Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/Le pet au vilain

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 280-284).


Le Pet au Vilain,


OU CI ENCOUMENCE


LI DIZ DOU PET AU VILAIN[1].


Mss. 7218, 7633, 7615.


Séparateur



En paradis l’espéritable
Ont grant part la gent chéritable,

Mais cil qu’en aus n’ont charité,
Ne sens, ne bien, ne vérité[2],
Si ont failli à cele joie,
Ne ne cuit que jà nus en joie
S’il n’a en li pitié humaine.
Ce di-je por la gent vilaine
C’onques n’amèrent clerc ne preste,
Si ne cuit pas que Diex lor preste
En paradis ne leu ne place.
Onques à Jhésu-Christ ne place
Que vilainz ait herbregerie
Avoec le filz sainte Marie ;
Quar il n’est reson ne droiture
(Ce trovons-nous en Escriture),
Paradis ne puéent avoir
Por deniers ne por autre avoir ;
Et à enfer r’ont-il failli,
Dont li maufez sont maubailli ;
Si orrez par quel mesprison
Il perdirent cele prison.

Jadis fu uns vilains enfers :
Appareilliez[3] estoit enfers
Por l’âme au vilain recevoir ;
Ice vou di-je bien de voir,

Uns déables iert venuz
Par qui li droiz ert maintenuz.
Maintenant que léenz descent,
.J. sac de cuir au cul li pent,
Quar li maufez cuide sanz faille
Que l’âme par le cul s’en aille[4].
Mès li vilains, por garison,
Avoit ce soir prise poison.
Tant ot mangié bon buef as aus
Et du cras humé qui fu chaus,
Que la pance ne fu[5] pas mole,
Ainz li tent com corde à citole.
N’a mais doute qu’il soit périz ;
S’or puet poirre, si est gariz.
A cest enfort forment s’esforce,
A cest esfort met-il sa force ;
Tant s’esforce, tant s’esvertue[6],
Tant se torne, tant se remue
C’uns pet en saut qui se desroie,
Li sas emplist et cil le loie ;
Quar li maufez por pénitance
Li ot aus piez foulé la pance,
Et l’en dit bien en reprovier
Que trop estraindre fet chiier.

Tans ala cil qu’il vint à porte
Atout le pet qu’el sac enporte ;
En enfer gete et sac et tout,

Et li pez en sailli à bout.
Estes-vous chascun des maufez
Mautalentiz et eschaufez,
Et maudient l’âme à vilain.
Chapitre tindrent lendemain,
Et s’acordent à cel accort
Que jamais nus âme n’aport
Qui de vilain sera issue ;
Ne puet estre qu’ele ne pue.
A ce s’acordèrent jadis,
Qu’en enfer ne en paradis
Ne puet vilains entrer sanz doute :
Oï avez la reson toute.
Rustebues ne set entremetre
Où l’en puisse âme à vilain metre,
Qu’ele a failli à ces deux raignes ;
Or voist chanter avec les raines[7]
Que c’est li mieudres qu’il i voie,
Ou el tiègne droite la voie,
Por sa pénitence alégier,
En la terre au père Audegier :
C’est en la terre de Cocuce,
Audegiers chie en s’aumuce[8].



Explicit dou Pet au Vilain.

