Dictionnaire des sciences philosophiques/2e éd., 1875/Métaphysique

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Dictionnaire des sciences philosophiques
par une société de professeurs et de savants

MÉTAPHYSIQUE. Voulant montrer le rang que devaient tenir parmi tous ses écrits plusieurs traités composés par lui sur les objets les plus abstraits de la pensée humaine, et réunis maintenant en un seul ouvrage, Aristote ou son successeur immédiat, Théophraste, les désigna par cette inscription : Τὰ μετὰ τὰ Φυσικὰ, Ce qui doit être lu après les livres de Physique. Ce titre fit fortune ; il devint celui d’une science tout à fait distincte, qui fut regardée comme le but le plus élevé de la philosophie et le couronnement nécessaire de toutes nos autres connaissances. Mais quel est exactement l’objet de cette science ou le sens précis du mot métaphysique ? Telle est la première question qui se présente devant nous, et que nous ne pouvons résoudre qu’à l’aide de l’histoire.

La métaphysique telle qu’Aristote la comprend, ou ce qu’il appelle du nom de philosophie première, a pour objet l’être en tant qu’être, c’est-à-dire l’essence même des choses, considérée indépendamment des propriétés particulières ou des modes déterminés qui établissent une différence entre un objet et un autre, les premiers principes de la nature et de la pensée ou les causes les plus élevées de l’existence et de la connaissance : car, ainsi que le remarque le philosophe grec avec son sens profond, ces deux choses ne peuvent se séparer ; ce n’est que par les principes les plus absolus de la connaissance que nous pourrons atteindre ceux de l’existence. Il faut donc les embrasser, les uns et les autres, dans une science unique, la plus générale et la plus intéressante que notre esprit puisse concevoir. D’ailleurs, si toute science a pour but la connaissance des causes et des principes, pourquoi n’y aurait-il pas, au-dessus des sciences diverses qui recherchent les causes et les principes des êtres particuliers, une science générale qui recherche les causés et les principes de tous les êtres ?

Dans les écoles de l’antiquité et du moyen âge dont les principes mêmes n’étaient pas comme le sont ceux du scepticisme, absolument incompatibles avec son existence, la métaphysique, tout en admettant une grande diversité de doctrines, a conservé sans interruption le même rang et le même caractère. La philosophie moderne s’est montrée, en général, moins précise sur la nature et même sur la réalité de ses attributions. On en comprendra facilement la raison : la philosophie moderne, ayant surtout à fonder la méthode des sciences philosophiques et à revendiquer l’indépendance de la raison, s’est beaucoup plus préoccupée de la pensée elle-même que des objets sur lesquels elle s’exerce, et des principes de la connaissance que de ceux de l’existence. Nous ne parlerons point de Bacon qui, prenant le mot métaphysique dans un sens tout opposé à celui qu’il a reçu de l’usage, l’a appliqué à une partie de la physique, à celle qui a pour objet les propriétés essentielles des corps et les causes finales des phénomènes de la nature (De augmentis et dignitate scientiarum, lib. III, c. iv). Nous remarquerons seulement que l’auteur de l’Instauratio magna n’a pas nié pour cela la science même à laquelle il enlevait ainsi son nom, puisqu’il reconnaît une théologie naturelle uniquement fondée sur la raison. Pour Descartes, « toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique. » Mais la science qu’il appelle ainsi embrasse aussi bien la psychologie et même une partie de la logique, que la connaissance des principes et de l’essence des choses. Nous voyons, en effet, que ses Méditations métaphysiques traitent à la fois de la certitude, de la méthode, des faits de conscience et de l’existence de Dieu, de la nature de l’âme, de la réalité du monde extérieur. Malebranche approche plus du sens antique du mot lorsqu’il définit la métaphysique, les vérités qui peuvent servir de principes aux sciences particulières. Au reste, il ne s’est pas borné à cette définition ; il nous offre dans ses œuvres un des plus beaux et des plus vastes systèmes de métaphysique dont la philosophie moderne puisse s’enorgueillir. La même observation s’applique à Leibniz, qui, comme métaphysicien, se place entre Platon et Aristote, en s’efforçant de les dominer l’un et l’autre pour les concilier, et dont la méthode, autant que les doctrines, nous rappelle la science de l’antiquité. Mais Locke, en faisant dériver toutes nos connaissances de la sensation et de la réflexion, a ruiné la métaphysique par la base : car la sensation étant un phénomène variable et personnel, ne peut rien nous apprendre de ce qui est en soi ou absolument, de l’être universel et nécessaire. Aussi ne voit-il que deux sortes de propositions à l’usage des métaphysiciens : les unes certaines, mais absolument frivoles, c’est-à-dire qui forment de vaines tautologies ; les autres instructives, mais hypothétiques (Essai sur l’entendement humain, liv. IV, ch. viii). Condillac, marchant sur les traces de Locke et renchérissant sur son système, ne reconnaissant, comme source de nos idées, que la sensation toute seule sans la réflexion, n’est pas plus favorable à la métaphysique que le philosophe anglais, quoiqu’il prétende, par une contradiction inexplicable, fournir les preuves de l’existence de Dieu et de la spiritualité de l’âme. Cela n’a pas empêché le nom de la métaphysique de se maintenir dans son école et dans le langage de la philosophie française du xviiie siècle, mais avec une signification très-différente de celle qu’il avait autrefois. Par exemple, d’Alembert, dans son Essai sur les éléments de la philosophie (t. IV de ses Mélanges, p. 45 et 46), enseigne que le premier, et même le seul problème de la métaphysique, est celui de l’origine des idées. « Presque toutes les autres questions qu’elle se propose sont, dit-il, insolubles ou frivoles ; elles sont l’aliment des esprits téméraires ou des esprits faux, et il ne faut pas être étonné si tant de questions subtiles, toujours agitées et jamais résolues, ont fait mépriser par les bons esprits cette science vide et contentieuse qu’on appelle communément métaphysique. » C’est exactement le même jugement que celui de Locke, exprimé dans presque les mêmes termes dont s’est servi l’auteur de l’Essai sur l’entendement humain. Aussi la métaphysique obtient-elle à peine, dans l’Encyclopédie, quelques lignes méprisantes. Cependant, tout en condamnant cette science, ou, ce qui revient au même, en la réduisant à n’être qu’une partie de la psychologie, d’Alembert, avec cette netteté d’esprit et cette précision de langage qui le caractérisent, indique quelques-uns de ses problèmes les plus difficiles : « Comment, dit-il, notre âme s’élance-t-elle hors d’elle-même pour s’assurer de l’existence qui n’est pas elle ?… Comment concluons-nous de nos sensations l’existence des objets extérieurs ?… Enfin, comment parvenons-nous, par ces mêmes sensations, à nous former une idée des corps et de l’étendue ? » Évidemment, ce ne sont pas là des questions que l’expérience ou l’analyse des sensations puisse résoudre.

