Les Copains/Chapitre 1

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Nouvelle Revue Française (p. 9-66).
I


LE REPAS


— Patron !

— Messieurs ?

— Venez par ici ! On a besoin de vous. On voudrait savoir si vos pichets de grès tiennent le litre. Ce monsieur, que vous voyez, qui a le nez rouge, prétend que oui ; moi je prétends que non. Il y a un pari d’engagé.

— Monsieur, faites excuse, mais c’est monsieur qui est dans le vrai.

— Quel monsieur ?

— Eh bien ! le monsieur qui a… comme vous dites…

— Qui a le nez rouge ?

— Patron, je n’admets pas que vous vous associiez aux plaisanteries…

— Je n’ai pas dit, monsieur… ce n’est pas moi qui ai dit que vous aviez le nez rouge… Je trouve même que, pour un nez rouge, le nez de monsieur…

— Suffit ! Il s’agit de vos pichets, non de mon nez.

— Mes pichets, monsieur, tiennent le litre.

— Ah !…

— Pardon ! pardon ! J’ai demandé à notre sympathique mannezingue un avis, un simple avis, et non un arbitrage. Comme arbitre, je le récuse… Il serait à la fois juge et partie. Il sait de plus qu’il n’y a de bonheur et de vertu qu’au moral. Nous payons ces pots comme des litres. Il nous conseille de les boire comme des litres. De la sorte nous ne sommes volés que matériellement, ce qui est négligeable. Il n’y a que l’âme qui importe.

— Monsieur !…

— Oui, patron ! votre intérêt évident — pas évident pour ces messieurs qui sont ivres et insensibles à l’évidence — mais évident pour vous et moi, c’est de doter ces godets, je dis bien ces godets, d’une capacité légendaire.

— Oh !

— Pardon !

— Je poursuis. Qu’on m’apporte un litre, un litre vrai, un litre… naturel.

— Je…

— Oui, vous me comprenez, un litre de verre, mais de marque… authentifié par une maison sérieuse… Un litre Pernod, par exemple… vide, bien entendu…

— Je vais vous chercher ça, monsieur ; mais je vous ferai remarquer…

— Hâtez-vous !

Ouvrant une porte, le patron fondit dans des ténèbres qui sentaient le beurre noir.

Le parieur dévisagea l’assemblée. Puis du ton d’un homme qui découvre l’essence dans l’apparence :

— Quelle touche ! quelle touche ! Vous avez l’air d’un omnibus.

On se regarda. On flairait que l’insulte était grave ; mais personne n’en mesurait exactement la portée. Quelqu’un murmura, pour le principe. D’autres rigolaient, insinuant :

— Ce pauvre Bénin ! Est-il saoul tout de même !

Lui cligna de l’œil :

— Je me comprends. Vous avez la gueule d’un omnibus.

Il n’aurait certes pas eu la force d’en dire davantage. Mais la justesse de sa comparaison lui faisait jouir la cervelle. Il but un coup, à seule fin de se féliciter.

Il avala même de travers, tant son torse était secoué par un rire intérieur.

La porte s’ouvrit, et le patron reparut, hors des ténèbres au beurre noir.

— Je n’ai pas de Pernod vide. Mais je vous amène un litre blanc qui fera l’affaire.

Bénin fronça les sourcils.

— Vous vous fichez de moi, patron ! Qu’est-ce qui me prouve qu’il tient le litre, votre litre blanc ?

— Monsieur ! je n’en ai pas d’autre.

— Votre litre blanc, vous venez peut-être de le fabriquer exprès ?

— Oh !

Tout le monde protesta contre cette défiance maladive. Le patron, son litre en main, ne bougeait plus. Bénin se retourna vers lui :

— Qu’est-ce que vous attendez ?

L’autre s’en fut en bougonnant.

— J’ai une idée.

— On t’écoute.

— La capacité de mon estomac est de deux litres, exactement. Je vais absorber coup sur coup deux de ces pichets. Si j’éprouve une sensation distincte de réplétion, je me tiendrai pour battu. Sinon la preuve de votre erreur est faite.

