La Muette de Portici

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OPÉRA EN CINQ ACTES,


Représenté, pour la première fois, sur le théâtre de l’Académie
royale de musique, le 29 février 1828.





PERSONNAGES.

MASANIELLO, pêcheur napolitain
FENELLA, sa sœur.
ALPHONSE, fils du comte, d’Arcos, vice-roi de Naples.
ELVIRE, fiancée d’Alphonse.
PIÉTRO, } compagnons de Masaniello.
BORELLA,
MORENO,
LORENZO, confident d’Alphonse.
SELVA, officier du vice-roi.
Une dame de la suite d’Elvire


La scène se passe au premier acte à Naples, dans les jardins du vice-roi ; au deuxième, à Portici, au bord de la mer entre Naples et le mont Vésuve ; au troisième, dans la place publique de Naples ; au quatrième à Portici, dans la cabane de Masaniello ; au cinquième, dans le palais du vice-roi.





ACTE PREMIER



Le théâtre représente les jardins du palais du duc d’Arcos. Au fond, une colonnade ; à gauche, l’entrée d’une chapelle ; à droite, un trône préparé pour la fête. Au lever du rideau, des soldats espagnols, conduits par Selva, traversent la colonnade.





Scène PREMIÈRE.


ALPHONSE, chœur de peuple, en dehors.


INTRODUCTION.



LE CHŒUR.

Du prince, objet de notre amour,
Chantons l’heureuse destinée :
Les flambeaux d’hyménée
Pour lui vont briller en ce jour.

ALPHONSE.

Ah ! ces cris d’allégresse et ces chants d’hyménée
Jettent le trouble dans mon cœur !
Elvire, que j’adore, en vain m’est destinée :
Le remords malgré moi se mêle à mon bonheur.

O toi ! jeune victime
Dont j’ai trahi la foi,
Je vois avec effroi
Le malheur qui t’opprime
Ton courroux légitime ;
Pour expier mon crime,
Je veillerai sur toi.
Ah ! ces cris d’allégresse et ces chants d’hyménée
Jettent le trouble dans mon cœur !
Elvire, que j’adore, en vain m’est destinée :
Le remords malgré moi se mêle à mon bonheur.

LE CHŒUR, en dehors.

Du prince, objet de notre amour,
Chantons l’heureuse destinée :
Les flambeaux d’hyménée
Pour lui vont briller en ce jour.


Scène II.


ALPHONSE, LORENZO.


ALPHONSE.

Lorenzo, je te vois, réponds, ami fidèle,
De Fenella sais-tu quel est le sort ?

LORENZO.

Seigneur, je l’ignore ; et mon zèle,
Pour découvrir sa trace, a fait un vain effort

ALPHONSE.

De mes coupables feux, ô suite trop cruelle !
Hélas ! son malheur est certain.

LORENZO.

Quand Naples retentit du bruit de votre hymen,
Quand la jeune et charmante Elvire
Consent à vous donner sa main,
Quel intérêt en ce jour vous inspire
La fille d’un pêcheur et son obscur destin ?

ALPHONSE.

Quel intérêt ?… le remords qui m’accable.
J’ai su m’en faire aimer en lui cachant mon nom ;
Et je suis d’autant plus coupable,
Que son destin étrange et misérable
Rend plus facile encor ma lâche trahison

LORENZO.

Qu’entends-je ?

ALPHONSE.

Qu’entends-je ? La parole à ses lèvres ravie
Par un horrible évènement,
La livrait sans défense à l’infidèle amant
Dont l’abandon empoisonna sa vie.
Aimable fille, alors je t’ai chérie.
Dans ces entretiens pleins d’attraits,
Où nos cœurs semblaient se confondre
Muette, hélas ! tu m’entendais :
Tes yeux seuls pouvaient me répondre

LORENZO.

De cet indigne amour vous avez triomphé ?

ALPHONSE.

Ce n’est pas ma raison qui l’a seule étouffé :
J’oubliai ma victime en adorant Elvire ;
Elle prit sur mes sens un souverain empire.
Mais ne sois pas surpris qu’en ce jour fortuné,

Où l’amour va m’unir à celle que j’adore,
Ami, la pitié parle encore
Pour celle que j’abandonnai.
Depuis un mois elle a fui ma présence,
Et sa mort…

LORENZO.

Et sa mort… Écartez un présage odieux :
Peut-être votre père a voulu, par prudence,
La soustraire à vos yeux.
Vous connaissez son humeur inflexible,
À ses sujets comme à son fils terrible.
Vous le savez ; on craint que sa rigueur
De ce peuple opprimé ne lasse la douleur.

ALPHONSE.

Mais du cortége qui s’avance
J’entends déjà les accens solennels.
Cher Lorenzo, de la prudence !
Viens rejoindre mon père et nous suivre aux autels


Scène III.


ELVIRE, le chœur.


Marche et cortège ; Elvire paraît entourée des jeunes filles espagnoles ses compagnes, de seigneurs napolitains ; des danses précèdent son arrivée : de jeunes Napolitaines lui présentent des fleurs.

LE CHŒUR.

Alphonse épouse la plus belle ;
Et quand le ciel forme leurs nœuds
Que Naples soumise et fidèle
Redouble ses chants et ses jeux !
Rendons hommage à la plus belle !

ELVIRE.

Plaisir du rang suprême, éclat de la grandeur,
Vous n’êtes rien auprès de mon bonheur.

AIR.


À celui que j’aimais c’est l’hymen qui m’engage :
Dans mon ame ravie où règne son image,
Est-il un seul désir qui puisse être formé,
S’il m’aime autant qu’il est aimé ?
Ô moment enchanteur !
Je sens battre mon cœur !
Pour ma fidèle ardeur,
Quel jour prospère !
Plus de mystère :
Heureuse et fière,
Je puis parler de mon bonheur.

(Aux jeunes filles qui l’entourent.)

Ô mes jeunes amies,
Mes compagnes jolies,
Loin de notre patrie,
Vous qui m’avez suivie,
Partagez mon bonheur !

Ô moment enchanteur ! etc.

Et vous que sur mes pas, pour ce lointain rivage,
L’Espagne vit partir,
Par vos chants, par vos jeux, des bords heureux du Tage
Rappelez-moi le souvenir.

(Elvire s’assied entourée de sa cour.)

BALLET.


L’on exécute plusieurs danses espagnoles et napolitaines. À la fin du ballet, on entend un grand bruit.

ELVIRE, se levant

Dans ces jardins quel bruit se fait entendre ?

UNE DAME D’HONNEUR.

C’est une jeune fille : elle fuit des soldats,
Accourt en ce palais et tend vers vous les bras.


Scène IV.


Les précédens ; FENELLA, poursuivie par Selva et par des gardes.


(Fenella entre avec effroi ; elle aperçoit la princesse et court se jeter à ses genoux.)

ELVIRE.

Que voulez-vous ? parlez.

FENELLA


Elle fait signe à la princesse qu’elle ne peut parler, mais que rien n’égalera sa reconnaissance, et par ses gestes supplians elle la conjure de la dérober aux poursuites de Selva.

ELVIRE, la relevant.

Que voulez-vous ? parlez. Je saurai te défendre.
Quand mon bonheur est si grand aujourd’hui
Pourrais-je aux malheureux refuser mon appui ?

(À Selva.)

Quelle est donc cette infortunée ?

La fille d’un pêcheur. L’ordre du vice-roi
Depuis un mois la tient emprisonnée ;
Mais ce matin, bravant une sévère loi,
Elle a brisé ses fers.

ELVIRE.

Elle a brisé ses fers. Quel peut être ton crime ?

FENELLA.


Elle répond qu’elle n’est point coupable ; elle en atteste le ciel.

ELVIRE.

Qui troubla ton repos ?

FENELLA.


Elle fait signe que l’amour s’empara de son cœur et qu’il a causé tous ses maux.

ELVIRE.

Qui troubla, ton repos ? Hélas ! pauvre victime !
Je te comprends : l’amour a su toucher ton cœur.
Mais de tes maux quel est l’auteur ?

