L’Avenir de la science/9

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L’Avenir de la science, pensées de 1848
Calmann Lévy (p. 153-163).


IX


Que signifient donc ces vains et superficiels mépris ? Pourquoi le philologue, manipulant les choses de l’humanité, pour en tirer la science de l’humanité, est-il moins compris que le chimiste et le physicien, manipulant la nature, pour arriver à la théorie de la nature ? Assurément c’est une bien vaine existence que celle de l’érudit curieux qui a passé sa vie à s’amuser doctement et à traiter frivolement des choses sérieuses. Les gens du monde ont quelque raison de ne voir en ce rôle qu’un tour de force de mémoire, bon pour ceux qui n’ont reçu en partage que des qualités secondaires. Mais leur vue est courte et bornée, en ce qu’ils ne s’aperçoivent pas que la polymathie est la condition de la haute intelligence esthétique, morale, religieuse, poétique. Une philosophie qui croit pouvoir tout tirer de son propre sein, c’est-à-dire de l’étude de l’âme et de considérations purement abstraites, doit nécessairement mépriser l’érudition, et la regarder comme préjudiciable aux progrès de la raison. La mauvaise humeur de Descartes, de Malebranche et en général des cartésiens contre l’érudition, est à ce point de vue légitime et raisonnable. Il était d’ailleurs difficile au xviie siècle de deviner la haute critique et le grand esprit de la science. Leibnitz le premier a réalisé dans une belle harmonie cette haute conception d’une philosophie critique, que Bayle n’avait pu atteindre par trop de relâchement d’esprit. Le xixe siècle est appelé à la réaliser et à introduire le positif dans toutes les branches de la connaissance. La gloire de M. Cousin sera d’avoir proclamé la critique comme une méthode nouvelle en philosophie, méthode qui peut mener à des résultats tout aussi dogmatiques que la spéculation abstraite. L’éclectisme ne s’est affaibli que le jour où des nécessités extérieures, auxquelles il n’a pas pu résister, l’ont forcé a embrasser exclusivement certaines doctrines particulières, qui l’ont rendu presque aussi étroit qu’elles mêmes, et à se couvrir de quelques noms, qu’on doit honorer autrement que par le fanatisme. Tel n’était pas le grand éclectisme des cours de 1828 et 1829, et de la préface à Tennemann. La nouvelle génération philosophique comprendra la nécessité de se transporter dans le centre vivant des choses, de ne plus faire de la philosophie un recueil de spéculations sans unité, de lui rendre enfin son antique et large acception, son éternelle mission de donner à l’homme les vérités vitales.

La philosophie, en effet, n’est pas une science à part ; c’est un côté de toutes les sciences. Il faut distinguer dans chaque science la partie technique et spéciale, qui n’a de valeur qu’en tant qu’elle sert à la découverte et à l’exposition, et les résultats généraux que la science en question fournit pour son compte à la solution du problème des choses. La philosophie est cette tête commune, cette région centrale du grand faisceau de la connaissance humaine, où tous les rayons se touchent dans une lumière identique. Il n’est pas de ligne qui, suivie jusqu’au bout, ne mène à ce foyer. La psychologie, que l’on s’est habitué à considérer comme la philosophie tout entière n’est après tout qu’une science comme une autre ; peut-être n’est-ce même pas celle qui fournit les résultats les plus philosophiques. La logique entendue comme l’analyse de la raison n’est qu’une partie de la psychologie ; envisagée comme un recueil de procédés pour conduire l’esprit à la découverte de )a vérité, elle est tout simplement inutile, puisqu’il n’est pas possible de donner des recettes pour trouver le vrai. La culture délicate et l’exercice multiple de l’esprit sont à ce point de vue la seule logique légitime. La morale et la théodicée ne sont pas des sciences à part ; elles deviennent lourdes et ridicules, quand on veut les traiter suivant un cadre scientifique et défini : elles ne devraient être que le son divin résultant de toute chose, ou tout au plus l’éducation esthétique des instincts purs de l’âme, dont l’analyse rentre dans la psychologie. De quel droit donc formerait-on un ensemble ayant droit de s’appeler philosophie, puisque cet ensemble, dans les seules limites qu’on puisse lui assigner, a déjà un nom particulier, qui est la psychologie (72).