Sans rendre à la métaphysique ses anciens droits, c’est-à-dire la connaissance des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, ou, pour nous servir de son langage, la connaissance de la vérité objective, Kant lui assigna du moins une sphère plus élevée et plus étendue. Il la définit l’inventaire systématique de toutes les richesses intellectuelles qui proviennent de la raison pure, c’est-à-dire des idées et des principes que l’intelligence tire de son propre fonds sans le concours de l’expérience. Par suite de cette définition, il y reconnaît deux parties : l’une qui a pour objet de déterminer exactement la valeur et la portée de nos connaissances a priori, ou purement rationnelles : c’est la critique ; l’autre qui les rassemble en un seul tout et les coordonne en système : c’est la doctrine. Et, de même que dans la critique, on distingue la critique de la raison théorique, et la critique de la raison pratique ; la doctrine se partage en métaphysique de la nature et en métaphysique des mœurs, selon que l’on considère les principes de la raison dans leur application au monde extérieur ou à nos propres actions. Mais l’abîme que Kant voulait creuser entre l’être et la pensée, entre les principes de nos connaissances et ceux de l’existence, n’est pas resté longtemps ouvert. Après lui, et dans sa propre patrie, la métaphysique envahit non-seulement la philosophie tout entière, mais l’ensemble des connaissances humaines. La pensée fut considérée comme l’essence même des choses, se manifestant sous mille formes diverses, et fatalement enchaînées les unes aux autres, dans la nature comme dans l’humanité, dans l’histoire comme dans la conscience.

Il résulte de cette énumération rapide des différentes idées qu’on s’est faites de la métaphysique, depuis l’instant où un homme de génie a essayé de la constituer régulièrement, que tous les philosophes, ou plutôt toutes les écoles de philosophie, ont reconnu l’existence d’une science plus générale et plus élevée que les autres, d’une science, des principes de laquelle toutes nos connaissances tiennent leur certitude et leur unité. Mais les uns, en cherchant les principes dans la raison ou dans le fond invariable de l’intelligence humaine, les ont étendus à tout ce qui existe, les ont considérés comme l’expression exacte de la nature des choses et comme le fond constitutif de tous les êtres tombant sous le regard de notre esprit : ce sont les métaphysiciens proprement dits. Les autres, en reconnaissant dans la pensée les mêmes éléments invariables, les mêmes idées indestructibles, leur refusent toute similitude et toute communauté d’essence avec les choses, c’est-à-dire toute valeur objective, et les représentent comme des formes inhérentes à notre constitution ou comme des formes particulières à notre intelligence : ce sont les partisans du demi-scepticisme ou de la philosophie idéaliste de Kant. Enfin, d’autres donnent pour principe à notre intelligence un simple fait, celui de la sensation ; et ne voyant aucun chemin ouvert pour passer de ce fait à une connaissance plus élevée, à quelque chose d’universel et d’absolu qui existerait soit dans la pensée même, soit hors de la pensée, ils sont forcés d’absorber la métaphysique dans la psychologie, et la psychologie elle-même dans la question de l’origine des idées, ou plutôt dans l’analyse des sensations. Cette manière de concevoir les premiers principes de la science appartient aux philosophes sensualistes ou à l’école de Locke et de Condillac. La question de la définition de la métaphysique, telle que l’histoire nous la présente, se confond donc entièrement avec celle de l’existence de cette science. Il ne s’agit pas de savoir qui l’a bien ou qui l’a mal définie ; le débat porte bien plus haut ; il est entre ceux qui la nient et ceux qui l’admettent, entre le sensualisme et l’idéalisme d’une part, et de l’autre, la croyance à la pleine autorité ou à l’objectivité de la raison, ce que nous appellerions volontiers le réalisme, si ce mot n’était pas discrédité par les excès de la scolastique.