FENELLA.


Elle fait signe qu’elle l’ignore ; mais il jurait qu’il l’aimait, il la pressait contre son cœur ; puis montrant l’écharpe qui l’entoure, elle fait entendre quelle l’a reçue de lui.

ELVIRE.

Cette écharpe, il te l’a donnée !

FENELLA.


Elle soupire et fait signe que oui.

ELVIRE.

Mais dans ces lieux qui t’a donc entraînée ?

FENELLA.


Elle désigne Selva : il est venu l’arrêter, malgré ses larmes et ses prières. Faisant le geste de tourner une clé et de fermer des verroux, elle exprime qu’on la plongea dans un cachot. Là elle priait, triste, pensive, plongé dans la douleur, quand tout à coup l’idée lui vint de se soustraire à l’esclavage. Montrant la fenêtre, elle fait signe qu’elle a attaché des draps, qu’elle s’est laissé glisser jusqu’à terre, qu’elle a remercié le ciel. Mais elle a entendu le qui vive de la sentinelle ; on l’a mise en joue ; elle s’est sauvée à travers le jardin, a aperçu la princesse, et est venue se jeter à ses pieds.

ELVIRE.

Que ses gestes parlans ont de grâce et de charmes !
Jeune fille ! sèche tes larmes,
Je veux te protéger auprès de mon époux ;
De ta douleur je serai l’interprète.

FENELLA.


Elle lui témoigne sa reconnaissance.

LORENZO, sortant de la chapelle.

Voici de votre hymen la pompe qui s’apprête,
Princesse, et dans le temple on n’attend plus que vous.

(La marche commence ; Elvire et tout le cortège entrent dans la chapelle. Selva place différens postes de soldats qui empêchent le peuple d’avancer.)

LE CHŒUR.

Ô Dieu puissant ! Dieu tutélaire !
Du haut des cieux
Entends nos vœux !

(Le peuple se presse à l’entrée du péristyle, et regarde dans l’intérieur du temple la cérémonie qui est censée commencée. Fenella se lève sur la pointe des pieds, et fait aussi ses efforts pour voir, mais la foule l’en empêche.)

Dieu puissant ! Dieu tutélaire !
Nous t’implorons à genoux.

(Tout le monde se met à genoux et Fenella aussi.)

Daigne exaucer notre prière,
Et bénis ces heureux époux !
Dieu tutélaire !

SELVA, regardant.

Ô quel spectacle auguste et solennel !
Ce couple heureux s’avance vers l’autel.
Dans leurs regards quelle tendresse brille !

FENELLA.


Elle regarde pendant que tout le monde est à genoux, et ses gestes expriment la surprise et la douleur ; elle ne peut en croire ses yeux ; et s’élance vers le péristyle.

LE CHŒUR DE SOLDATS.

Mais que veut cette jeune fille ?
Loin du temple retirez-vous :
Du vice-roi redoutez le courroux

FENELLA.


Elle les supplie de la laisser passer : il y va de son repos, de son bonheur. Elle se désespère de ne pouvoir parler, de ne pouvoir expliquer ce qui l’intéresse si vivement.

ENSEMBLE.


LE CHŒUR DE SOLDATS.

Jeune fille, n’approchez pas !
Loin de ces lieux portez vos pas.

LE CHŒUR DU PEUPLE, bas à Fenella.

Jeune fille, n’approchez pas !
Craignez ces farouche soldats.

FENELLA.


Elle redouble ses instances, se tord les mains de désespoir. Il faut absolument qu’elle voie le prince : c’est elle qui est son épouse ; c’est à elle qu’il a donné sa foi. Elle veut pénétrer dans le temple pour interrompre la cérémonie.

SELVA.

Pour prix de tant d’audace,
Craignez qu’on ne vous chasse.
De ces lieux révérés, au profane interdits !

FENELLA.


Elle les supplie encore.

CHŒUR DU PEUPLE, regardant dans la chapelle.

Ils sont unis !

FENELLA.


Elle pousse un cri, et tombe sur un siége, dans le plus grand désespoir.


Scène V.


Les précédens ; ALPHONSE, donnant la main à Elvire, et entourée de tous les seigneurs de la cour.


LE CHŒUR.

Quel bonheur ! quelle ivresse !
Par nos chants d’allégresse
Célébrons en ce jour
Et l’hymen et l’amour.

ELVIRE, à Alphonse.

Je veux que cette journée
Commence par des bienfaits ;
Et je vois une infortunée
Qui près de vous demande accès.

(Allant à Fenella qu’elle prend par la main.)


Approchez-vous. Sa main est tremblante et glacée.

(À Alphonse.)

Par un perfide amant elle fut offensée,
Et contre un séducteur et parjure et cruel,
Elle vient implorer votre justice.

ALPHONSE, la regardant.

Elle vient implorer votre justice. Ô ciel !

ENSEMBLE.


ALPHONSE.

Ô funeste mystère !
C’est elle que je voi !
Pour finir ma misère,
Ô terre, entr’ouvre-toi.

ELVIRE.

Quel est donc ce mystère ?
Parlez, répondez-moi.
Dieu ! quel soupçon m’éclaire
Et me glace d’effroi !

LE CHŒUR.

Quelle est cette étrangère
Qu’en ces lieux j’aperçoi ?
Quel est donc ce mystère
Qui les glace d’effroi ?

ELVIRE, allant à Fenella.

Rendez le calme à mon cœur éperdu
Alphonse vous est-il connu ?

FENELLA.


Elle répond oui.

ALPHONSE.

Le regret me déchire et le remords m’accable.

ELVIRE.

Achevez… j’ai frémi !

FENELLA.


Elle continue, et dit par ses gestes : Celui qui m’a trompée, celui qui m’a donné cette écharpe, celui qui m’a trahie…

ELVIRE.

Eh bien ! ce coupable !

FENELLA.


Elle montre Alphonse de la main.

ELVIRE.

Eh bien ! ce coupable ! C’est lui ?

ENSEMBLE.


ALPHONSE.

Oui, tel est ce mystère ;
Oui, j’ai trahi ma foi.
Pour finir ma misère,
Ô terre entr’ouvre-toi !

ELVIRE.

Voilà donc ce mystère
Qui me glace d’effroi.
Un jour affreux m’éclaire !
Tout est fini pour moi !

LE CHŒUR

Ô funeste mystère
Qui les glace d’effroi !
C’est pour cette étrangère
Qu’il a trahi sa foi.

LE CHŒUR DE SOLDATS, montrant Fenella.

Amis, punissons cette audace,
Et que ses pleurs ne nous désarment pas !

ELVIRE.

Qu’on l’épargne, je lui fais grâce !

Non, non, n’arrêtez point ses pas.

(Fenella regarde avec égarement Alphonse et Elvire, et s’enfuit au milieu du peuple qui lui ouvre un passage. On la voit disparaître à travers la colonnade du fond.)

ENSEMBLE.


LE CHŒUR DE SOLDATS.

Partons, courons, suivons ses pas,
Amis, punissons cette audace.

ELVIRE ET LE PEUPLE.

Non, non n’arrêtez point ses pas.
Qu’on l’épargne, je lui fais grâce.

ALPHONSE.

Terre, entr’ouvre-toi sous mes pas !
Je ne mérite point de grâce.


FIN DU PREMIER ACTE.


ACTE DEUXIÈME



Le théâtre représente un site pittoresque aux environs de Naples. Dans le fond, la mer. Des pêcheurs sont occupés à préparer leurs filets et leurs nacelles ; d’autres se livrent à différents jeux.


Scène PREMIÈRE.


MASANIELLO, BORELLA, pêcheurs.


LE CHŒUR.

Amis, le soleil va paraître,
Livrons-nous à des soins nouveaux ;
Employons bien le jour qui va renaître,
Et par les jeux égayons nos travaux.

UN PÊCHEUR.

Masaniello paraît : quel air sombre et sauvage ;
Qui l’afflige ?

BORELLA.

Qui l’afflige ? Notre esclavage.