L’antiquité avait merveilleusement compris cette haute et large acception de la philosophie. La philosophie était pour elle le sage, le chercheur, Jupiter sur le mont Ida, le spectateur dans le monde. « Parmi ceux qui accourent aux panégyres de la Grèce, les uns y sont attirés par le désir de combattre et de disputer la palme ; les autres y viennent pour leurs affaires commerciales ; quelques-uns enfin ne s’y rendent ni pour la gloire, ni pour le profit, mais pour voir ; et ceux-là sont les plus nobles, car le spectacle est pour eux, et eux n’y sont pour personne. De même en entrant dans la vie, les uns aspirent à se mêler à la lutte, les autres sont ambitieux de faire fortune ; mais il est quelques âmes d’élite qui, méprisant les soins vulgaires, tandis que la plèbe des combattants se déchire dans l’arène, s’envisagent comme spectateurs dans le vaste amphithéâtre de l’univers. Ce sont les philosophes (73) ». — Jamais la philosophie n’a été plus parfaitement définie.

À l’origine de la recherche rationnelle, le mot de philosophie pouvait sans inconvénient designer l’ensemble de la connaissance humaine. Puis, quand chacune des séries d’études devint assez étendue pour absorber des vies entières et présenter un côté de la vie universelle, chaque branche devint une science indépendante, et laissa le tronc commun appauvri par ces retranchements successifs. Les fruits mûrs, après avoir grandi de la sève commune, se détachaient de la tige et laissaient l’arbre dépouillé. La philosophie ne conserva ainsi que les notions les moins déterminées, celles qui n’avaient pu se grouper en unités distinctes, et qui n’avaient guère d’autre raison de se trouver réunies sous un nom commun que l’impossibilité où l’on était de ranger chacune d’elles sous un autre nom. Il est temps de revenir à l’acception antique, non pas sans doute pour renfermer de nouveau dans la philosophie toutes les sciences particulières avec leurs infinis détails, mais pour en faire le centre commun des conquêtes de l’esprit humain, l’arsenal des provisions vitales. Qui dira que l’histoire naturelle, l’anatomie et la physiologie comparées, l’astronomie, l’histoire et surtout l’histoire de l’esprit humain, ne donnent pas au penseur des résultats aussi philosophiques que l’analyse de la mémoire, de l’imagination, de l’association des idées ? Qui osera prétendre que Geoffroy Saint-Hilaire, Cuvier, les Humboldt, Gœthe, Herder, n’avaient pas droit au titre de philosophes au moins autant que Dugald-Stewart ou Condillac ? Le philosophe, c’est l’esprit saintement curieux de toute chose ; c’est le gnostique dans le sens primitif et élevé de ce mot ; le philosophe, c’est le penseur, quel que soit l’objet sur lequel s’exerce sa pensée.

Certes nous sommes loin du temps où chaque penseur résumait sa philosophie dans un Ηερὶ φύσεως. Si nous concevons que l’esprit humain, dans sa légitime impatience et sa naïve présomption, ait cru pouvoir, dès ses premiers essais et en quelques pages, tracer le système de l’univers, les patientes investigations de la science moderne, les innombrables ramifications des problèmes, les bornes des recherches reculant avec celles des découvertes, l’infinité des choses en un mot, nous font croire volontiers que le tableau du monde devrait être infini comme le monde lui même. Un Aristote est de nos jours impossible. Non seulement l’alliance des études psychologiques et morales avec les sciences physiques et mathématiques est devenue un rare phénomène ; mais une subdivision assez restreinte quant à son objet d’une branche de la connaissance humaine est souvent elle-même un champ trop vaste pour les travaux d’une vie laborieuse et d’un esprit pénétrant. Je n’entends point que ce soit là une critique : cette marche de la science est légitime. Au syncrétisme primitif, à l’étude vague et approximative doit succéder la rigueur de la scrupuleuse analyse. L’étude superficielle du tout doit faire place à l’examen approfondi et successif des parties ; mais il faut se garder de croire que là se ferme le cercle de l’esprit humain, et que la connaissance des détails en soit le terme définitif. Si le but de la science était de compter les taches de l’aile d’un papillon, ou d’énumérer dans une langue souvent barbare les diverses espèces de la flore d’un pays, il vaudrait mieux, ce semble, revenir à la définition platonicienne et déclarer qu’il n’y a pas de science de ce qui passe. Il est bon sans doute que l’étude expérimentale se disperse par l’analyse sur toutes les individualités de l’univers, mais c’est à condition qu’un jour elle se recueille en une parfaite synthèse, bien supérieure au syncrétisme primitif, parce qu’elle sera fondée sur la connaissance distincte des parties. Quand la dissection aura été poussée jusqu’à ses dernières limites (et on peut croire que dans quelques sciences cette limite a été atteinte), alors on commencera le mouvement de comparaison et de recomposition. Nous aurons eu l’œuvre humiliante et laborieuse et pourtant, quand l’avenir nous aura dépassés en profitant de nos travaux, on reprochera peut-être aussi durement à la science du xviiie et du xixe siècle d’avoir été minutieuse et pragmatique, que nous reprochons aux anciens d’avoir été sommaires et hypothétiques. Tant il est difficile de savoir apprécier la nécessité et la légitimé des révolutions successives de l’esprit humain.