Ramené à ces termes, le problème qui devait le premier se présenter à notre attention, celui de l’existence de la métaphysique, se trouve parfaitement résolu : car ce n’est pas seulement la métaphysique qui y est engagée, mais la totalité des connaissances humaines, ou la faculté par laquelle nous nous assurons à la fois de notre propre existence et de celle des autres êtres. Si notre raison ne nous trompe pas, si son existence même n’est pas une vaine illusion, si ce que nous prenons pour des principes universels et nécessaires, tels que les idées de temps, d’espace, d’infini, de substance, de cause, d’unité, d’ordre, ne se réduit pas à de pures formes de la pensée, ou à des signes généraux indiquant seulement différentes classes de nos sensations, alors il y a en nous une certaine connaissance de la nature réelle des choses, les conditions essentielles de notre intelligence représentent exactement celles de l’existence, et la métaphysique est possible. Dans le cas contraire, soit qu’on accepte la doctrine de Kant ou celle de Locke, il faut avoir le courage, si l’on veut être conseillent, d’aller jusqu’aux dernières limites du scepticisme. Le sceptique seul est dispensé d’avoir une doctrine sur l’absolu et l’universel, c’est-à-dire sur les principes communs à tous les êtres, parce qu’il déclare ne rien savoir d’aucun être particulier, ni s’il est, ni ce qu’il est ; mais dès que vous parlez, même conditionnellement, soit d’un esprit, soit d’un corps ou d’un rapport déterminé entre deux idées, j’ai le droit de vous demander quel en est le principe constitutif, quelle en est la raison dernière ; et comme il est impossible de répondre à une telle question en considérant les choses isolément, vous êtes bientôt forcé, pour donner satisfaction aux légitimes exigences de la science, aux lois irrésistibles de la logique, de vous enquérir du principe ou de la raison de tout ce qui est. Aussi la métaphysique n’est-elle pas moins ancienne que la philosophie, c’est-à-dire que la recherche de la vérité par la science, ou la foi de la raison en elle-même, et elle durera aussi longtemps qu’elle. Sans doute c’est à Aristote qu’appartient la gloire d’avoir nettement défini son caractère ; mais elle remonte dans la Grèce jusqu’à Thalès et à Pythagore ; on la rencontre dans l’école ionienne comme dans l’école italique, chez Leucippe et Démocrite comme chez les philosophes d’Élée : car rechercher l’essence des choses et les principes de tous les êtres, c’est faire de la métaphysique.

Il n’entre pas dans notre intention d’exposer ici tout un système de métaphysique ; c’est la science même qui porte ce nom que nous voulons montrer sous son véritable jour, dont nous cherchons à donner une idée complète et exacte, en nous défendant également de toute prévention injuste et d’une confiance exagérée. Que nous reste-t-il donc à faire après avoir établi que cette science existe, qu’elle répond à un besoin impérissable de l’esprit humain, et que son but est tellement réel, qu’on ne saurait le contester sans ruiner par cela même le fondement de toutes nos connaissances ? Il nous reste à indiquer les différents problèmes qu’elle doit se proposer et qui déterminent à la fois ses limites et son plan ; il nous reste à discuter la méthode dont elle doit se servir : car c’est faute d’être fixée sur ce point qu’elle a si souvent été entraînée dans la carrière des hypothèses et des aventures : enfin nous aurons à examiner quels sont les résultats qu’elle a produits jusqu’à présent, et ceux qu’on est en droit d’attendre d’elle pour l’avenir. Nous allons essayer de remplir successivement, et dans le moindre espace que nous pourrons, ces différentes parties de notre tâche.

I. Le premier problème dont la métaphysique ait à s’occuper, et qui précisément se présente le dernier dans l’histoire, c’est celui que Kant a soulevé dans la Critique de la raison pure ; c’est le passage de la pensée à l’être ou de l’idée à la réalité ; c’est le droit que nous avons d’affirmer que les choses que nous concevons nécessairement existent, et qu’elles existent comme nous les concevons. Tant que ce problème n’a pas été résolu, il est impossible d’en résoudre aucun autre d’une manière définitive et vraiment satisfaisante pour l’esprit ; mais est-il possible qu’il soit résolu ? Voilà la véritable question. Nous n’éprouvons aucune hésitation à y répondre affirmativement : car remarquons, d’abord que si la solution n’est pas dogmatique elle est évidemment sceptique ; qui n’est pas pour la raison est contre la raison. Le moyen terme que Kant a cru avoir trouvé dans l’idéalisme transcendantal est une pure chimère, un état contradictoire qui le fait parler à la fois dans deux sens opposés. La raison ne peut pas, comme il le prétend, rester subjective, c’est-à-dire relative et contingente, en même temps qu’elle porte le double caractère de l’universalité et de la nécessité. L’universel et le nécessaire ne se présentent à la pensée qu’à la condition d’exister dans la nature des choses. Le débat se trouve donc entre le dogmatisme et le scepticisme ; non pas le scepticisme idéaliste et irrémédiable en apparence, qui n’invoque la raison que pour la mieux trahir ; mais le scepticisme franc, conséquent de Hume, qui nie simplement la raison et ne laisse rien debout que les sensations et les idées des sensations. Le problème ainsi posé devient une question de fait : la raison pourra être constatée comme on constate la sensibilité, et les mêmes preuves qui attesteront son existence, rendront témoignage de son autorité, nous voulons dire de sa valeur objective, comme nous venons de le remarquer à l’instant même, et comme on achèvera de s’en convaincre par les considérations que nous aurons à présenter bientôt sur la méthode.