— Tu te moques de nous !

— Te laisser boire deux pichets ?… Si tu les paies !

— Ruse d’ivrogne !

— Bon ! Vous répugnez aux moyens scientifiques. Ils scandalisent votre routine. Nous allons recourir à un expédient plus grossier. Martin, monte sur ta chaise, et regarde de près le bec de gaz.

— Mais…

— Dépêchons-nous !

— Qu’est-ce que tu veux que je regarde ?

— Pas la flamme, le verre.

— Et puis ?

— Distingues-tu une marque de fabrique à deux centimètres en dessous du bord supérieur ?

— Non… ah ! si !

— Examine avec attention. Ne vois-tu pas trois marteaux ?

— Si… on dirait bien.

— Tu es en présence d’un verre de lampe de la marque des trois marteaux.

Un frémissement d’admiration parcourut l’assemblée. Il y eut ensuite un silence soumis.

— Martin ! passe-moi ce verre de lampe.

— Mais… je vais me brûler…

— Saisis-le par le bas. Aide-toi de ta serviette… ou de ton mouchoir. Plus vite que ça !

Martin exécuta l’ordre de son mieux. Il redescendit, tenant le verre avec précaution comme un serpent ou un crabe. Bénin le prit fort adroitement, le déposa au milieu de la table, et dit :

— Soufflons dessus pour le refroidir !

Il donnait l’exemple, avec tant de conviction qu’on l’imita.

— Le voici à point. Je cherche un homme sérieux. Huchon ! La paume de ta main, bien ouverte !

— Pour quoi faire ?

— Ne t’en inquiète pas !

— Comment ? Tu veux m’appliquer ça sur la peau ? Ah ! mais non !

— N’excède pas ma patience !

— Soit ! Tu es saoul. J’aime mieux ne pas discuter. Amuse-toi !

Bénin planta le verre de lampe bien droit sur la paume de Huchon, et s’assura que le bord inférieur adhérait étroitement à la chair.

— Lesueur ! Donne-moi le pichet, celui qui est plein.

D’un geste sacerdotal, Bénin leva le pichet, l’inclina, en plongea le bec dans le trou du verre de lampe ; et le vin se mit à couler. Bénin avait l’air d’un prêtre. Mais le pichet avait l’air d’un monsieur obèse qu’on aide à vomir en lui tenant le front.

— Oh ! c’est abominable !

— Tu te fiches du monde !

— Notre vin blanc !

— Il va nous perdre votre vin blanc !

— Huchon ! Tu es idiot de te prêter à ça !

Huchon souriait.

Bénin s’interrompit au fort de son expérience. Il dit à Huchon :

— Toi, ne bouge pas !

Il dit à la table :

— Messieurs, vous êtes bêtes ! Ignorez-vous que ce verre est du modèle 8 de la marque des trois marteaux ?

— Mais si, on le sait ! Il y a longtemps ! On ne sait que ça. Puis après ?

— Le verre de lampe à gaz, modèle 8, de la marque des trois marteaux, tient exactement le demi-litre.

Le coup était rude pour l’auditoire.

Bénin reprit :

— Si le pichet remplit deux fois ce verre de lampe jusqu’au bord, j’ai perdu.

Il se mit en devoir de poursuivre sa vérification. Mais Huchon cessa de trouver la chose intéressante, puisqu’elle cessait d’être mystérieuse. Il retira sa main. Ce changement d’opinion eut les pires effets. Le vin, que la main n’arrêtait plus, s’échappa comme une brusque diarrhée, s’épandit sur la nappe, fit des cascatelles sur les serviettes, les pantalons, le sol.

On n’hésita point à en rendre Bénin responsable. Des cris s’élevèrent. Mais quelqu’un ayant dit :

— Bénin s’est payé notre tête !

Un autre ayant ajouté :

— Flanquons-le dehors !

