé un homme d’une grande vertu, nommé Azo ou Asso. Il augmenta les revenus du monastère et consacra, en 1126, la nouvelle église, où il se réserva le lieu de sa sépulture[11]. Il fonda aussi, vers le même temps, deux autres églises à Liége, l’une dans le cimetière de Saint-Denis, en l’honneur de sainte Aldegonde, et l’autre dans le cloître de Saint-Pierre, sous l’invocation de saint Clément et de saint Trond[12]. Ce fut lui qui introduisit dans le diocèse de Liége, par un décret synodal, le culte solennel de sainte Marie-Magdeleine, à l’occasion des miracles opérés par l’intercession de cette sainte, dans une chapelle qu’un prêtre, nommé Bolan, avait fait bâtir, à Caster, sur une hauteur près de Maestricht[13].

En 1096, l’évêque Otbert fit, au nom de son Église, l’acquisition du château de Bouillon, que Godefroid lui vendit, à son départ pour la terre sainte, en se réservant la faculté de rachat pour lui et trois de ses héritiers consécutifs. Ce rachat n’ayant pas eu lieu dans le délai fixé, le château continua dès lors à appartenir en pleine propriété à l’évêque de Liége, qui devint, en vertu de cette acquisition, vassal de l’archevêque de Reims, car Bouillon était un fief de cette Église. Il survint, à ce sujet, en 1127, un différend entre Albéron et Renaud de Martigny, archevêque de Reims. La même année, par un acte signé à Reims[14], l’archevêque céda à Albéron et à ses successeurs la directe de son Église sur la seigneurie de Bouillon, mais en s’en réservant à lui-même et à ceux qui lui succéderaient dans l’Église de Reims la haute justice et le service militaire ; en même temps il reçut l’hommage d’Albéron[15]. Ces conditions ne parurent pas entièrement satisfaisantes aux Liégeois. Un de leurs historiens rapporte même qu’on trouva qu’Albéron, vers la fin de ses jours, ne répondit guère à l’estime qu’il avait fait naître et aux espérances qu’on avait fondées sur lui[16]. Le seul reproche qu’il mérite peut-être, c’est que, parvenu à un grand âge et affaibli par les travaux apostoliques, il ne défendit pas avec assez d’énergie, dans son différend avec l’archevêque de Reims, la liberté du duché de Bouillon, et qu’ensuite, il se montra trop faible à l’égard de Renaud, comte de Bar, descendant des anciens comtes ou ducs de Bouillon, qui tenait pour nulle la vente faite à l’Église de Liège et qui formait dès lors des prétentions à l’héritage de ce duché[17]. Aussi Renaud ne tarda guère à exécuter ses projets ; en 1134, profitant des désordres qui régnaient à Liége sous l’épiscopat d’Alexandre I, le successeur indigne du bienheureux Albéron I, il parvint à s’emparer, par trahison, du château que l’Église de Liége ne récupéra qu’en 1141, lorsque Albéron II eut recours à la force des armes pour se faire rendre une place considérée comme imprenable. Cet événement, célébré comme un miracle dû à la protection de saint Lambert, a fait l’objet d’une ample narration écrite par un auteur contemporain[18].

Albéron I mourut, selon le nécrologe de Saint-Lambert et Gilles d’Orval, le 1er janvier 1128, c’est-à-dire, selon le nouveau style, 1129. Comme l’histoire de la maison de Louvain nous permet de placer sa naissance vers l’an 1060, il en résulte qu’il devait avoir atteint la soixante-dixième année de son âge. Son corps fut inhumé dans l’église de Saint-Gilles, au pied du maître-autel, où l’on consacra, en 1568, l’inscription suivante à sa mémoire :