Après avoir établi d’une manière générale la communication de la raison avec la nature des êtres, ou de la pensée avec la réalité, il faut considérer celle-ci sous tous les points de vue essentiels qu’elle offre à notre intelligence ; il faut examiner chacune des idées qui sont, pour ainsi dire, la substance même de notre pensée, dans les rapports qu’elles présentent entre elles et avec le fond des choses. Ainsi on se demandera ce que c’est que l’unité, la substance, la cause, le temps, l’espace, la durée, l’étendue, l’identité, le bien, l’infini, le possible, le nécessaire, non-seulement dans l’esprit qui les conçoit ou dans le fait intellectuel qui les révèle, mais dans les objets eux-mêmes. On sera amené à rechercher si ce sont des êtres, ou des attributs, ou de simples rapports ; on aura à se prononcer, par exemple, au sujet du temps et de l’espace, pour Leibniz, ou pour Clarke, ou pour Kant ; au sujet de la substance, de la cause, de l’être proprement dit, pour Platon ou pour Aristote, pour Descartes ou Leibniz, pour Malebranche, Spinoza, ou ce qu’on a appelé en Allemagne la philosophie de la nature. Tous ces éléments, ou, pour parler avec plus de justesse, ces aspects divers de l’existence, après avoir été considérés séparément et d’une manière analytique, devront être rapprochés les uns des autres et ramenés à une même synthèse.

Tous les autres problèmes de la métaphysique sortiront naturellement de la solution qu’on aura donnée à celui-ci. Supposez qu’on soit arrivé à ce résultat, qu’il n’y a qu’une substance unique dépourvue de conscience et de liberté, on sera tenu d’expliquer l’existence des êtres intelligents et libres et celle de l’ordre moral auxquels ils sont soumis. On sait que là est précisément la difficulté du spinozisme et du matérialisme. Si l’on croit, au contraire, avec quelques philosophes plus modernes, que la pensée seule, c’est-à-dire les notions abstraites ou l’élément purement logique de l’esprit, constitue à lui seul l’essence des choses et le principe de tout ce qui est, alors, au contraire, il faudra rendre compte de tout ce qu’il y a de vie, de force, de sensibilité, d’aveugle passion et de mouvement spontané dans la nature. Enfin, dans tous les cas possibles, on sera obligé de chercher les rapports des existences particulières et déterminées avec les conditions universelles de l’existence, de l’homme avec la nature, de l’esprit avec la matière et de tous deux ensemble avec l’infini. Indépendamment de ces spéculations générales, il y a encore ce qu’on appelle habituellement la métaphysique de chaque science, et qui n’est qu’une application des idées métaphysiques aux différentes branches des connaissances humaines. Ainsi, laissant de côté tous les phénomènes particuliers qui se constatent par les sens et les ois qui se déterminent par le calcul, on voudra savoir, en physique, ce que c’est que la gravitation, l’électricité, le fluide magnétique ; en histoire naturelle, ce que c’est que l’organisation ou ces formes animées qui se conservent inaltérables dans les genres et les espèces ; en physiologie, ce que c’est que la vie et la mort, quel est le principe qui circule dans l’économie animale, qui préside à toutes les fonctions et unit sous son empire les éléments les plus hétérogènes. Personne n’oserait nier l’importance de ces questions et l’immense intérêt qui s’y attache ; mais devant les hypothèses contradictoires, souvent extravagantes, par lesquelles on y a répondu, on se demande si elles sont à la portée de notre faible intelligence et s’il y a une voie quelconque qui nous ouvre un accès auprès d’elles, c’est-à-dire une méthode qui leur soit applicable.

II. Presque toutes les erreurs, ou plutôt les aberrations qu’on reproche à la métaphysique, ont leur origine dans les fausses idées qu’on s’est faites de la méthode de cette science. Ainsi les uns ont voulu lui appliquer exclusivement le procédé des géomètres, c’est-à-dire qu’ils ont cherché à découvrir les principes mêmes de l’existence, la réalité souveraine par des moyens qui ne donnent que des abstractions, telles que des rapports et des quantités : cette méthode est celle de Spinoza. Les autres, se mettant, en quelque sorte, à la place de l’infini ou s’identifiant avec lui du premier coup, ont voulu nous expliquer par le développement successif de leurs idées le développement même des êtres et la génération éternelle, jamais interrompue de de Dieu, de l’homme et de l’univers. C’est la marche qu’ont suivie certains philosophes de l’Allemagne qui, par une suite indéfinie de distinctions et de combinaisons arbitraires, présentées sous forme de thèses, de synthèses et d’antithèses, ont cru avoir mis à nu tous les mystères de la création, tous les secrets de l’univers. Elle est désignée sous le nom de procès dialectique (voy. Hegel). Enfin, d’autres se sont efforcés de s’élever au-dessus de la raison même et d’atteindre à la suprême vérité, à la contemplation de l’infini, en s’affranchissant de toutes les conditions que la science impose, par les seules forces de l’enthousiasme et de l’amour. Cette tentative est le fond commun du mysticisme, le trait distinctif de tous les systèmes qu’il a mis au jour depuis l’école d’Alexandrie jusqu’à Jacob Boehm, Fénelon et Saint-Martin. Avec des procédés comme ceux-ci : l’inspiration aveugle, une dialectique chimérique qui n’a que le nom de commun avec celle de Platon, et des définitions, des axiomes arbitraires faussement imités de la géométrie, comment s’étonner qu’on soit arrivé à discréditer les recherches vers lesquelles l’esprit humain, malgré tant de déplorables échecs, se sentira toujours entraîné ?