(À Masaniello.)

Salut à notre chef !

MASANIELLO.

Salut à notre chef ! Salut, chers compagnons !

BORELLA.

Viens animer nos jeux par tes chansons.

MASANIELLO, à part.

Piétro ne revient pas.

BORELLA.

Piétro ne revient pas. Plus de sombre nuage !
Tes refrains nous donnent du cœur ;
Et, tu le sais, il nous faut du courage.

MASANIELLO.

Hé bien ! répétez donc le refrain du pêcheur
Et comprenez bien son langage.

LE CHŒUR.

Écoutons bien le refrain du pêcheur.

MASANIELLO.


COUPLETS.


PREMIER COUPLET.

Amis, la matinée est belle,
Sur le rivage assemblez-vous ;
Montez gaîment votre nacelle,
Et des vents bravez le courroux
Conduis ta barque avec prudence,
Parle bas, pêcheur, parle bas ;
Jette tes filets en silence ;
La proie au-devant d’eux s’élance
Parle bas, pêcheur, parle bas ;
Le roi des mers ne t’échappera pas.

LE CHŒUR.

Conduis ta barque avec prudence,
Le roi des mers ne t’échappera pas

MASANIELLO.


DEUXIÈME COUPLET.


L’heure viendra, sachons l’attendre,
Plus tard nous saurons la saisir.

Le courage fait entreprendre,
Mais l’adresse fait réussir.
Conduis ta barque avec prudence.
Parle bas, pêcheur, parle bas,
Jette tes filets en silence :
La proie au-devant d’eux s’élance
Parle bas, pêcheur, parle bas,
Le roi des mers ne t’échappera pas.

LE CHŒUR.

Conduis ta barque avec prudence,
Le roi des mers ne t’échappera pas


Scène II.


Les précédens ; PIÉTRO.


MASANIELLO.

Mais j’aperçois Piétro ; ciel ! que va-t-il m’apprendre ?

(Le prenant à part, et l’amenant au bord du théâtre, pendant que les pêcheurs s’éloignent et retournent à leurs travaux.)

Personne ici ne connaît mon malheur :
Je ne l’ai confié qu’à l’ami le plus tendre.
Parle, as-tu découvert le destin de ma sœur ?

PIÉTRO.

De Fenella le sort est encore un mystère ;
Vainement j’ai cherché la trace de ses pas ;
Sans doute un ravisseur…

MASANIELLO.

Sans doute un ravisseur… Ô rage ! et moi son frère,
Je n’ai pu la sauver ! mais de tels attentats
Recevront à la fin leur juste récompense.

PIÉTRO.

Que te reste-il ?

MASANIELLO.

Que te reste-il ? La vengeance !

DUO.


MASANIELLO ET PIÉTRO.

Pour un esclave est-il quelque danger ?
Mieux vaut mourir que rester misérable !
Tombe le joug qui nous accable
Et sous nos coups périsse l’étranger !
Amour sacré de la patrie,
Rends-nous l’audace et la fierté ;
À mon pays je dois la vie ;
Il me devra sa liberté.

MASANIELLO.

Me suivras-tu ?

PIÉTRO.

Me suivras-tu ? Je m’attache à tes pas,
Je veux te suivre à la mort…

MASANIELLO.

Je veux te suivre à la mort… À la gloire !

PIÉTRO.

Soyons unis par le même trépas.

MASANIELLO.

Ou couronnés par la même victoire

ENSEMBLE.

Pour un esclave est-il quelque danger ?
Mieux vaut mourir que rester misérable !
Tombe le joug qui nous accable,
Et sous nos coups périsse l’étranger !


MASANIELLO.

Songe au pouvoir dont l’abus nous opprime,
Songe à ma sœur arrachée à mes bras !

PIÉTRO.

D’un séducteur peut-être elle est victime ?

MASANIELLO.

Ah ! quel qu’il soit, je jure son trépas !

MASANIELLO ET PIÉTRO.

Mieux vaut mourir que rester misérable !
Pour un esclave est-il quelque danger ?
Tombe le joug qui nous accable,
Que sous nos coups périsse l’étranger !
Amour sacré de la pairie, etc.

(En ce moment Fenella paraît sur le haut du rocher ; elle regarde la mer, en mesure la profondeur, et semble prête à s’y précipiter.)


Scène III.


Les précédens ; FENELLA.


MASANIELLO.

Que vois-je ? Fenella ! quoi ! ma sœur en ces lieux !

(À ce cri, Fenella tourne la tête, aperçoit son frère, et descend vivement les rochers.)

MASANIELLO, à Piétro.

Le ciel nous entendait, il exauce nos vœux !

(Fenella est descendue et a été se jeter dans les bras de son frère.)

Je n’ose encore en croire ma tendresse !
Est-ce bien toi que dans mes bras je presse ?
Quel motif inconnu te sépara de moi ?

FENELLA.


Elle lui fait signe qu’elle le lui dira, mais à lui seul.

(Piétro s’éloigne.)


Scène IV.


MASANIELLO, FENELLA.


MASANIELLO.

Eh bien ! nous voilà seuls.

FENELLA.


Elle lui exprime son désespoir, et lui avoue que sa première intention était de se précipiter dans la mer et d’y finir son existence.

MASANIELLO.

Eh bien ! nous voilà seuls. Attenter à ta vie !
Grand Dieu !

FENELLA.


Mais elle n’a pas voulu mourir avant de le revoir, de l’embrasser, de recevoir son pardon.

MASANIELLO.

Grand Dieu ! Ton pardon ! et pourquoi ?

FENELLA.


Elle lui fait entendre qu’elle ne mérite plus sa tendresse : elle lui peint ses remords… Elle s’est donnée à un perfide.

MASANIELLO.

Ô ciel ! un séducteur !… qu’il craigne ma furie !
Rien ne peut le soustraire à mon ressentiment !

FENELLA.


Elle lui fait signe qu’il devait être son époux, qu’il le lui avait juré à la face du ciel, qu’elle a cru son serment.

MASANIELLO.

Ce lâche, quel est-il ? un Espagnol peut-être ?

FENELLA.


Elle répond oui ; mais elle ne veut pas le faire connaître ; malgré son crime elle l’aime encore, et pour l’épouser il est d’un rang trop élevé.

MASANIELLO.

Qu’importe, il tiendra son serment
Fenella, je veux le connaître.

FENELLA.

Elle lui répond que c’est inutile, qu’il n’est plus d’espérance, qu’il s’est uni à une autre.

MASANIELLO.

Eh bien donc ! malgré toi, je punirai le traître !
Oui, que ce jour me soit ou non fatal,
Il faut armer le peuple et donner le signal.
En vain tu veux calmer le courroux, qui me guide,
Je saurai malgré toi découvrir le perfide.

FENELLA.


Elle cherche inutilement à calmer son frère, et s’attache à lui au moment où il court appeler ses compagnons.


Scène V.


MASANIELLO, BORELLA, FENELLA, pêcheurs.


MASANIELLO, appelant les pêcheurs.

Venez, amis, venez partager mes transports :
Contre nos ennemis unissons nos efforts.
Le vice-roi, doublant notre misère,
Lève un nouvel impôt sur ces fruits de la terre,
Ce prix de nos sueurs qu’il aime à voir couler !

BORELLA.

Et le peuple se tait ?

MASANIELLO.

Et le peuple se tait ? Il est las de se plaindre !

BORELLA.

S’armera-t-il, lui qui n’ose parler ?

MASANIELLO.

Il ose tout quand il a tout à craindre ;
Et c’est à nos tyrans aujourd’hui de trembler !
Chacun à ces cruels doit compte d’une offense ;
Et moi plus que vous tous ! Courons à la vengeance !

LE CHŒUR.

Nous partageons ton fier ressentiment ;
De t’obéir nous faisons le serment !

MASANIELLO.

Du silence, de la prudence,
Et le ciel nous protégera.
Toi, mon cher Borella,
Observe bien ces rives.

Les femmes et les enfans entrent en scène ; sur un geste de Masaniello, Fenella va rejoindre ses compagnes.