Une conséquence de cette méthode fragmentaire et partielle de la science moderne a été de bannir de la philosophie la cosmologie, qui, à l’origine, la constituait presque tout entière. Celui qu’on regarde ordinairement comme le fondateur de la philosophie rationnelle, Thalès, ne serait plus aujourd’hui appelé philosophe. Nous nous croyons obligés de faire deux ou trois parts dans des vies scientifiques comme celles de Descartes et de Leibnitz ou même de Newton (bien que citez celui-ci la part de philosophie pure soit déjà beaucoup plus faible), et pourtant ces vies ont été parfaitement unes, et le mot par lequel s’est exprimée leur unité a été celui de philosophie. Il n’est plus temps sans doute de réclamer contre cette élimination nécessaire la philosophie, après avoir renfermé dans son sein toutes les sciences naissantes, a dû les voir se séparer d’elle, aussitôt qu’elles sont arrivées un degré suffisant de développement. Viendra-t-il un jour où elles y rentreront, non pas avec la masse de leurs détails, mais avec leurs résultats généraux ; un jour où la philosophie sera moins une science à part qu’une face de toutes les sciences, une sorte de centre lumineux où toutes les connaissances humaines se rencontreront par leur sommet en divergeant à mesure qu’elles descendront aux détails ? La loi régulière du progrès, prenant son point de départ dans le syncrétisme, pour arriver à travers l’analyse, qui seule est la méthode légitime, à la synthèse, qui seule a une valeur philosophique, pourrait le faire espérer. L’apparition d’un ouvrage comme le Cosmos de M. de Humboldt où un seul savant, renouvelant au xixe siècle la tentative de Timée ou de Lucrèce, tient sous son regard le Cosmos dans sa totalité, prouve qu’il est encore possible de ressaisir l’unité cosmique perdue sous la multitude infinie des détails. Si le but de la philosophie est la vérité sur le système général des choses, comment serait-elle indifférente à la science de l’univers ? La cosmologie n’est-elle pas sacrée au même titre que les sciences psychologiques ? Ne soulève-t-elle pas des problèmes dont la solution est aussi impérieusement par notre nature que celle des questions relatives à nous-mêmes et à la cause première ? Le monde n’est-il pas le premier objet qui excite la curiosité de l’esprit humain, n’aiguise-t-il pas tout d’abord cet appétit de savoir, qui est le trait distinctif de notre nature raisonnable, et qui fait de nous des êtres capables de philosopher ? Prenez les mythologies, qui nous donnent la vraie mesure des besoins spirituels de l’homme ; elles s’ouvrent toutes par une cosmogonie ; les mythes cosmologiques y occupent une place au moins aussi considérable que les mythes moraux et les théologoumènes. Et déjà même de nos jours, bien que les sciences particulières soient loin d’avoir atteint leur forme définitive, combien de données inappréciables n’ont-elles pas fournies à l’esprit qui aspire à savoir philosophiquement ? Celui qui n’a point appris de la géologie l’histoire de notre globe et des êtres qui l’ont successivement peuplé ; de la physiologie, les lois de la vie de la zoologie et de la botanique, les lois des formes de l’être, et le plan général de la nature animée (74) ; de l’astronomie, la structure de l’univers de l’ethnographie, et de l’histoire, la science de l’humanité dans son devenir ; celui-là peut-il se vanter de connaître la loi des choses, que dis-je ? de connaître l’homme, qu’il n’étudie qu’abstraitement et dans ses manifestations individuelles ?

Je vais éclairer par un exemple la manière dont on pourrait faire servir les sciences particulières à la solution d’une question philosophique. Je choisis le problème qui, depuis les premières années où j’ai commence à philosopher, a le plus préoccupé ma pensée, le problème des origines de l’humanité.