Le premier de tous les problèmes qui se proposent au métaphysicien est, comme on a pu s’en convaincre plus haut, une question de fait : il s’agit de savoir, d’abord, s’il y a en nous, non-seulement des idées, mais des croyances universelles et nécessaires ; ensuite si ce n’est pas enlever à ces croyances ou à ces idées le double caractère qui les distingue, c’est-à-dire l’universalité et la nécessité, que de les considérer comme des formes inhérentes à notre constitution, comme des lois relatives et contingentes. Or, le seul moyen de résoudre une question défait, c’est la méthode d’observation, c’est l’analyse et l’expérience. L’expérience s’étend aussi bien à nos idées qu’à nos sensations, et si elle ne les produit pas elle-même, elle peut, du moins, nous apprendre si elles existent ou n’existent pas en nous, si elles possèdent ou non certains caractères qu’il est impossible de leur enlever sans les détruire. Une fois entré dans cette voie, on se trouve par là même au centre de la réalité, de l’existence, de la vie, où, comme dans un fort inaccessible, on peut défier tous les sophismes et tous les systèmes. En effet, au point de vue de l’observation, les idées universelles sur lesquelles se fonde la métaphysique cessent d’exister par elles-mêmes et de contenir en elles, à l’état d’abstraction où elles nous sont présentées, la raison dernière et l’essence des choses : elles ne peuvent pas être séparées d’une intelligence qui les conçoit et qui, par conséquent, se connaît elle-même, qui a pour caractère distinctif la conscience, c’est-à-dire la personnalité, et se trouve, en cette qualité, nécessairement unie à une existence complète, déterminée, achevée, bien différente de la chose en soi de Kant, de la substance aveugle de Spinoza, et des évolutions indéfinies de la dialectique hégélienne. Ce n’est pas tout : les idées métaphysiques, ou les idées de la raison, en même temps que je les conçois comme universelles et nécessaires, se montrent en moi qui ne suis ni l’un ni l’autre, se révèlent à une intelligence particulière, imparfaite, bornée, qui sait clairement s’appartenir à elle-même et posséder une existence propre. Je suis donc obligé d’admettre en même temps deux consciences, c’est-à-dire deux existences vraiment distinctes, deux intelligences et non pas seulement deux modes ou deux moments différents de la pensée : l’une éternelle et infinie, siége des idées universelles et nécessaires ; l’autre finie en durée comme en puissance, et qui n’est, pour ainsi dire, qu’un reflet ou une imitation affaiblie de la première. On remarquera facilement que ni dans l’une ni dans l’autre les idées ne se présentent sous la forme d’une série ou d’une chaîne de déductions successives, mais comme un tout indivisible et simultané : car chacune d’elles suppose nécessairement toutes les autres, et semble s’évanouir dès qu’on essaye de l’isoler. Ainsi comment concevoir la cause sans la substance, ou la substance sans la cause, et toutes deux sans l’identité, par conséquent sans l’unité, sans la durée, la durée sans le temps, sans l’infini, l’infini sans l’immensité ou l’espace, etc. ? C’est cette simultanéité des idées qui fait l’unité de l’intelligence, et qui donne à la raison, dans quelque nature qu’elle se manifeste, un caractère vivant et personnel.