Cet avis rencontra des adhésions. On arracha Bénin de sa chaise. On le poussa, on l’amena à une porte vitrée qui donnait sur une cour.

Il se débattit ; il vociférait :

— Vous êtes des lâches ! Vous avez perdu votre pari. Je suis victime de votre foi punique !

Il eut beau faire. La salle le pondit comme un œuf.

— Enfin ! Ce n’est pas dommage.

— On va être un peu tranquille.

— J’ai la jambe mouillée, moi.

— Il s’est moqué de nous.

— Le vin lui donne des idées absurdes.

Lamendin hochait la tête. Il semblait couper l’air en tranches avec son nez. Car Lamendin avait une tête ronde comme une pomme et un nez mince, long, recourbé, comme un couteau qui entre dans une pomme.

— Dès qu’il a bu un verre de trop, il est bon à tuer, dit Broudier.

Et ses yeux s’arrondirent, roulèrent. Sa moustache devint féroce, ses doigts gras tripotèrent la nappe.

— Ça, il était saoul ! ajouta Lesueur, tandis que ses narines se dilataient dans l’amas de poil qu’était sa figure.

Et toute sa tête, qu’on ne songeait pas à rattacher à son corps, était comme un caniche qui aboie perché sur un meuble.

— Il y a des moments où il dépasse les bornes, dit Omer, qui avait le nez rouge.

À franchement parler, son nez n’avait rien de plus rouge que bien des nez. Mais le reste de sa face était couleur de zinc. Tout devenait rouge par comparaison.

— Je me demandais, fit Huchon, ce qu’il méditait avec son verre de lampe.

Et Huchon regardait le cercle rose que le verre avait imprimé sur sa main. Ses yeux luisaient sous de grosses lunettes rondes, comme des objets curieux qu’on eût mis sous globe pour les protéger. Son visage glabre, mou et blanc, était la couche d’ouate où reposaient délicatement ces objets curieux.

— Je puis dire que je n’ai pas compris, avoua Martin, dont l’aspect ne comportait rien de particulier.

Pendant une minute, la table demeura silencieuse. Jamais Bénin n’avait été aussi présent. Il obsédait l’âme. Il chargeait l’air comme un nuage aux formes cocasses. Son verre de lampe, qu’il avait laissé debout sur la table, chantait ; une fanfare de bigophone semblait sortir de ce tube.

La conversation reprit, pauvrement.

Soudain la porte grinça, et Bénin parut.

Son extérieur fut remarqué. Selon toute vraisemblance. Bénin arrivait droit d’une boîte à ordures. Des souillures grasses, des plaques de poussière épaisse parsemaient son vêtement. Ses mains, ses joues étaient fardées de suie. Une longue toile d’araignée lui couvrait les cheveux, à la façon d’une coiffe paysanne. Des fils pendaient sur son front, s’enroulaient à sa moustache, tremblotaient devant sa bouche.

La table poussa un cri femelle. On aima Bénin. On aurait voulu l’embrasser. Quel homme de ressources ! Quel vivant généreux ! On venait de le chasser pour une plaisanterie excellente ; il se vengeait par une plaisanterie meilleure, dont il faisait les frais à lui seul.

On l’appela : « Mon vieux Bénin ! ». On lui tapa sur le ventre. On l’assit au centre de l’assemblée, au nœud de la chaleur, au point que tous regardaient nécessairement. On se complaisait en lui.

Il parla, d’une voix un peu épaisse :

— Qu’est-ce que vous avez à rire ?

Ses voisins s’empressèrent de lui expliquer que cette joie n’avait rien que de flatteur, qu’au lieu d’en prendre ombrage… Il interrompit :

— Oui, me revoilà ! Ce n’est pas comique. Vous n’espériez tout de même pas m’avoir envoyé dans l’autre monde… L’autre monde ne commence pas derrière cette porte ! Notez que je vous considère comme des mufles ; et qui si j’en avais le loisir je vous casserais des membres.