Il est indubitable que l’humanité a commencé d’exister. Il est indubitable aussi que l’apparition de l’humanité sur la terre s’est faite en vertu des lois permanentes de la nature (75), et que les premiers faits de sa vie psychologique et physiologique, bien que si étrangement différents de ceux qui caractérisent l’état actuel, étaient le développement pur et simple des lois qui règnent encore aujourd’hui, s’exerçant dans un milieu profondément, différent. Il y a donc là un problème, important s’il en fut jamais, et de la solution duquel sortiraient des données capitales sur tout le sens de la vie humaine. Or ce problème se divise à mes yeux en six questions subordonnées, lesquelles devraient toutes se résoudre par des sciences diverses :

1° Question ethnographique. — Si et jusqu’à quel point les races actuelles sont réductibles l’une à l’autre. Y a-t-il eu plusieurs centres de création ? Quels sont-ils ? etc. — Il faudrait donc que le chercheur possédât l’ensemble de toute l’ethnographie moderne, dans ses parties certaines et hypothétiques, et les connaissances d’anatomie et de linguistique sans lesquelles l’ethnographie est impossible.

2° Question chronologique. — À quelle époque l’humanité ou chaque race est-elle apparue sur la terre ? Cette question devrait se résoudre par le balancement de deux moyens : d’une part, les données géologiques ; de l’autre, les données fournies par les chronologies antiques et surtout par les monuments. Il faudrait donc que l’auteur fût savant en géologie, et très versé dans les antiquités de la Chine, de l’Égypte, de l’Inde, des Hébreux, etc.

3o  Question géographique. — À quels points du globe l’humanité ou les diverses races ont-elles pris leur point de départ ? — Ici serait nécessaire la connaissance de la géographie dans sa partie la plus philosophique, et surtout la science la plus approfondie des antiques littératures et des traditions des peuples. Les langues fournissant l’élément capital, il faudrait que l’auteur fût habile linguiste, ou du moins possédât les résultats acquis par la philologie comparée.

4o  Question physiologique. — Possibilité et mode d’apparition de la vie organique et de la vie humaine. Lois qui ont produit cette apparition, laquelle se continue encore dans les recoins de la nature. Il faudrait, pour aborder ce côté de la question, posséder à fond la physiologie comparée, et être capable d’avoir un avis sur la question la plus délicate de cette science.

5o  Question psychologique. — État de l’humanité et de l’esprit humain à ses premiers jours. Langues primitives. Origine de la pensée et du langage. Pénétration la plus intime des secrets de la psychologie spontanée, haute habitude de la psychologie et des sciences philosophiques, étude expérimentale de l’enfant et du premier exercice de sa raison, étude expérimentale du sauvage, par conséquent connaissance étendue des voyages, et autant que possible avoir voyagé soi-même chez les peuples primitifs, qui menacent chaque jour de disparaître, au moins avec leur spontanéité native ; connaissance de toutes les littératures primitives, génie comparé des peuples, littérature comparée, goût délicat et scientifique, finesse et spontanéité ; nature enfantine et sérieuse, capable de s’enthousiasmer du spontané et de le reproduire en soi au sein même du réfléchi.

6o Question historique. — Histoire de l’humanité avant l’apparition définitive de la réflexion.

Je suis convaincu qu’il y a une science des origines de l’humanité qui sera construite un jour, non par la spéculation abstraite, mais par la recherche scientifique. Quelle est la vie humaine qui dans l’état actuel de la science suffirait à explorer tous les côtés de cet unique problème ! Pourtant comment )e résoudre sans l’étude scientifique des données positives ? Et si on ne l’a pas résolu, comment dire qu’on sait l’homme et l’humanité ? Celui qui, par un essai même très imparfait contribuerait à la solution de ce problème, ferait plus pour la philosophie que par cinquante années de méditations métaphysique.



(72) La peine que se donne M. Jouffroy pour attribuer un sens spécial au mot philosophie vient de ce qu’il n’a pas assez remarqué le sens conventionnel qu’on prête à ce mot en France. (Voir son mémoire sur l’Organisation des sciences philosophiques.)

(73) Cicéron, Tuscul., V, 3. Cité comme de Pythagore.

(74) M. Villemain écrivait à Geoffroy Saint-Hilaire, après avoir lu la partie générale de son Cours sur les Mammifères : « L’histoire naturelle ainsi entendue est la première des philosophies ». On pourrait en dire autant de toutes les sciences, si elles étaient traitées par des Geoffroy Saint-Hilaire.

(75) Cela doit même être admis dans les idées du théisme ancien, puisque, suivant cette manière de concevoir le système des choses, Dieu est regardé comme ne créant plus dans le temps, mais ayant tout créé à l’origine.