La méthode d’observation, appliquée à la métaphysique, nous offre donc ce premier résultat, de substituer la conscience, c’est-à-dire la personnalité intellectuelle à la place des idées abstraites, et d’établir une distinction entre la personne humaine et la personne divine, tout en nous montrant l’une comme participant à l’essence de l’autre. Mais quoi ! ne sommes-nous, comme le croyait Descartes, qu’un être pensant, une pure intelligence, et hors de nous ou au-dessus de nous n’apercevons-nous rien qu’une intelligence infinie ? Cette unité pensante que j’appelle du nom de conscience peut-elle se séparer de cette unité active que je nomme ma volonté ? Non assurément, elles m’appartiennent toutes deux au même titre ; elles se réunissent, ou plutôt se confondent dans une même existence, et c’est cet être complexe, mais indivisible, qu’on appelle moi. En effet, je ne saurais vouloir ou agir sans penser en même temps, puisque chaque détermination de ma volonté est un fait de conscience, et je ne saurais penser sans agir, c’est-à-dire sans diriger mon intelligence, sans la porter sur tel ou tel objet, sans lui faire suivre telle ou telle, route, sans prononcer ou suspendre mon jugement. Or, ce que nous venons d’observer au sujet de l’intelligence elle-même, ou du la conscience prise dans son unité, s’applique aussi aux objets les plus élevés de l’intelligence, à quelques-unes des idées de la raison : nous voulons dire que dans le même temps où nous les concevons comme les conditions suprêmes et les éléments universels de la pensée, elles se montrent en nous, à la lumière de l’expérience, comme un principe actif et vivant, comme un être non pas général et abstrait, mais particulier, réel et parfaitement déterminé. Ainsi, qu’est-ce que c’est pour moi qu’une unité, une cause, une substance ? C’est quelque chose qui ressemble, soit en de moindres, soit en de plus grandes proportions, à ce que je suis moi-même, à ce fond indivisible, actif, permanent, identique, que je m’aperçois être, que j’expérimente en moi et que je connais sans interruption ni intermédiaire. Retranchez cette aperception immédiate de la personne humaine, et chacune des idées dont nous parlons ne vous représentera que le signe algébrique d’un inconnu. Une fois certain par le plus irrécusable des témoignages, celui de la conscience, que les noms de cause, de substance, d’unité ne s’appliquent pas seulement à des formes abstraites de la pensée, mais à un être défini, à une substance en action, comme disait Aristote, je ne peux plus admettre hors de moi et au-dessus de moi, pour expliquer les divers phénomènes de mon existence et mon existence elle-même, que des êtres aussi nettement caractérisés que je suis, mais d’une nature supérieure ou inférieure à la mienne. L’infini même, tout en pénétrant les autres êtres, et les faisant participer diversement de sa vie, de son intelligence, de sa puissance, doit avoir nécessairement son existence et sa conscience propres. Mais comment cela est-il possible que les formes universelles de la pensée, que les caractères par lesquels l’infini se révèle à la conscience, s’appliquent à des êtres particuliers et finis ? Je sais que cela est, parce que l’expérience me l’apprend ; je ne puis dire comment cela est possible : la solution de ce problème serait l’explication du mystère de la création, ou la science infinie. C’est précisément en osant porter jusque-là son ambition, que la métaphysique a rencontré ces déplorables échecs qui l’ont discréditée pour longtemps, et qu’au lieu de rester à la tête des sciences elle est retournée vers les théogonies et les cosmogonies qui caractérisent l’enfance de l’esprit humain. Cette dernière observation nous conduit naturellement à examiner, c’est-à-dire à classer et à apprécier de la manière la plus générale, les résultats de la science dont nous nous occupons.

III. Il a existé, et il existera peut-être toujours, deux espèces de métaphysiques : l’une personnelle, aventureuse, hypothétique, où l’on ne cherche qu’à donner des preuves de son génie, où tout est sacrifié à la nouveauté, à la hardiesse, à la chimérique ambition de ne laisser aucune place à l’ignorance ni au doute, de ne laisser aucun problème sans solution, et d’étendre le domaine de la science aussi loin que celui de la vérité ; l’autre est l’expression pius ou moins nette, plus ou moins savante, mais à peu près complète, de la raison humaine ; et comme la raison se trouve étroitement unie au sentiment, elle répond aussi (et c’est là un de ses caractères les plus distinctifs) aux plus nobles besoins du cœur, elle offre à l’adoration et à l’amour du genre humain un être réel, où l’infinitude se traduit en force, en vie, en intelligence, en sagesse, et qui, selon les paroles de Platon, dans le Timée, a produit le monde, non pour obéir à une aveugle nécessité, mais parce qu’il est bon : enfin, elle l’orme comme un symbole spirituel, comme une tradition intérieure et toujours vivante, au sein de laquelle se rencontrent, en quelque lieu et sous quelque influence que la Providence les ait fait naître, les plus nobles génies de l’humanité. Il n’y a plus aujourd’hui qu’à choisir entre ces deux métaphysiques, car elles ont à peu près fourni leur carrière l’une et l’autre. On pourra sans peine faire briller encore une plus vive lumière sur cette doctrine universelle dont nous venons de parler ; on pourra lui donner plus d’unité et de rigueur dans la forme ; on ne réussira pas à élargir sa base, et encore moins à la changer. Quant aux systèmes hypothétiques, aux théories ambitieuses avec lesquelles on s’est fait illusion si longtemps, elles ont encore beaucoup moins à espérer : car, partout où la raison et la véritable science sont limitées, l’hypothèse et l’imagination le sont bien davantage, et, au moment où elles élèvent les plus hautaines prétentions à l’originalité, il arrive souvent qu’elles n’ont fait que rajeunir ou étendre quelque vieille erreur. Au reste, quels sont aujourd’hui ces systèmes, et quelle valeur ont-ils dans l’état actuel des esprits, quelles nouvelles tentatives leur reste-t-il à faire, quelles nouvelles espérances à concevoir pour l’avenir ?

De systèmes métaphysiques, dans le sens rigoureux du mot, et lorsqu’on a mis à part cette métaphysique universelle où l’on reconnaît sans peine, sous une forme de plus en plus réfléchie, la raison même du genre humain, il n’y en a véritablement que quatre. L’un est le dualisme, qui met à peu près sur la même ligne l’esprit et la matière ; qui les regarde tous deux comme des principes éternels, nécessaires, infinis, et les fait concourir ensemble à la formation de l’univers. L’autre est le matérialisme, où l’on ne reconnaît pas d’autre existence que celle de la matière et des corps, où tout est expliqué par le développement spontané d’une nature aveugle, répandue également dans toutes les parties du monde, ou par le mouvement fortuit des atomes et les lois de la mécanique. Le troisième, se plaçant précisément au point de vue opposé, ne voit partout qu’esprit et intelligence, ne veut rien admettre qu’un monde spirituel, invisible et supérieur à l’intelligence elle-même. Ce système, selon les limites dans lesquelles il se renferme, selon qu’il s’en tient à la raison ou qu’il aspire à s’élever au-dessus d’elle, prend le nom d’idéalisme ou de mysticisme. Enfin, le dernier et le plus grand de tous, c’est le panthéisme, selon lequel l’esprit et la matière, la pensée et l’étendue, les phénomènes de l’âme et ceux du corps, se rapportent également, soit comme des attributs, soit comme des modes différents, à un seul et même être, à la fois un et multiple, fini et infini, humanité, nature et Dieu.

