Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Géographie

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Éd. Garnier - Tome 19
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GÉOGRAPHIE[1].

La géographie est une de ces sciences qu’il faudra toujours perfectionner. Quelque peine qu’on ait prise, il n’a pas été possible jusqu’à présent d’avoir une description exacte de la terre. Il faudrait que tous les souverains s’entendissent et se prêtassent des secours mutuels pour ce grand ouvrage. Mais ils se sont presque toujours plus appliqués à ravager le monde qu’à le mesurer.

Personne encore n’a pu faire une carte exacte de la haute Égypte, ni des régions baignées par la mer Rouge, ni de la vaste Arabie.

Nous ne connaissons de l’Afrique que ses côtes ; tout l’intérieur est aussi ignoré qu’il l’était du temps d’Atlas et d’Hercule. Pas une seule carte bien détaillée de tout ce que le Turc possède en Asie. Tout y est placé au hasard, excepté quelques grandes villes dont les masures subsistent encore. Dans les États du Grand Mogol, la position relative d’Agra et de Delhi est un peu connue ; mais de là jusqu’au royaume de Golconde tout est placé à l’aventure.

On sait à peu près que le Japon s’étend en latitude septentrionale depuis environ le trentième degré jusqu’au quarantième ; et si l’on se trompe, ce n’est que de deux degrés, qui font environ cinquante lieues ; de sorte que, sur la foi de nos meilleures cartes, un pilote risquerait de s’égarer ou de périr.

À l’égard de la longitude, les premières cartes des jésuites la déterminèrent entre le cent cinquante-septième degré et le cent soixante et quinze ; et aujourd’hui on la détermine entre le cent quarante-six et le cent soixante.

La Chine est le seul pays de l’Asie dont on ait une mesure géographique, parce que l’empereur Kang-hi employa des jésuites astronomes pour dresser des cartes exactes ; et c’est ce que les jésuites ont fait de mieux. S’ils s’étaient bornés à mesurer la terre, ils ne seraient pas proscrits sur la terre.

Dans notre Occident, l’Italie, la France, la Russie, l’Angleterre, et les principales villes des autres États, ont été mesurées par la même méthode qu’on a employée à la Chine ; mais ce n’est que depuis très-peu d’années qu’on a formé en France l’entreprise d’une topographie entière. Une compagnie tirée de l’Académie des sciences a envoyé des ingénieurs et des arpenteurs dans toute l’étendue du royaume, pour mettre le moindre hameau, le plus petit ruisseau, les collines, les buissons à leur véritable place. Avant ce temps la topographie était si confuse que, la veille de la bataille de Fontenoy, on examina toutes les cartes du pays, et on n’en trouva pas une seule qui ne fût entièrement fautive.

Si on avait donné de Versailles un ordre positif à un général peu expérimenté de livrer la bataille, et de se poster en conséquence des cartes géographiques, comme cela est arrivé quelquefois du temps du ministre Chamillart, la bataille eût été infailliblement perdue.

Un général qui ferait la guerre dans le pays des Uscoques, des Morlaques, des Monténégrins, et qui n’aurait pour toute connaissance des lieux que les cartes, serait aussi embarrassé que s’il se trouvait au milieu de l’Afrique.

Heureusement on rectifie sur les lieux ce que les géographes ont souvent tracé de fantaisie dans leur cabinet.

Il est bien difficile, en géographie comme en morale, de connaître le monde sans sortir de chez soi.

Le livre de géographie le plus commun en Europe est celui d’Hubner[2]. On le met entre les mains de tous les enfants depuis Moscou jusqu’à la source du Rhin ; les jeunes gens ne se forment dans toute l’Allemagne que par la lecture d’Hubner.

Vous trouvez d’abord dans ce livre que Jupiter devint amoureux d’Europe treize cents années juste avant Jésus-Christ.

Selon lui, il n’y a en Europe ni chaleur trop ardente, ni froidure excessive. Cependant on a vu dans quelques étés les hommes mourir de l’excès du chaud ; et le froid est souvent si terrible dans le nord de la Suède et de la Russie que le thermomètre y est descendu jusqu’à trente-quatre degrés au-dessous de la glace.

Hubner compte en Europe environ trente millions[3] d’habitants ; c’est se tromper de plus de soixante et dix millions.

Il dit que l’Europe a trois mères langues, comme s’il y avait des mères langues, et comme si chaque peuple n’avait pas toujours emprunté mille expressions de ses voisins.

Il affirme qu’on ne peut trouver en Europe une lieue de terrain qui ne soit habitée ; mais dans la Russie il est encore des déserts de trente à quarante lieues. Le désert des landes de Bordeaux n’est que trop grand. J’ai devant mes yeux quarante lieues de montagnes couvertes de neige éternelle, sur lesquelles il n’a jamais passé ni un homme ni même un oiseau.

Il y a encore dans la Pologne des marais de cinquante lieues d’étendue, au milieu desquels sont de misérables îles presque inhabitées.

Il dit que le Portugal a du levant au couchant cent lieues de France ; cependant on ne trouve qu’environ cinquante de nos lieues de trois mille pas géométriques.

Si vous en croyez Hubner, le roi de France a toujours quarante mille Suisses à sa solde ; mais le fait est qu’il n’en a jamais eu qu’environ onze mille[4].

Le château de Notre-Dame de la Garde, près de Marseille, lui paraît une forteresse importante et presque imprenable. Il n’avait pas vu cette belle forteresse,

Gouvernement commode et beau,
À qui suffit pour toute garde

Un suisse avec sa hallebarde
Peint sur la porte du château.

(Voyage de Bachaumont et de Chapelle)

Il donne libéralement à la ville de Rouen trois cents belles fontaines publiques : Rome n’en avait que cent cinq du temps d’Auguste.