Que ces enfans, que ces femmes craintives
Ne sachent rien de nos secrets,
Et, pour mieux cacher nos projet
Chantons gaîment la barcarole,
Charmons ainsi nos courts loisirs.
L’amour s’enfuit, le temps s’envole ;
Le temps emporte nos loisirs
Comme les flots notre gondole,

LE CHŒUR.

Chantons gaîment la barcarole,
Charmons ainsi nos courts loisirs


Scène VI.


Les précédens ; PIETRO.


MASANIELLO.

Que veux-tu ?

PIÉTRO, à voix basse.

Que veux-tu ? De soldats un corps nombreux s’avance
Et de Naple à nos pas ils ferment le chemin.

BORELLA.

Oui, des tambours annonçant leur présence
J’entends le roulement lointain.

MASANIELLO.

Ne craignez point, trompons leur surveillance
En répétant notre refrain.

LE CHŒUR.

Chantons gaîment la barcarole, etc.

MASANIELLO, à voix basse à Borella.

Pour cacher des poignards disposez vos filets.

PIÉTRO, de même à quelques autres.

Parmi ses fruits que chacun cache une arme.

MASANIELLO, de même.

Soulevez-vous au premier cri d’alarme,
Au premier signal soyez prêts.

LE CHŒUR, à voix basse.

À Naple ! à Naple ! au premier cri d’alarme,
Pour combattre nous serons prêts.

(Tout cela se dit à voix basse, tandis que les jeunes filles reprennent en chœur.)

CHŒUR DE JEUNES FILLES.

Chantons gaîment la barcarole,
Charmons ainsi nos courts loisirs ;
L’amour s’enfuit, le temps s’envole
Le temps emporte nos plaisirs
Comme les flots notre gondole.

(Les uns reprennent leurs filets, et les autres montent sur les nacelles ; les femmes placent des paniers de fruits sur leur tête ; tous s’éloignent et disparaissent en répétant le refrain.)

FIN DU SECOND ACTE.


ACTE TROISIÈME.



Le théâtre représente un appartement du palais





Scène PREMIÈRE.


ALPHONSE, ELVIRE.


ALPHONSE.

N’espérez pas me fuir, je ne vous quitte pas.

ELVIRE.

Non, laissez-moi, n’arrêtez point mes pas.

DUO.


ALPHONSE.

Écoutez, je vous en supplie :
Que le nœud qui nous lie
M’obtienne au moins cette faveur !

ELVIRE.

Non, jamais ! vous m’avez trahie
Et votre perfidie
A porté la mort dans mon cœur.

ALPHONSE.

Quelques torts dont je sois coupable,
Je fléchirais votre rigueur,
Si du désespoir qui m’accable
Vous pouviez connaître l’horreur.


ELVIRE.

Épargnez-vous un tel parjure :
De moi vous n’entendrez, hélas !
Aucun reproche, aucun murmure ;
Je pars… n’arrêtez point me pas !

ENSEMBLE.


ELVIRE.

Ah ! je n’accuse que moi-même ;
De mon amour je dois rougir.
Pour toujours, hélas ! je vous aime !
Et pour toujours je dois vous fuir.

ALPHONSE.

En horreur à vous, à moi-même,
J’ai fait, et je dois m’en punir,
Le malheur de tout ce que j’aime.
Il ne me reste qu’à mourir.

ALPHONSE.

Elvire, si je fus coupable,
Du moins ce n’est pas envers toi.

ENSEMBLE.


ELVIRE.

Fuyez, Alphonse, épargnez-moi ;
Cessez un entretien coupable.

ALPHONSE.

Vois le désespoir qui m’accable :
Ah ! jette un seul regard sur moi.

ELVIRE.

Non, vous avez brisé nos chaînes.

ALPHONSE.

Vois ton amant, vois ton époux.

ELVIRE.

Lui seul cause toutes mes peines.

ALPHONSE.

Il va mourir à tes genoux.

ELVIRE.

Alphonse !

ALPHONSE.

Alphonse ! Elvire !

ELVIRE.

Alphonse ! Elvire ! Je pardonne.
Mon faible cœur parle pour toi.

ALPHONSE.

Au bonheur mon cœur s’abandonne.

ELVIRE.

Et je m’abandonne à ta foi.

ENSEMBLE.


Ô moment plein de charmes !
Tous nos maux sont finis ;
Je sens couler des larmes
De mes yeux attendris.

ELVIRE.

Mais cette jeune infortunée,
Je dois veiller sur son destin.
Alphonse, ordonnez que soudain
Près de sa souveraine elle soit amenée.

ALPHONSE.

Vos désirs seront satisfaits.

(À Selva, qui entre.)

Courez, Selva, cherchez la fugitive
Qui fut votre captive,
Et qu’elle soit par vous conduite en ce palais

(Ils sortent.)

Scène II.



Le théâtre change, et représente la grande place du marché de Naples. On voit arriver, en dansant, des jeunes filles portant sur leurs têtes des corbeilles de fleurs ou de fruits ; des pêcheurs et des paysans arrivent apportant leurs denrées. Le marché s’ouvre : les fleurs et les fruits s’élèvent en étage de chaque côté.

FENELLA, jeunes filles, pêcheurs, villageois, habitans de naples.


(Pendant que des jeunes filles et des jeunes garçons se livrent à la danse, des habitas de Naples, suivis de leur intendans ou de leurs porteurs (facchini) passent dans les allées du marché, marchandent, achètent. Plusieurs lazaronnis à qui ils donnent des pièces de monnaie ou des paniers de fruits, témoignent leur joie et se joignent aux danseurs. Pendant ce temps, Fenella est entrée avec celles de ses compagnes qu’on a vues au second acte ; elles se placent sur le devant du théâtre et ont devant elles des paniers de fruits. Fenella, triste, pensive, ne prend aucune part à ce qui se passe autour d’elle ; de temps en temps seulement elle se lève et regarde si elle ne verra pas paraître son frère ou quelqu’un de la cour.)

LE CHŒUR.

Au marché qui vient de s’ouvrir,
Venez, hâtez-vous d’accourir :
Voilà des fleurs, voilà des fruits,
Raisins vermeils, limons exquis,
Oranges fines de Méta,
Rosolio, vin de Somma,
C’est moi qui veux vous les offrir :
Venez, hâtez-vous d’accourir !

UN PÊCHEUR.

Venez, adressez-vous au pêcheur de Mysène.

UN MARCHAND.

Macaroni parfait ; venez, prenez chez moi.

UNE MARCHANDE DE FRUITS.

Je vends des fruits au vice-roi.

UNE MARCHANDE DE FLEURS.

Je vends des bouquets à la reine.

LE CHŒUR.

Au marché qui vient de s’ouvrir
Venez, etc.


Scène III


Les précédens ; SELVA, plusieurs soldats qui se répandent dans le marché.


(Fenella aperçoit Selva. Trompée par son uniforme, elle le regarde d’abord avec curiosité ; mais elle le reconnaît, fait un geste d’effroi, se rassied et tâche de lui cacher sa figure.)

SELVA.


(Pendant que la danse continue, il parcourt les différens groupes des jeunes filles et les regarde attentivement ; arrivé près de Fenella, il fait un geste de surprise.)

Non, je ne me trompe pas,
C’est bien elle !… À moi, soldats !
Qu’à l’instant même on me suive !

FENELLA.


Elle se lève épouvantée et court se réfugier au milieu de ses compagnes ; par ses gestes elle les supplie de la protéger.

LE CHŒUR DE FEMMES.

Ciel ! on veut l’emmener captive !
Qu’a-t-elle fait ?

SELVA ET LES SOLDATS.

Qu’a-t-elle fait ? Qu’à l’instant on nous suive !

(On entraîne Fenella.)


ENSEMBLE.


LE CHŒUR DE FEMMES.

Ah ! contre l’étranger n’est-il point de recours ?
Qui viendra donc à son secours ?

SELVA ET LES SOLDATS.