— Oh ! voyons !

— Je n’en ai pas le loisir !

Il se leva.

— Depuis tantôt, il s’est produit un événement que je ne prévoyais pas. Je suis allé au grenier.

On rit juste assez pour ne pas lui déplaire.

— Je suis allé au grenier ; ce qui explique — soit dit en passant — telle modification de ma toilette dont vous avez paru surpris. Eh bien ! messieurs, j’ai vu dans le grenier… quoi ?… une carte de France.

— Le grenier est éclairé ?

Bénin sortit de sa poche une boîte de tisons.

— Elle est vide. J’ai brûlé trente-six allumettes. Mais j’ai vu.

Il cogna la table du poing.

— J’ai vu quatre-vingt-six départements !

« J’ai vu quatre-vingt-six départements l’un à côté de l’autre, messieurs, rangés sagement l’un à côté de l’autre d’une façon dont vous n’avez pas idée.

« Quatre-vingt-six départements qui ont des dents !

« Quatre-vingt-six départements qui ont des pointes, des épines, des crêtes, des lames, des tenons, des crochets, des griffes, des ongles, et qui ont aussi des fentes, des fissures, des crevasses, des creux, des trous ; et qui s’engrènent, qui s’ajustent, qui s’emboîtent, et qui s’accouplent comme une bande de cochons.

« Chose étrange, au milieu de chaque département il y a un œil !

Un sourd murmure passa.

— Un œil rond, et véritablement ahuri, avec un nom écrit à sa droite. Chaque fois qu’un nouveau tison flambait, un nouvel œil s’ouvrait dans l’ombre. J’ai vu trente-six fois un œil.

« Tout cela m’a révolté.

« Alors, messieurs, malgré la haine que dans ce grenier je ressentais pour vous ; malgré la saleté de votre conduite, j’ai regretté votre absence.

« J’aurais voulu que les copains fussent là ! Un tel spectacle, messieurs, ne vous aurait pas laissés indifférents. Et peut-être auriez-vous été frappés comme moi par l’expression de deux de ces yeux, expression à vrai dire indéfinissable, mais qui m’a semblé provocatrice. Je fais allusion (et il baissa la voix) à l’œil nommé Issoire, et à l’œil nommé Albert. Ces yeux ne sont rien pour vous. Vous n’avez pas encore regardé leur regard (et ici Bénin fredonna quelque chose).

« Je suis redescendu pour que vous montiez. Je me tais pour que vous parliez. »

Bénin était debout, cambré, le bras gauche pendant, le droit tendu, les prunelles fixes, les cheveux emphatiques.

Il avait la table à la hauteur de son nombril et le groupe des copains tenait à lui, aboutissait à lui, comme un rat de cave à sa flamme.

Il fit un pas. On se leva.

— Broudier ! Va demander une lumière au patron, et rejoins-nous… Messieurs, suivez moi !

Ils franchirent la porte, traversèrent une petite cour, et commencèrent l’ascension d’un escalier qu’éclairait mal une lampe de cuivre.

Huchon marchait derrière Bénin. Ses yeux avaient l’air de deux objets d’une réelle valeur qu’il transportait avec précaution.

Omer suivait Huchon. Le nez d’Omer était beaucoup plus rouge que d’habitude. Mais le rouge n’est rien dans la nuit.

Lamendin marchait sur les traces d’Omer. Sa tête avait beaucoup de ressemblance avec une pomme choisie pour un restaurant de luxe. Et même le couteau était déjà planté dans la pomme.

Derrière Lamendin s’avançait une sorte de caniche. Mais, chose curieuse, ce caniche était perché très haut, et on ne lui voyait pas de pattes.

Derrière Lesueur, Martin gravissait l’escalier marche par marche. Il n’y a rien à dire sur son compte.

On attendit Broudier. Il accourut portant une lampe dont la flamme dansait.