On ne peut guère compter le dualisme, qui a disparu, depuis des siècles, de la scène du monde, et qui n’a jamais eu la durée ni l’importance qu’on lui attribue. La matière première des anciens, du moins celle de Platon et d’Aristote, ne représente en aucune manière un être réel, un principe positif qui partage avec Dieu le privilége de l’éternité ; elle n’est que la limite inévitable des choses et l’ensemble des conditions qui en déterminent la possibilité : car Dieu lui-même ne peut pas donner l’existence à ce qui est impossible en soi.

Le matérialisme n’inspire plus que le mépris et le dégoût ; de son propre mouvement, il s’est retiré de la métaphysique pour se renfermer dans les amphithéâtres de médecine, et ceux-là même qui le conservent encore dans la théorie de l’homme, n’osent plus le conserver comme une explication suffisante de l’univers. Un des derniers apôtres du matérialisme en France et, sans contredit, le plus illustre, Broussais, dans son Cours de phrénologie, a écrit ces mots : « L’athéisme ne saurait entrer dans une tête bien faite et qui a sérieusement médité sur la nature. »

Serait-ce l’idéalisme qui répondrait aux besoins de notre époque et qui serait appelé à recueillir l’héritage des autres systèmes ? Dans l’idéalisme, il ne faut pas tant considérer le résultat ou la doctrine, par exemple celle de Platon ou de Descartes, celle de Malebranche ou de Berkeley, que le principe même sur lequel il s’appuie et qui constitue, pour parler comme lui, sa véritable essence. Or, quel est ce principe ? Qu’il ne faut pas tenir compte des faits, mais seulement des idées, qui nous représentent la véritable nature et le fond invariable des choses ; que les premiers ne nous offrent rien de plus qu’une imitation affaiblie, qu’une reproduction incomplète des dernières ; par conséquent, que la raison n’a rien à apprendre de l’expérience. S’il en est ainsi, il faut, comme nous l’avons démontré plus haut au sujet de la méthode, renoncer à notre personnalité, qui nous est donnée comme un fait, il faut renoncer à la liberté, qui en est le caractère le plus essentiel, et, par suite, à toute distinction parmi les êtres : car le sentiment de notre existence comme individu, le fait de notre liberté et de notre conscience, voilà le seul fondement réel de cette distinction. L’idéalisme est donc placé dans l’alternative ou de se confondre avec le panthéisme, comme cela lui est arrivé souvent, ou de se démentir lui-même en sortant de la sphère de l’universel, de l’idéal, de l’intelligible pur, c’est-à-dire des abstractions. Dans le fait, qu’est-ce que les plus grands interprètes de l’idéalisme, Platon, Descartes, Malebranche, ont fait, de la matière et des corps ? une idée abstraite, telle que l’espace vide, l’étendue, le non-être (voy. Matière). Qu’ont-ils fait de l’âme humaine ? une autre abstraction, à savoir, la pensée. En vain donnent-ils à la pensée la conscience, elle n’en est pas moins une simple faculté incapable de se suffire à elle-même et de former une existence à part. Aussi le platonisme a-t-il donné naissance au néo-platonisme, et la philosophie de Descartes ne peut-elle pas être complètement lavée du reproche d’avoir apporté avec elle les semences de la doctrine de Spinoza. Pour l’idéalisme de Kant, il est bien évident que c’est lui qui a produit la philosophie de la nature et la théorie de l’identité absolue.

Le mysticisme ne fait qu’ajouter aux difficultés de l’idéalisme des difficultés d’une autre espèce. Il admet le principe idéaliste qu’il n’y a rien de vrai, que rien n’existe véritablement que l’universel, l’absolu, le divin. Il détourne ses regards avec mépris de ce qu’il y a de particulier, d’individuel, dans la nature et dans l’homme, et, joignant l’action à la pensée, il cherche à le supprimer dans la pratique de la vie au moyen d’une entière abnégation de nous-mêmes, par une mort anticipée à tous les devoirs, à toutes les affections, à tous les intérêts de ce monde. Mais au lieu de s’en tenir à la lumière de la raison, il invoque des facultés plus élevées, sans recourir à l’intermédiaire d’aucune autorité extérieure ; il s’efforce de saisir l’objet exclusif de sa foi et de se confondre avec lui à une hauteur que l’intelligence ne peut atteindre, dans les régions de l’extase et de l’amour. Il est évident que, dans cette doctrine, tout est sacrifié, non-seulement à des abstractions, à des idées que du moins notre raison peut concevoir et qu’elle conçoit nécessairement, mais à la plus vide et à la plus repoussante des chimères, à l’inconnu. C’est au fond de cet abîme, où il est impossible de discerner le bien du mal et l’existence du néant, que le mysticisme nous invite à nous précipiter ; c’est là qu’il nous montre notre principe et notre fin, le principe et la fin de tous les êtres. Ce n’est pas nous qui tirons ces conséquences, c’est l’histoire. Partout ou le mysticisme a paru, il a méconnu la liberté, la raison, la nature ; il a abaissé l’homme jusqu’à lui inspirer la plus coupable indifférence sur ses actions et sa destinée ; il a confondu toutes les idées et toutes les existences, nous ne dirons pas dans le sein de Dieu, mais clans la nuit du néant qu’il adore à sa place. Ajoutons que le mysticisme n’est pas moins contraire à la religion qu’à la philosophie, au principe de l’autorité qu’à celui du libre examen ; sa constante préoccupation a été de les concilier ensemble, et, dans le fait, il n’a abouti qu’à les nier l’un et l’autre.