Point de murmure, il y va de vos jours !

(Selva et les soldats sont au moment d’emmener Fenella, quand au milieu du marché paraissent Masaniello, Piétro et quelques pêcheurs.)


Scène IV.


Les précédens ; MASANIELLO, PIÉTRO, pêcheurs.


MASANIELLO.

Où la conduisez-vous ?

SELVA.

Où la conduisez-vous ? Quel es-tu ? que t’importe ?

MASANIELLO.

Sais-tu qu’elle est ma sœur ?

SELVA.

Sais-tu qu’elle est ma sœur ? Rebelle, éloigne-toi ;
Obéis sans murmure aux ordres de ton roi.

MASANIELLO, tirant son poignard.

Crains la fureur qui me transporte !

SELVA, faisant signe à un soldat.

Arrachez-lui ce fer dont il ose s’armer !

MASANIELLO, poignardant le soldat.

Levez-vous, compagnons ! on veut nous opprimer !
Un lâche, un mercenaire
Osa porter sur moi son insolente main ;
Il n’est plus, et le téméraire
De la tombe aux tyrans vient d’ouvrir le chemin !

SELVA.

Tremblez ! je punirai des traîtres.

MASANIELLO.

Va dire aux étrangers que tu nommes tes maîtres,
Que nous foulons aux pieds leur pouvoir inhumain.
N’insulte plus, toi qui nous braves,
À des maux trop long-temps soufferts.
Tu crois parler à des esclaves,
Et nous avons brisé nos fers.

LE CHŒUR.

Non, plus d’oppresseurs, plus d’esclaves,
Combattons pour briser nos fers.

(Tous les paysans, qui étaient restés assis, se lèvent en tirant leurs armes, et en un instant Selva et ses soldats sont entourés et désarmés.)

LE CHŒUR.

Courons à la vengeance !
Des armes, des flambeaux !
Et que notre vaillance
Mette un terme à nos maux !

(Ils agitent leurs armes, et vont pour sortir.)

MASANIELLO, les arrêtant.

Invoquons du Très-Haut la faveur tutélaire :
À genoux, guerriers, à genoux !

Dieu nous juge : que sa colère
Aux combats marche devant nous !

(Le peuple se prosterne.)


MASANIELLO ET LE CHŒUR.

Saint bienheureux, dont la divine, image
De nos enfans protége les berceaux,
Toi qui nous rends la force et le courage
Toi qui soutiens le pauvre en ses travaux
Tu nous vois tous
À tes genoux !
Sois avec nous,
Protége-nous !
Saint bienheureux, dont la divine image
De nos enfans protége les berceaux,
Toi qui nous rends la force et le courage,
Fais aujourd’hui pour nous des miracles nouveaux !

(On entend le roulement du tambour et le bruit du tocsin.)

MASANIELLO.

L’airain s’agite et vos armes sont prêtes ;
Assurons donc par nos sanglans travaux,
Ou des vainqueurs les lauriers à nos têtes,
Ou des martyrs la palme à nos tombeaux !

CHŒUR GÉNÉRAL.

Marchons ! des armes ! des flambeaux !

PIÉTRO.

Le temple ne pourra défendre
Le sang impur de nos bourreaux ;
Par torrens il faut le répandre !

CHŒUR GÉNÉRAL.

Marchons ! des armes ! des flambeaux !

PIÉTRO.
Ils n’auront dans leur ville en cendre
D’autre asile que leurs tombeaux.
CHŒUR GÉNÉRAL.
Marchons ! des armes ! des flambeaux !

(Ils se partagent des armes ; ils courent des torches à la main, les femmes les excitent à la lueur de l’incendie.)


FIN DE TROISIÈME ACTE.


ACTE QUATRIÈME.



Le théâtre représente l’intérieur de la cabane de Masaniello. Le fond en est fermé par une voile de vaisseau ; à droite, une chaise et une table ; à gauche, une natte qui sert de lit à Masaniello.





Scène PREMIERE[1].


MASANIELLO, assis, LE MARQUIS DE COLONNE, et les principaux habitans de naples, debout et groupés autour de Masaniello.


LE CHŒUR.

Écoute nos voix suppliantes !
Laisse-toi fléchir par nos pleurs
Et désarme les mains sanglantes
Des ministres de tes fureurs.

UN MAGISTRAT.

Seigneur !

MASANIELLO.

Seigneur ! Ce titre est une offense.

LE MARQUIS.

Chef du peuple !


MASANIELLO.

Chef du peuple ! Oui, cruels ! oui, son chef, son vengeur !
Mon règne doit durer autant que sa vengeance.
Vous vivans, je suis roi ; vous morts, simple pêcheur :
Mon règne sera court.

LE CHEF DE LA JUSTICE.

Mon règne sera court. Grâce ! que la clémence
Touche un peuple inhumain et sourd à nos accens !

MASANIELLO.

Entendiez-vous ses cris quand vous étiez puissans ?
Vous l’écrasiez sous votre tyrannie :
De la sienne à mes pieds subissez donc la loi.

LE MARQUIS.

Nous t’offrons nos trésors, accorde-nous la vie !

MASANIELLO.

Que pouvez-vous m’offrir qui ne soit pas à moi ?
Ces trésors, je le sais, sont le fruit de nos peines :
Il n’importe, reprenez-les.
Si je me suis armé, c’est pour briser nos chaînes
Et non pour piller vos palais.

LE CHŒUR.

Écoute nos voix suppliantes,
Laisse-toi fléchir par nos pleurs

MASANIELLO.

Non.

LE CHŒUR.

Non. Désarme les mains sanglantes
Des ministres de tes fureurs !

MASANIELLO.

Non, non.

LE CHŒUR.

Non, non. Que la pitié retienne
Ton glaive suspendu sur nous.
Épargne notre tête.

MASANIELLO.

Épargne notre tête. Écoutez : à vos coups,
Si j’eusse été vaincu, j’aurais offert la mienne…
Mais vous m’implorez à genoux,
Vous demandez la vie, allons, je vous la donne
Pontifes, magistrats, princes, relevez-vous !
Masaniello, le pêcheur, vous pardonne.
Laissez-moi.

(Ils sortent.)



Scène II


MASANIELLO, seul.


Laissez-moi. N’écoutant que ma juste fureur,
J’aurais peut-être dû les punir de leurs crimes ;
Mais ce meurtre sans fruit eût souillé leur vainqueur !
Nos soldats furieux ont fait trop de victimes…
Je ne sais quel dégoût s’empare de mon cœur.
Les lâches ! ils dormaient courbés sous leurs entraves ;
J’ai dit : réveillez-vous ! je les ai délivrés,
Et de sang aussitôt ils se sont enivrés :
Ma victoire en tyrans a changé ces esclaves !

AIR.


Ô Dieu ! toi qui m’as destiné
À remplir ce sanglant office,

Pour achever le sacrifice,
Grand Dieu ! que ne m’as-tu donné
Leur inexorable justice ?
N’adouciras-tu point tes arrêts rigoureux ?
Ne pourrai-je fléchir ces tigres inflexibles ?
Rends-moi, pour t’obéir, rends-moi cruel comme eux ;
Dieu puissant ! ou rends-les sensibles !

Et cependant pour eux mon cœur est alarmé.
Le vice-roi, que poursuivait leur rage,
Aux murs de Châteauneuf est encore enfermé.
Il faut par un assaut consommer notre ouvrage.


Scène III.


MASANIELLO, FENELLA, abattue et chancelante.


MASANIELLO.

Que vois-je ? Fenella ! quelle horrible pâleur !
Nous venons, ô ma sœur ! de venger ton outrage
Qui peut encore exciter ta douleur ?

FENELLA.


Elle lui peint le désordre de Naples.

MASANIELLO.

J’ai voulu, mais en vain, mettre un terme au carnage.

FENELLA.


Elle lui représente, par ses gestes, les horreurs auxquelles la ville est livrée, le pillage, le meurtre, l’incendie.

MASANIELLO.