Ils entrèrent dans le grenier, qui était plutôt complexe que sordide. On y reconnaissait par analyse une armoire sans porte, une porte sans armoire, un drapeau russe, un buste de Félix Faure ayant pour socle un bidet. Mais la vue était soudain envahie par une carte de France. Le papier en semblait résistant. Deux barres de bois noir, une en haut, une en bas, lui donnaient de la rigidité. Une simple ficelle la suspendait à un clou. Bénin n’avait rien avancé que de vrai. Cette carte figurait quatre-vingt-six départements, et on ne sait combien de villes qui faisaient de l’œil. Les copains trouvèrent ça admirable.

— Des yeux ! cria Bénin, il y en a plus que dans le bouillon du pauvre, plus que sur la queue du paon.. Il tendit le bras.

— Issoire ! Ambert !

Tous, au fond d’eux-mêmes, furent d’avis qu’effectivement Issoire et Ambert avaient un drôle d’air.

— Qu’allons-nous répondre, messieurs, à ce défi ? Issoire et Ambert narguent notre assemblée. La chose n’en restera pas là.

— On peut cracher dessus, proposa Huchon.

— J’ai un crayon bleu, dit Broudier. On peut passer Ambert au bleu.

— On peut changer le nom d’Issoire.

— On peut écrire au maire.

— Je ne vois pas trop ce qu’on pourrait faire, dit Martin.

Tous étaient perplexes. Broudier tortillait ses moustaches, Bénin se grattait différents endroits de la tête, Omer se frottait le nez, et on craignait qu’il ne lui restât du rouge après les doigts. Huchon ôta ses lunettes pour en essuyer les verres. Lamendin, une main sous le menton, avait l’air de soupeser un fruit de choix.

— J’ai une idée, dit Lesueur. Chacun de nous va faire un quatrain sur les bouts-rimés suivants : Issoire, Ambert, Passoire, Camembert.

— Très bien !

— Excellent !

— Un crayon !

— Du papier !

— Vous trouverez en bas ce qu’il faut pour écrire.

On dégringola. Une délégation somma le patron de livrer tous ses encriers et toutes ses plumes. Huchon avait un stylographe.

Les copains s’installèrent.

— Nous nous accordons cinq minutes, montre en main.

— Peut-on intervertir les rimes ?

— Mais oui !

— Chut !

Le silence tomba comme un couvercle.

— Halte !

— J’ai fini !

— J’ai fini !

Les porte-plumes s’abattaient.

Martin, la langue un peu sortie par le coin gauche de la bouche, achevait de mener une rature proprette sur les cinq mots qu’il avait écrits.

— Allons ! Martin ! Les cinq minutes sont passées pour toi comme pour tout le monde.

Martin transporta sa langue de gauche à droite, et posa son porte-plume.

— Lamendin ! On t’écoute.

— Pourquoi moi d’abord ! Et Huchon ?

— Huchon !

— Huchon !

Huchon se leva, sans trop de cérémonies. Il ôta ses lunettes. On eut l’impression pénible que ses yeux allaient tomber sur la table avec un petit bruit de cailloux. Il ne se produisit rien de pareil. Huchon essuya ses verres, les remit, et, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre efféminée :

— Que pensez-vous, dit-il, de cette strophe cent onzième de mon ode : À moi Auvergne ?


Ni le désir tendu, ni l’exacte passoire,
N’atteignent la beauté du masculin Ambert,
D’où je t’ai vu, soleil, rond comme un camembert,
Décliner sur Issoire !


— Faible !

— Oh ! très faible !

— Mon cher Huchon, tu n’as rien de femelle. Les grâces langoureuses ne te siéent pas.

— Mon cher Bénin, je suis prêt à me rendre aux tiennes.

— Bénin ! On t’écoute.

— Non, après Broudier !

Broudier se leva, et dit :


STANCE
Feuilles dont la structure imite une passoire,
Tristes rameaux d’automne aux marronniers d’Ambert !
Mon cœur qui vous contemple a le regret d’Issoire,
Mon cœur que je compare au coulant camembert.