Le panthéisme seul, tel qu’il a été conçu et développé en Allemagne par deux hommes d’un rare génie, a pu séduire quelque temps des esprits sérieux, et n’est pas incapable de les ébranler encore ; mais quels nouveaux développements est-il susceptible de recevoir ? Depuis les plus humbles phénomènes de la matière jusqu’à l’être infini, il a eu l’ambition de tout embrasser dans son sein, de tout expliquer, de tout comprendre ; et, autant que sa nature et celle de la raison le permettaient, il a réussi dans cette entreprise. Il a subordonné à son point de vue, et comme assimilé à sa substance, non-seulement la philosophie dans toutes ses parties et avec tous les systèmes qu’elle a mis au jour, mais toutes les autres sciences, sans en excepter une ; et aux sciences, il a ajouté l’histoire de l’art et de la religion. Enfin, rien ne manque à cette vaste et brillante synthèse, si ce n’est deux choses absolument incompatibles avec le principe du panthéisme, mais dont l’humanité ne fait pas volontiers le sacrifice : la conscience, c’est-à-dire la providence divine et la liberté humaine. Aussi, à peine debout, cette nouvelle tour de Babel, qui devait combler l’intervalle du ciel à la terre, s’est écroulée sous son propre poids ; l’un des architectes n’a plus voulu la reconnaître, et s’est mis à construire, sur d’autres fondements, un édifice tout nouveau ; les ouvriers qui ont aidé à la bâtir et les hôtes très-divers, théologiens, philosophes, naturalistes, historiens, hommes d’États, jurisconsultes, qu’elle avait un instant réunis dans sa magnifique enceinte, se sont dispersés dans toutes les directions, ou sont restés pour se faire la guerre les uns aux autres. En un mot, l’anarchie et la discorde n’ont pas tardé à se montrer dans l’école de Schelling et de Hegel. La division s’est d’abord établie entre les maîtres, puis elle est descendue aux disciples. Les uns ont conservé le principe idéaliste et le caractère élevé de cet audacieux système, les autres se sont tournés vers le mysticisme ; d’autres sont descendus jusqu’au matérialisme le plus abject.

La conclusion qui sort de ces faits, et par laquelle nous voulons finir, c’est que la bonne et la mauvaise métaphysique ont dit également à peu près leur dernier mot ; c’est que la carrière de la métaphysique, au lieu de s’étendre, doit plutôt se restreindre avec le temps. Il est impossible, en effet, que dans une science dont les principes et les limites sont aussi absolus on ne unisse pas par arriver au but. Ce n’est pas ici, propre du mot, le champ des découvertes. Il n’est pas en notre pouvoir de rien ajouter, soit pour le nombre, soit pour la portée et la valeur, aux éléments nécessaires de la raison ; il s’agit seulement de n’en rien supprimer, c’est-à-dire de les embrasser tous et tout entiers dans une doctrine également éloignée de toute fausse modestie et de toute chimérique ambition, où la conscience, où la raison du genre humain puisse réellement se reconnaître. Pour cela il faut pratiquer, dans toute sa rigueur, la méthode que nous avons indiquée, la méthode d’observation et d’expérience, analytique et synthétique en même temps, qui ne sépare point la raison de la conscience, ni la conscience de la liberté, ni la liberté du milieu dans lequel elle s’exerce, et des autres forces dont elle suppose l’existence. N’oublions pas que si les idées de la raison ne portent pas en elles-mêmes leur démonstration, ou le signe de leur valeur absolue, il n’y a ni hypothèse, ni raisonnement, ni dialectique qui puissent suppléer à leur insuffisance, car c’est sur elles précisément que reposent la légitimité de toutes les opérations de notre pensée et la certitude de tous les résultats qu’elles peuvent nous offrir. C’est à cette condition que la métaphysique reconquerra le respect et l’influence qu’elle a perdus, qu’elle offrira à la fois une base solide à la spéculation et à la morale ; que par la morale elle pourra agir sur la société, affermir les croyances, corriger les doctrines, et soutenir les mœurs. La métaphysique ainsi comprise, il est à peine besoin de le dire, ne sera pas autre chose que le spiritualisme ; car le spiritualisme n’est pas un système particulier ; c’est la synthèse de tous les principes que les systèmes se partagent entre eux, et qu’ils détruisent en partie ou annihilent complètement par ce partage.

Une bibliographie de la métaphysique serait celle de la philosophie tout entière ; nous nous contenterons donc de renvoyer aux auteurs que nous avons nommés dans le cours de cet article, c’est-à-dire aux maîtres de la science.