Oui, des torches en feu dévorant les palais,

Des enfans étouffés sur le sein de leurs mères,
Des frères frappés par leurs frères,
Oui, des forfaits ont puni des forfaits ;
Mais tu le sais, je n’en suis pas coupable.
Viens dans mes bras, dissipe ton effroi.

FENELLA.


Elle lui fait entendre qu’elle ne peut résister à la fatigue.

MASANIELLO.

La fatigue t’accable :
Repose en paix, je veillerai sur toi.
Du pauvre seul ami fidèle,
Descends à ma voix qui t’appelle,
Sommeil, descends du haut des cieux !
De son cœur bannis les alarmes ;
Qu’un songe heureux sèche les larmes
Qui tombent encor de ses yeux.

(Fenella s’endort sur le lit à gauche.)

Un doux sommeil apaise sa souffrance ;
Mais on vient.


Scène IV.


Les précédens ; PIÉTRO, pêcheurs.


MASANIELLO.

Mais on vient. C’est Piétro… que voulez-vous de moi ?

PIÉTRO.

Nos compagnons nous députent vers toi.

MASANIELLO.

Eh bien ! que veut mon peuple ?

PIÉTRO.

Eh bien ! que veut mon peuple ? Il demande vengeance,

LE CHŒUR.

À nos sermens
L’honneur t’engage
Plus d’esclavage,
Plus de tyrans !

(Pendant ce chœur, Fenella s’éveille et écoute.)

MASANIELLO.

Calmez-vous, amis : quel délire
À des meurtres nouveaux semble pousser vos bras ?

PIÉTRO.

Le fils du vice-roi se dérobe au trépas :
Notre salut commun exige qu’il expire !
Il a près de ces lieux porté ses pas errans,

(Fenella exprime les craintes les plus vives.)


MASANIELLO.

Eh ! n’est-ce pas assez de chasser nos tyrans ?
Faut-il les immoler ?

PIÉTRO.

Faut-il les immoler ? Oui, nous voulons sa tête !

MASANIELLO.

Ah ! que la pitié vous arrête !

PITRO ET LE CHŒUR.

À nos sermens, etc.

MASANIELLO.

Silence ! écoutez-moi ! trop de sang, de carnage
Ont signalé votre fureur :
Je saurai mettre un terme à cette aveugle rage

PIÉTRO.

Tu voudrais vainement enchaîner notre ardeur
Tu nous trahit !…

MASANIELLO.

Tu nous trahit !… Parlez plus bas… Ma sœur…

(Fenella a pris part à la scène et au moment où Masaniello parle d’elle, elle affecte de dormir profondément.)

PIÉTRO

Elle repose.

MASANIELLO.

Elle repose. Elle peut nous entendre.

PIÉTRO.

Eh bien ! entrons, suis-nous sans plus attendre.

LE CHŒUR.

À nos sermens
L’honneur t’engage ;
Plus d’esclavage,
Plus de tyrans !

(Ils entrent dans l’intérieur de la chaumière.)


Scène V.


FENELLA, seul.


Elle a tout entendu, elle frémit : mille sentimens confus l’agitent ; le danger d’Alphonse, le souvenir de sa trahison. On frappe à la porte de la chaumière : Fenella s’effraie, elle hésite ; on frappe de nouveau : elle se décide à ouvrir, reconnaît Alphonse et cache sa figure dans ses mains.


Scène VI


FENELLA, ALPHONSE, ELVIRE, enveloppée dans un manteau, la tête couverte d’un voile noir.


ALPHONSE.

Ah ! qui que vous soyez, accueillez ma prière
Et dérobez-nous à la mort.
Ciel ! que vois-je ? c’est elle ! ô justice sévère !
Elle est maîtresse de mon sort !

FENELLA.


Elle recule avec effroi, lui fait entendre que jamais un crime ne reste impuni, lui reproche sa trahison.

ALPHONSE.

Oui, j’ai mérité ta colère.
Sois juste, abandonne à leurs bras
Le perfide qui t’a trahie !
Les meurtriers sont sur mes pas
Venge-toi, tu le peux.

FENELLA


En mettant le doigt sur sa bouche, elle lui fait signe qu’on peut les entendre, et l’entraîne rapidement de l’autre côté du théâtre, en lui montrant la porte par laquelle lespêcheurs viennent de sortir.

ALPHONSE.

Venge-toi, tu le peux. Ah ! que mon trépas
Ta vengeance soit assouvie !
Mais le destin d’une autre à mon sort est lié ;
Pour une autre que moi j’implore ta pitié !
Prends mes jours, épargne sa vie !

FENELLA.


Elle jette un regard sur Elvire, court vers elle, entr’ouvre son manteau, lui arrache le voile qui couvre son visage, s’éloigne d’elle avec colère, et semble dire : Voilà donc celle que tu m’as préférée, et tu veux que je l’épargne !

ELVIRE.

Fenella, sauvez mon époux !

FENELLA.


Elle n’est plus maîtresse d’elle-même et n’écoute que sa jalousie. Elle aurait sauvé Alphonse, mais elle veut perdre sa rivale. Déjà elle a fait un pas vers la porte de la cabane où les pêcheurs sont rassemblés.

ELVIRE, l’arrêtant par la main.

Vous, nous trahir ! quel transport vous entraîne ?
Ne nous repoussez pas, c’est votre souveraine
Qui vous demande asile et tremble devant vous.

FENELLA.


Son cœur passe tour à tour de la vengeance à la pitié : elle s’arrête entre Alphonse et Elvire.

ELVIRE.

Arbitre d’une vie
Qui va m’être ravie,
À ma voix qui supplie
Laissez-vous attendrir.

ALPHONSE.

Du sort qui nous opprime
Que je sois seul victime !
Seul j’ai commis le crime
Dont tu veux la punir.

FENELLA.


Elle s’est laissé toucher à la voix d’Elvire ; et comme frappée de la voix si belle, elle retire brusquement sa main, que la princesse tenait dans les siennes.

ELVIRE.

Dans vos maux, fille infortunée
Ma bonté fut votre recours ;
Et moi, dans la même journée,
Je viens implorer vos secours.
Je pris pitié de vos alarmes
Lorsque je vis couler vos larmes ;
Mes larmes coulent devant vous ;
Je vous vis, pour fuir votre chaîne,
Tomber aux pieds de votre reine,
Votre reine est à vos genoux !

FENELLA.


Elle ne peut vaincre son émotion ; elle les repousse encore, mais faiblement, et se détourne pour cacher ses pleurs qu’elle veut étouffer.

(Alphons et Elvire, qui s’aperçoivent de l’impression qu’elle éprouve, se rapprochent d’elle et redoublent leurs instances avec un accent plus touchant.)

ENSEMBLE.


ALPHONSE.

Du sort qui nous opprime
Que je sois seul victime !
Seul j’ai commis le crime
Dont tu veux la punir.

ELVIRE.

Arbitre d’une vie
Qui va m’être ravie,
À ma voix qui supplie
Laissez-vous attendrir.

FENELLA.


Elle ne peut résister à leurs prières ; elle fait un violent effort sur elle même, saisit leurs mains, et jure de les sauver ou de mourir avec eux.

(On entend du bruit ; Masaniello sort de la porte à droite ; Alphonse saisit son épée.)


Scène VII.


Les précédens ; MASANIELLO.


MASANIELLO.

Des étrangers dans ma chaumière !
Que cherchez-vous ?

FENELLA.


Elle fait signe à son frère qu’ils sont proscrits, qu’il scherchent un asile, qu’elle leur a promis son appui.

ALPHONSE.

Que cherchez-vous ? Errans dans l’ombre de la nuit,
Nous n’avons plus d’espoir, le peuple nous poursuit
Et nous fuyons leur fureur meurtrière.

MASANIELLO.

À cette porte hospitalière
Jamais un malheureux n’a frappé vainement.
Oui, quel que soit le sang dont, cette arme est trempée
Entrez, je vous reçois ; et, mieux que votre épée,
L’hospitalité vous défend.

FENELLA.