  1. Legrand d’Aussy (t. II de ses Fabliaux, pag. 352, édit. Renouard) a donné une analyse fort raccourcie de ce fabliau sous le titre de L’indigestion du vilain, et il y a mis une note que je crois devoir reproduire : « J’ai changé, dit-il, le titre de ce fabliau, qui dans l’original est intitulé Dou pet au villain. J’eusse même supprimé le conte sans hésiter s’il n’eût contenu que la polissonnerie grossière qu’annonce son titre, mais en l’admettant j’ai moins considéré le genre de plaisanterie qu’il offre que l’objet même sur lequel roule cette plaisanterie On a déjà vu plusieurs exemples de la licence avec laquelle les fabliers se permettaient de badiner sur le paradis et l’enfer. Aux réflexions que mes lecteurs n’auront pas manqué de faire à ce sujet j’ajouterai seulement quelques faits, qui sûrement en occasionneront de nouvelles ; c’est que ces scandaleuses facéties étaient la récréation des grands seigneurs aux fêtes de l’année les plus solennelles ; c’est que tandis qu’on exterminait par le feu, par des croisades particulières, etc., certains hérétiques qui ne différaient qu’en quelques points de la croyance générale, les poëtes qui composaient ces impiétés, les musiciens qui les chantaient ont vécu tranquillement et sont morts dans leur lit ; c’est que ces pièces ont paru presque toutes sous le règne du plus dévot de nos monarques, sous un prince dont la maxime était qu’il ne faut répondre que par un coup d’épée à celui qui ose médire de la loi chrétienne, sous un prince qui fit percer d’un fer rouge la langue d’un bourgeois de Paris convaincu de blasphème ; qui, lorsque les Languedociens, révoltés contre l’établissement de l’Inquisition, prirent les armes, employa son autorité. etc. » Méon a également laissé cette pièce dans son édition du recueil de Barbazan. (Voyez Fabliaux, t. II, pag. 67.)
  2. Ms. 7615. Var.
    Mès cil qu’en aus n’ont vérité,
    Ne bien, ne pais, ne charité.
    Ms. 7633. Var. :
    Ne bien, ne foi, ne loiautei.
  3. Ms. 7633. Var. Empareilliez.
  4. Ms. 7615. Var. En saille.
  5. Ms. 7633. Var. N’estoit.
  6. Ms. 7633. Var. S’esternue.
  7. Grenouilles ; rana.
  8. Le fabliau d’Audigier, qui se trouve au Ms. 1830 Saint-Germain, et qu’a donné Barbazan (voyez Fabliaux de Méon, t. IV, page 217), est une des pièces les plus ordurières qui nous soient restées du moyen âge. Il paraît qu’elle a joui au 13e siècle d’une grande réputation, car, outre la mention qu’en fait ici Rutebeuf, Adam de la Halle, dans Le Jeu de Marion et Robin fait dire à l’un de ses personnages :
    Je sai trop bien canter de geste ;
    Me volés-vous oïr conter ?
    baudons.
    Oïl.
    Gauthiers.
    Fais-moi donc escouter.
    (Il commence.)
    Audigier, dist Raimberge, bouse vous di, etc.
    Il en est également question dans le roman d’Aiol et de Mirabel sa femme. Lorsque Aiol entre dans la ville de Poitiers, monté sur son coursier Marchegai, que les privations ont rendu aussi maigre pour le moins que celui du chevalier de la Manche, tandis que lui-même n’est guère mieux équipé non plus que le héros de Cervantès, les enfants courent après lui et la foule se moque de son harnachement. C’est alors qu’on lui dit par dérision :

    Fu Audengiers vo père qui tant fu ber,
    Et Raiberghe vo mère o le vis cler :
    Iteus armes soloit toudis porter.

    (Voyez fol. 103, ro, 1re col., Ms. Lav., no 80, et fol. 102, vo, 2me col.)
    Un peu auparavant il est également question d’Audigier dans ce roman.

    Le fabliau d’Audigier commence par nous raconter la vie de Turgibus, seigneur de Cocuce et fils de Poitruce, qui épousa Rainberge dont il eut Audigier. Les exploits grotesques de ce héros, s’ils n’étaient pas entremêlés de récits dégoûtants et dont on n’oserait citer le moindre fragment, seraient assez curieux. Ainsi, lorsqu’il vint en France il fit tout de suite éclater sa valeur en perçant de sa lance une araignée. Un autre jour il traversa d’un coup de flèche l’aile d’un papillon, qui depuis ne put voler si ce n’est un peu. Quant à ceux d’Audigier, ils sont de la même force. Dans une de ses aventures il reste pendu à une haie par son éperon, et lorsque le vent le fait tomber à terre il coupe à cette haie, pour en tirer vengeance, trois ronces et un chardon. Du reste, voici son portrait :

    Il ot pâle le vis et teste noire,
    Et ot grosses espaules et ventre maire (major).
    Il ne li covient pas faire esclitoire,
    Quar en toutes saisons avoit la foire.

    Audigier, selon l’auteur du fabliau, épousa Troncecrevace, sœur de Maltrecie, et filleule de Rainberge. Le lendemain de ses noces, pour récompenser les jongleurs qui y étaient accourus, il leur donna à chacun trente crottes de chèvre.

    Tout ceci n’est pas, comme on le voit, d’un goût littéraire bien raffiné ; il y a loin de ces compositions à nos beaux romans des douze pairs, aux pastorales naïves d’Adam le Bossu et aux complaintes de Rutebeuf ; mais malgré leur grossièreté ces fabliaux n’en sont pas moins pleins d’esprit.