— Ça, c’est mieux.

— Il y a du sentiment.

— De la musique.

— De la pureté.

— Oui, de la pureté.

— On dirait d’un soupir de Jean Racine.

— Et puis les rimes sont meilleures.

— Oh ! quel aplomb ! meilleures !

— Je proteste, cria Lamendin, contre ce veule classicisme. Entendez plutôt la péroraison de mon poème : les Sous-préfectures forcenées :


C’est vous, les villes ! Toi, Issoîre,
Mangeant la plaine, comme un qui bouffe un camembert,
Et puis c’est toi, Ambert,
Où des forgerons fous brandissent des passoires !


— Certes, il y a de l’élan. Mais quelle barbarie !

— Trop d’éloquence !

— Un manque de distinction qui pue au nez. Bouffer un camembert ! Voilà qui ne se dit pas ! Et puis parler d’un camembert en poésie !

— Tu es bon, toi ! N’en as-tu pas parlé ?

— Non… ou si ce mot est venu sous ma plume…

— Un camembert en marche…

— Il a été transfiguré par le chant.

— Vous empêchez Omer de nous débiter son histoire.

— Omer ! Omer !

Omer eut une voix mélancolique et américaine :

— Fragment de Sainte-Ursule d’Issoire :


Le temps ! Le temps ! Issoire,
Il coule et tourne et gire et vire et filtre en ta passoire,
Emmi l’absent décor lilial d’Ambert…
Issoire ! Qui a dit que tu faisais des camemberts ?


— Hum !

— Enfin !

— Passons au voisin !

— Lesueur se leva : un caniche, ayant pour socle un faux-col, tint ce langage :

— Prélude du chant III de la partie II de l’Œuvre-Une, intitulé : Plainte du Gendarme.


Fluant, suant de nue embrun,
Fluant, suant de nue embrun, qu’une passoire
Tue ! Or si ne l’a pu saisir le Tout-Issoire
Évoluant d’un pied s’avouant camembert,
Par l’horreur d’être là conclu
Par l’horreur d’être là conclu Chaud !
Par l’horreur d’être là conclu Chaud ! C’est Amhert !


— Bravo !

— Ah !

— Nous y voilà !

— Quelle précision !

— Et quel doigté dans le maniement du réel !

— Qui ne plaindrait ton gendarme ?

— Comme ce caniche est intelligent ! Il ne lui manque que la parole !

— Toi, Bénin, je te conseille de te taire.

— Et moi, je lui conseille de parler. C’est bien son tour.

Bénin annonça :

Quatrième Prière au Département du Puy-de-Dôme.


Ambert ! Je te hais ! Tu grouilles autour de moi,
Paquet d’asticots dans le gras du camembert !
Et c’est Issoire qui est là, plus loin que nous,
Comme le manche en fer d’une passoire lourde.


— C’est ça que tu appelles des bouts-rimés ?

— Vos rimes y sont, messieurs ! Je n’en ai pas détourné une seule ; il ne s’agit que de les trouver.

— Tricheur !

— Hou !

— Je vous méprise !

Plusieurs convinrent que Bénin donnait dans le cléricalisme. D’autres, se réservant sur le fond, vantaient la forme du quatrain.

Lamendin rallia les esprits :

— Le grand mérite de cette pièce, dit-il, c’est qu’elle insulte Ambert et Issoire. Nous sommes tous tombés dans la sotte erreur de célébrer ces deux bourgades, après avoir juré de les traîner dans la boue.

— Je n’ai rien juré.

— Si ! Implicitement.

— Pardon ! pardon, dit Lesueur. Je crains que vous n’ayez méconnu la portée de la Plainte du Gendarme, prélude du chant III de la partie II de l’Œuvre-Une. Ce texte est très sévère pour les localités en question.

— Toi, tu veux nous la faire.

— Il est plus simple de te croire que d’aller y voir.