Elle exprime sa joie, et par ses gestes semble dire : Ne craignez rien, vous voilà sauvés ; mon frère répond de votre vie.


Scène VIII.


Les précédens ; PIÉTRO, BORELLA, quelques conjurés.


PIÉTRO.

Par le peuple conduits, marchant d’un pas docile,
Les magistrats napolitains
Viennent déposer dans tes mains
Les clés des portes de la ville.

(Apercevant Alphonse.)


Que vois-je ? juste ciel ! le fils du vice-roi !

MASANIELLO.

Que me dis-tu, Piétro ?

PIÉTRO.

Que me dis-tu, Piétro ? Lui-même est devant toi !

ENSEMBLE.


PIÉTRO.

Du transport qui m’anime
Il sera la victime :
Qu’il craigne mon courroux
Un hasard favorable
Permet que le coupable
Tombe enfin sous nos coups.

MASANIELLO.

Je sens qu’en sa présence
Les torts de sa naissance
Réveillent mon courroux.
Mais plus fort que la haine
Le serment qui m’enchaîne
Le dérobe à leurs coups.

ALPHONSE.

Funeste destinée !
Ah ! qu’une infortunée
Échappe à leur courroux
S’il épargnent sa vie,
Je brave leur furie ;
Mon sort me sera doux.

ELVIRE.

J’attends avec constance
L’arrêt de leur vengeance
Qui doit me joindre à vous
Le péril nous rassemble :
Si nous mourons ensemble,
Mon sort me sera doux.

PIÉTRO ET LE CHŒUR.

Oui, c’est lui que le ciel livre à notre courroux.
Oui, tu nous l’a promis ; qu’il tombe sous nos coups.

ALPHONSE, à Piétro.

Farouche meurtrier, je brave ton courroux ;
Viens me donner la mort ou tomber sous mes coups.

(Il lèvent tous sur Alphonse leurs poignards. Fenella se jette entre eux et Alphonse.)

FENELLA.


Elle court à son frère, et par ses gestes elle lui dit : Il était sans asile, sans défense, il est venu en suppliant vous demander un asile ; vous le lui avez accordé, vous l’avez reçu sous votre toit, vous lui avez juré protection, et vous le laisseriez immoler ! ces murs seraient teints de son sang !

MASANIELLO, à Fenella.

Sa confiance en moi ne sera pas trompée !
Je me rappelle mon serment ;

(A Alphonse.)

Et mieux que ton épée,
L’hospitalité te défend,
Qu’on respecte ses jours !

PIÉTRO ET LE CHŒUR.

Qu’on respecte ses jours ! Nous avons ton serment,
Et sa vie est à nous.

MASANIELLO.

Et sa vie est à nous. D’où vous vient tant d’audace ?
Qu’on se taise !

PIÉTRO ET LE CHŒUR.

Qu’on se taise ! Tyran, crains mon juste transport !

MASANIELLO.

Je suis tyran pour faire grâce
Comme toi pour donner la mort.

(à Elvire et à Alphonse.)

Partez, ne craignez rien.

(à Borella.)

Partez, ne craignez rien. Monte sur ma nacelle :
Aux murs de Châteauneuf conduis-les, sois fidèle :
Cours, Borella, tu réponds de leur sort.

PIÉTRO ET LE CHŒUR.

Tyran, crains mon juste transport !

MASANIELLO, saisissant une hache.

Pour marcher sur leur trace,
Si de franchir le seuil un de vous a l’audace
Il tombe sous ce bras vengeur.

PIÉTRO ET LE CHŒUR, à voix basse.

N’avons-nous fait que changer d’oppresseur ?

(Tous ouvrent un passage à Alphonse et à Elvire, qui s’éloignent en regardant Fenella.)


Scène IX.

FENELLA, MASANIELLO, PIÉTRO.

Le fond de la cabane, qui était fermé par une voile de navire, se relève en ce moment. On aperçoit les principaux habitans de la ville apportant à Masaniello les clés de Naples. Le cortège porte des palmes et des couronnes.

ENSEMBLE.
NAPOLITAINS, NAPOLITAINES, PÊCHEURS.
Honneur, honneur et gloire !
Célébrons ce héros !
On lui doit la victoire,
La paix et le repos.
PIÉTRO ET LES CONJURÉS.
De le frapper j’aurai la gloire :
Il ne mérite plus de marcher dans nos rangs ;
Du haut de son char de victoire
Qu’il tombe comme nos tyrans !

(On présente à Masaniello les clés de la ville, on le revêt d’un manteau magnifique, et on lui amène un cheval, sur lequel on l’invite à monter.)

MASANIELLO.
Adieu donc, ma chaumière ! adieu, séjour tranquille !
Je t’abandonne pour jamais.
Bonheur que j’ai goûté dans ce modeste asile,
Me suivras-tu dans un palais ?
ENSEMBLE.
NAPOLITAIN.
Honneur, honneur et gloire
Célébrons ce héros !

On lui doit la victoire,
La paix et le repos.

PIÉTRO ET LES CONJURÉS.

De le frapper j’aurai la gloire :
Il ne mérite plus de marcher dans nos rangs ;
Au milieu des chants de victoire
Qu’il tombe comme nos tyrans !

(Masaniello est monté sur son cheval au milieu du peuple qui se presse autour de lui, et environné de danses. Pendant ce temps, Piétro et les conjurés le menacent de leurs poignards. Fenella, qui est près de Piétro, l’examine avec crainte, et pendant que le cortége s’empresse autour de son frère, ses regards inquiets s’élèvent vers le ciel, et semblent prier pour lui.)


FIN DU QUATRIÈME ACTE.


ACTE CINQUIÈME.



Le théâtre représente le vestibule du palais du vice-roi ; à gauche un large escalier en pierre conduisant à une terrasse. Au fond, dans le lointain, le sommet du Vésuve.


Scène PREMIÈRE.


PIÉTRO, pêcheurs, jeunes filles du peuple.


(Ils sortent de l’appartement à gauche, qui est celui du festin. C’est la fin d’une orgie : ils tiennent à la main des coupes, des vases remplis de vin ; d’autre tiennent des guitares.)

COUPLETS.


PIÉTRO, une guitare à la main.


PREMIER COUPLET.


Voyez du haut de ces rivages
Ce frêle esquif voguer sur la mer en fureur !
Les vents, les flots et les orages
Menacent d’engloutir le malheureux pêcheur.
Mais la madone sainte a guidé l’équipage :
Par elle protégés nous revoyons le bord.
Plus de crainte, plus d’orage !
Notre barque a touché le port.

LE CHŒUR.

Buvons ! la barque est dans le port.

UN PÊCHEUR, bas à Piétro.

De ce nouveau tyran as-tu brisé, les chaînes ?

PIÉTRO, de même.

Oui j’ai de notre chef puni la trahison.

(Montrant à gauche la salle du festin.)

Et par mes soins, un rapide poison.
Déjà circule dans ses veines.

DEUXIÈME COUPLET.


Parfois, le soir sur cette plage.
Des pirates cruels, la terreur de ces mers,
Ivres de sang et de pillage,
Attendent le pêcheur pour lui donner des fers.
Mais la madone sainte a guidé l’équipage,
Par elle protégés, nous revoyons le bord.
Plus de crainte, plus d’orage !
Notre barque a touché le port.

LE CHŒUR.

Buvons ! la barque est dans le port.

PIÉTRO.

On vient ! silence, amis !


Scène II


Les précédens ; BORELLA, sortant de l’appartement à gauche.


PIÉTRO.

On vient ! silence, amis ! Quelle frayeur t’agite,
Borella ?

BORELLA.

Borella ? Compagnons, armez-vous, ou tremblez !
De nombreux bataillons qu’Alphonse a rassemblés
Marchent vers ce palais, ils s’avancent…

PIÉTRO.

Marchent vers ce palais, ils s’avancent… O rage !

BORELLA.

Le ciel même paraît combattre contre nous.
De quelques grands malheurs trop sinistre présage
Les sourds mugissemens du Vésuve en courroux
De ce peuple crédule ont glacé le courage.