D. O. M. ET MEMORIÆ DOMINI ALBERONIS, HUJUS NOMINIS PRIMI, EPISCOPI ET PRlNCIPIS LEODIENSIS, HENRICI II COMITIS LOVANII ET ODILIÆ[19] LANTGRAVII THURINGIÆ. SORORIS FILII, HUJUS ABBATIÆ SANCII ÆGIDII PRlMARII FUNDATORIS. OBIIT ANNO DOMINI MCXXVIII, CALENDIS FEBRUARII[20]. DOMINUS JOHANNES DE NOLLET, ABBAS OPTIMI ΡΑΤRΟΝΙ MONUMENTUM ANNO MDLXVIII IGNE CORRUPTUM HOC NOVO RESTAURAVIT AN. MDCXLVI MENSIS FEBRUARII DIE XXIV.

P. F. X. de Ram.

  1. Ms. de Gérard, chap. X. Voyez nos Recherches sur l’histoire des comtes de Louvain et sur leurs sépultures à Nivelles, p. 46.
  2. Voyez sa notice ci-dessous.
  3. Dans le Ms. de la chronique de Jean d’Outre-Meuse, il est dit qu’il fut élu évêque par le chapitre. Toutes les sources historiques sont d’accord pour affirmer que le vœu de tout le monde l’éleva à l’épiscopat.
  4. Un auteur contemporain trace ainsi son portrait : Vir simplex et rectus, lenis, pudicus, sine avaritia, bonis moribus, nobilior nobilibus. Voyez la chronique de Raoul, abbé de Saint-Trond, dans le Spicilegium de d’Achéry, t. II, p. 702.
  5. Voyez la chronique de De Dynter, t. II, p. 71, et Butkens, Trophées de Brabant, t. I, p. 99.
  6. De Gerlache, Hist. de Liége, depuis César jusqu’à Maximilien de Bavière, p. 70.
  7. Le Magnum Chronicon Belg. (apud Pistorium, Rerum Germ. scriptores, t. III, p. 166) rapporte l’abolition de ce droit faite par Albéron.
  8. Albéron supprima ce droit en 1126 : Primus omnium juri suo vel servituti, quœ dicitur mortua manuss…. renunciavit, dit le Magnum Chronicon Belg. De Reiffenberg pense qu’il fut devancé par Florent I, comte de Hollande ; mais les diplômes de 1108 et 1116, en faveur des bourgeois de Heilo et d’Alckmaar, ne se rapportent pas directement à la suppression de la morte-main.
  9. La charte se trouve dans Vie de saint Norbert, par Hugo, et dans Galliot, Histoire gén. de Namur, t. V, p. 313.
  10. Voyez Gallia Christ. nov., t. III, Instrum., p. 169
  11. Op. cit., t. III, p. 1009.
  12. Magnum Chron. Belg. apud Pistorium, t. III, p. 167.
  13. Ibid.
  14. Chapeauville (t. II, p. 100) a publié cet acte, mais il l’attribue par erreur à Albéron II, qui siégea à Liége de 1136 à 1145.
  15. Marlot, Metropolis Remensis hist., t. II, p. 294.
  16. Notat Fisen, ultima ejus vitœ primis et conceptœ de illo existimationi non respondisse ferri ; sed id quo fundamento ? cum testis oculatus Rudulphus post ejus obitum jamjam descripta referat (c’est-à-dire le portrait mentionné plus haut, not. 1, p. 7). Vovez Gallia Christ. nov., t. III, p. 868.
  17. Voyez Foullon, Hist. Leod., t. I, p. 261.
  18. Triumphus S. Lamberti martyris de castro Bultonio anno Domini 1141, publié par Chapeauville, t. II, pp. 577-602, qui attribue cette narration à Nicolas, chanoine de Liége, auteur d’une Vie de saint Lambert.
  19. Lisez Adelœ ou Adeliœ. Voyez nos Recherches sur l’hist. des comtes de Louvain et sur leurs sépultures à Nivelles, p. 44.
  20. C’est par erreur qu’on écrit februarii au lieu de januarii.