On est bien étonné quand on voit dans Hubner que la rivière de l’Oise reçoit les eaux de la Sarre[5], de la Somme, de l’Authie et de la Canche. L’Oise coule à quelques lieues de Paris ; la Sarre est en Lorraine, près de la basse Alsace, et se jette dans la Moselle au-dessus de Trêves. La Somme prend sa source près de Saint-Quentin, et se jette dans la mer au-dessous d’Abbeville. L’Authie et la Canche sont des ruisseaux qui n’ont pas plus de communication avec l’Oise que n’en ont la Somme et la Sarre. Il faut qu’il y ait là quelque faute de l’éditeur, car il n’est guère possible que l’auteur se soit mépris à ce point.

Il donne la petite principauté de Foix à la maison de Bouillon, qui ne la possède pas.

L’auteur admet la fable de la royauté d’Yvetot[6] ; il copie exactement toutes les fautes de nos anciens ouvrages de géographie, comme on les copie tous les jours à Paris ; et c’est ainsi qu’on nous redonne tous les jours d’anciennes erreurs avec des titres nouveaux.

Il ne manque pas de dire que l’on conserve à Rhodes un soulier de la sainte Vierge, comme on conserve dans la ville du Puy-en-Vélai le prépuce de son fils.

Vous ne trouverez pas moins de contes sur les Turcs que sur les chrétiens. Il dit que les Turcs possédaient de son temps quatre îles dans l’Archipel : ils les possédaient toutes ;

Qu’Amurat II, à la bataille de Varna (en 1544), tira de son sein l’hostie consacrée qu’on lui avait donnée en gage, et qu’il demanda vengeance à cette hostie de la perfidie des chrétiens. Un Turc, et un Turc dévot comme Amurat II, faire sa prière à une hostie ! Il tira le traité de son sein, il demanda vengeance à Dieu, et l’obtint de son sabre.

Il assure que le czar Pierre Ier se fit patriarche. Il abolit le patriarcat, et fit bien ; mais se faire prêtre, quelle idée !

Il dit que la principale erreur de l’Église grecque est de croire que le Saint-Esprit ne procède que du Père. Mais d’où sait-il que c’est une erreur ? L’Église latine ne croit la procession du Saint-Esprit par le Père et le Fils que depuis le ixe siècle ; la grecque, mère de la latine, date de seize cents ans : qui les jugera ?

Il affirme que l’Église grecque russe reconnaît pour médiateur, non pas Jésus-Christ, mais saint Antoine. Encore s’il avait attribué la chose à saint Nicolas, on aurait pu autrefois excuser cette méprise du petit peuple.

Cependant, malgré tant d’absurdités, la géographie se perfectionne sensiblement dans notre siècle.

Il n’en est pas de cette connaissance comme de l’art des vers, de la musique, de la peinture. Les derniers ouvrages en ces genres sont souvent les plus mauvais. Mais dans les sciences qui demandent de l’exactitude plutôt que du génie, les derniers sont toujours les meilleurs, pourvu qu’ils soient faits avec quelque soin.

Un des plus grands avantages de la géographie est, à mon gré, celui-ci : votre sotte voisine, et votre voisin encore plus sot, vous reprochent sans cesse de ne pas penser comme on pense dans la rue Saint-Jacques. « Voyez, vous disent-ils, quelle foule de grands hommes a été de notre avis depuis Pierre Lombard jusqu’à l’abbé Petit-pied[7]. Tout l’univers a reçu nos vérités, elles règnent dans le faubourg Saint-Honoré, à Chaillot et à Étampes, à Rome et chez les Uscoques. » Prenez alors une mappemonde, montrez-leur l’Afrique entière, les empires du Japon, de la Chine, des Indes, de la Turquie, de la Perse, celui de la Russie, plus vaste que ne fut l’empire romain ; faites-leur parcourir du bout du doigt toute la Scandinavie, tout le nord de l’Allemagne, les trois royaumes de la Grande-Bretagne, la meilleure partie des Pays-Bas, la meilleure de l’Helvétie ; enfin vous leur ferez remarquer dans les quatre parties du globe et dans la cinquième, qui est encore aussi inconnue qu’immense, ce prodigieux nombre de générations qui n’entendirent jamais parler de ces opinions, ou qui les ont combattues, ou qui les ont en horreur ; vous opposerez l’univers à la rue Saint-Jacques.

Vous leur direz que Jules César, qui étendit son pouvoir bien loin au delà de cette rue, ne sut pas un mot de ce qu’ils croient si universel ; que leurs ancêtres, à qui Jules César donna les étrivières, n’en surent pas davantage.

Peut-être alors auront-ils quelque honte d’avoir cru que les orgues de la paroisse Saint-Severin donnaient le ton au reste du monde.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  2. Hubner, né en 1668, professeur à Leipzig, publia la Géographie universelle, traduite en français en 1757. (G. A.)
  3. On porte la population de l’Europe à plus de 227,000,000. L’ordonnance du roi, du 15 mars 1827, établit la population de la France à 31,851,545 individus. (B.)
  4. L’édition de 1771 dit treize mille. (B.)
  5. M. Renouard observe qu’Hubner a voulu dire la Serre, petite rivière qui se jette dans l’Oise à la Fère. Voltaire pensait qu’il y avait faute d’éditeur : ce n’est peut-être qu’une faute d’impression. (B.)
  6. Voyez Yvetot.
  7. Pierre Lombard, dit le Maître des Sentences, était un docteur du xiie siècle ; Nicolas Petit-pied, docteur de Sorbonne, né en 1605, mort en 1747, fut un des plus ardents adversaires de la bulle Unigenitus. Voyez l’article Bulle.


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