LE CHŒUR DE PÊCHEURS.

D’un juste châtiment qui peut nous préserver ?

LE CHŒUR DE FEMMES.

Masaniello peut seul arrêter leur furie.

LE CHŒUR DES HOMMES.

Masaniello peut encor nous sauver.

BORELLA, montrant la porte à gauche.

N’y comptez plus !

LE CHŒUR.

N’y comptez plus ! O ciel ! il a perdu la vie !

BORELLA.

Non, il respire encor ; mais sourd à nos accens,
Je ne sais quel délire a maîtrisé ses sens.

PIÉTRO.

C’est Dieu qui l’a frappé.

BORELLA.

C’est Dieu qui l’a frappé. Tantôt, sombre et farouche,
Il se croit entouré de mourans et de morts ;

Tantôt, le sourire à la bouche,
Il chante et croit guider sa barque sur nos bords.

LE CHŒUR.

Misérable Piétro, tu mourras s’il expire !

PIÉTRO.

Non, sa raison sur lui reprendra son empire.
Il vient ! il vient !


Scène III.


Les précédens ; MASANIELLO. Le désordre de ses vêtemens annonce le trouble de ses esprits.


MASANIELLO.

Il vient ! il vient ! Courons, punissons nos bourreaux !
Voilà le sang qu’il faut répandre ;
Réduisons leurs palais en cendre ;
Courons ! des armes, des flambeaux

PIÉTRO.

Reviens à toi !

MASANIELLO, lui prenant la main

Reviens à toi ! Parle bas, pêcheur, parle bas :
Jette tes filets en silence.

LE CHŒUR.

Viens, marchons, viens, guide nos pas.

MASANIELLO.

La proie au-devant d’eux s’élance
Parle bas, pêcheur, parle bas ;
Le roi des mers ne t’échappera pas.

PIÉTRO.

Sais-tu quel péril nous menace ?
Voici nos ennemis, mais guide notre audace,
Sois notre chef ! Parais, ils fuiront devant toi.
Partons !

MASANIELLO.

Partons ! Oui, oui, partons !

PIÉTRO ET LE CHŒUR.

Partons ! Oui, oui, partons ! C’est l’honneur qui t’appelle.

MASANIELLO, d’un air riant.

Partons, la matinée est belle ;
Venez, amis, venez tous avec moi !…

(En ce moment le ciel s’obscurcit, et le Vésuve, qu’on aperçoit de loin commence à jeter quelques flammes.)

Chantons gaîment la barcarole,
Charmons ainsi nos courts loisirs.

LE CHŒUR.

Mortels délais ! vains souvenirs !

MASANIELLO.

L’amour s’enfuit, le temps s’envole.

LE CHŒUR.

Si vous tardez ou nous immole !

MASANIELLO.

Le temps emporte nos plaisirs,
Comme les flots notre gondole.


Scène IV.


Les précédens ; FENELLA.


FENELLA.


Elle court à Masaniello. Elle lui explique que les soldats du vice-roi s’avancent en bon ordre, enseignes déployées, et que les tambours battent aux champs. Devant eux les lazzaronis se sont enfuis effrayés ; les uns ont jeté leurs armes, les autres, à genoux, ont demandé la vie. Elle entraîne Masaniello vers la fenêtre du palais… Les voilà, ils avancent ; ils ont juré qu’aucun de vous n’échapperait.

PIÉTRO, à Masaniello.

Tu le vois, leur fureur nous dévoue au trépas ?

MASANIELLO, revenant un peu à lui, et serrant Fenella contre son cœur.

Ma Fenella ! ma sœur ! qui cause, tes alarmes ?

PIÉTRO.

Nos tyrans !… que ce mot te rappelle aux combats !

MASANIELLO.

Qu’entends-je ?

PIÉTRO.

Qu’entends-je ? Ce sont eux.

MASANIELLO.

Qu’entends-je ? Ce sont eux. Eh ! qui donc ?

PIÉTRO.

Qu’entends-je ? Ce sont eux. Eh ! qui donc ? Leurs soldats

LE CHŒUR.

Nos tyrans !

MASANIELLO.

Nos tyrans ! Se peut-il ?

LE CHŒUR.

Nos tyrans ! Se peut-il ? Oui, nos tyrans !

MASANIELLO, revenant à lui.

Nos tyrans ! Se peut-il ? Oui, nos tyrans ! Mes armes !

LE CHŒUR, l’entraînant.

Victoire ! il va guider nos pas ;
Plus de discordes, plus d’alarmes !
Victoire ! il va guider nos pas ?

(Ils sortent tous l’épée à la main en entraînant Masaniello, qui recommande à Borella de rester près de sa sœur et de veiller sur elle.)


Scène V.


FENELLA, seule.


Quelque temps elle suit son frère des yeux. Elle revient sur le bord du théâtre, et prie pour que le ciel le protége. C’est tout ce qu’elle demande, car pour elle il n’y a plus d’espoir de bonheur… Elle regarde encore cette écharpe qu’Alphonse lui a donnée ; elle veut s’en détacher, elle ne peut s’y résoudre ; elle la regarde, la couvre de baisers ; elle entend marcher et la cache… C’est Elvire, c’est sa rivale qui entre pâle et en désordre ; Fenella court à elle : Comment vous trouvez-vous seule en ces lieux ? d’où venez-vous ?


Scène VI.


FENELLA, ELVIRE, BORELLA.


ELVIRE.

N’approchez pas ! le meurtre et l’incendie
Dévastent ce palais ; venez, fuyons ces lieux.

FENELLA.


Elle n’a rien à craindre ; elle veut rester.

ELVIRE.

Entendez-vous les cris dont ils frappent les cieux ?
Je vois le fer sanglant qui menaçait ma vie,
J’allais périr !… un mortel généreux,
Votre frère lui-même a trompé leur furie.

BORELLA.

Masaniello ! grands dieux !
Il a donc triomphé ? Le destin se prononce !
Écoute… il revient… qu’ai-je vu ? c’est Alphonse !


Scène VII.


Les précédens ; ALPHONSE, suite.


FENELLA.


Elle court à lui, et lui demande où est Masaniello.

ALPHONSE.

Votre frère !… ô douleur ! ô regrets éternels !
Il combattait encore… Hélas ! à ces cruels
Il voulut épargner un crime.
Prête à périr, Elvire embrassait ses genoux
Il a sauvé ses jours, et le peuple en couroux…

BORELLA.

Il en était l’idole.

ALPHONSE.

Il en était l’idole. Il en est la victime.

(Fenella, qui écoutait ce récit en tremblant, tombe à moitié évanouie entre les bras de Borella, qui la soutient.)

Et je n’ai pu le secourir !
Je l’ai vengé du moins : nos bataillons fidèles

Ont au loin dispersé ses hordes de rebelles.
Masaniello n’est plus… ils ne savent que fuir.

FENELLA.


Elle sort peu à peu de son évanouissement. Elle aperçoit Alphonse auprès d’Elvire, elle se relève, jette sur Alphonse un dernier regard de regret et de tendresse ; elle unit sa main à celle d’Elvire, et s’élance rapidement vers l’escalier qui est au fond du théâtre. Surpris de ce brusque départ, Alphonse et Elvire se retournent pour lui adresser un dernier adieu. En ce moment le Vésuve commence à jeter des tourbillons de flamme et de fumée, et Fenella parvenue au haut de la terrasse, comtemple cet effrayant spectacle. Elle s’arrête, et détache son écharpe la jette du côté d’Alphonse, lève les yeux au ciel et se précipite dans l’abîme.

(Alphonse et Elvire poussent un cri d’effroi. Mais au même instant, le Vésuve rugit avec plus de fureur ; du cratère du volcan la lave enflammé se précipite. Le peuple épouvanté se prosterne.)

LE CHŒUR.

Grâce pour notre crime !
Grand Dieu ! protége-nous !
Et que cette victime
Suffise à ton courroux !


FIN DE LA MUETTE DE PORTICI.
  1. Cette scène est supprimée à la représentation.