Bénin s’agitait. Il voulait ressaisir l’assemblée, et il guettait le moment de mettre la main dessus. Pour dissiper le tumulte, il imitait le geste de l’homme qui chasse de la fumée.

Il parla :

— Le langage de Lamendin m’est allé au cœur. Son avis a de l’importance. Ce visage fessu ne lâche, comme il est naturel, rien qui n’ait été longuement digéré.

— Merci !

— J’ai vilipendé Ambert et Issoire, seul de vous tous. J’ai tenu votre promesse commune. Mais une telle manifestation n’a pas d’efficacité. Des bouts-rimés ? Arme inoffensive. Je les voudrais enduits de curare.

Il réfléchit un instant.

— Je n’ose espérer l’insertion de mes vers dans le Journal officiel, édition des communes. Or, c’est l’unique quotidien de Paris, j’en suis sûr, qui atteigne nos deux villages. Quant aux feuilles locales le Républicain d’Ambert et le Petit Phare d’Issoire, tout me laisse penser qu’elles ne publient point de poésies, et qu’en publiassent-elles, elles refuseraient ces vers sans rimes que le principal du collège d’Ambert nomme décadents.

— Alors ?

— Alors les bouts rimés ou non, que nous composâmes, furent une affirmation dans l’absolu, hors de l’étendue et de la durée. Il convient d’en être fier ; mais des hommes à passions chercheraient une vengeance moins exclusivement nouménale.

— Propose !

— Imaginons !

— On pourrait, dit Broudier, faire passer une note dans les journaux de Paris annonçant dix-sept cas de choléra asiatique à Ambert, et treize cas de peste bubonique à Issoire.

— Pas mal.

— La note signalerait en manière de post-scriptum une épidémie de conjonctivite granuleuse dans les campagnes circonvoisines, et une épizootie de morve transmissible à l’homme.

— Naturellement.

— On pourrait, dit Huchon, communiquer une statistique controuvée, mais vraisemblable, sur le cocuage en France au cours des dix dernières années, et montrer, à l’aide de tables, courbes et graphiques, que les deux arrondissements de France où il y a le plus de cocus par mille habitants et par kilomètre carré sont Issoire et Ambert.

— Oui, à la rigueur.

— On pourrait, dit Lesueur, solliciter et obtenir de Jean Aicard qu’il fît une série de conférences dans ces deux villes.

— Oui, tout de même.

— Rien ne te séduit ?

— Nous écoutons tes projets.

— Vous voulez mon avis ? dit Bénin. D’abord, j’estime qu’on n’improvise pas une pareille affaire. Il y faut de la réflexion, de l’étude. Ensuite, je me refuse à tenter quoi que ce soit sans une consultation préalable de somnambule.

— Tu te fiches de nous ?

— Une somnambule, non, mais ?

— Messieurs, je ne crois pas théoriquement à la lucidité des somnambules. Nonobstant, je n’entreprends rien de grave que je ne les aie consultées.

— Tu es logique.

— Messieurs, je suis hésitant par nature, et indécis. Je pèse le moindre de mes actes futurs à des balances de plus en plus fines. La plus fine ne m’assure pas encore. Le matin surtout, après mon réveil, je m’abîme en conjectures craintives, en supputations décourageantes. Le soir, vers onze heures ou minuit, j’ai à la fois des vues plus amples, une volonté plus cavalière, un détachement de la vie qui se tourne en mépris du risque. Par malheur, je ne prends mes résolutions que le matin ; c’est un principe. Je serais donc fort exposé à n’en jamais prendre aucune, si les somnambules n’existaient pas. Je vais à leur repaire. Je les interroge. Je reçois le plus souvent des réponses molles et obscures ; mais je pousse mon oracle, je l’accule, je le serre dans l’étau d’une alternative : oui ou non ? Il se prononce. Me voilà soulagé. Si c’est non, j’oublie mon dessein, et je regarde passer les fiacres. Si c’est oui, je m’élance. J’envoie promener les objections et les craintes. Je considère le succès comme atteint, le but comme touché. Il ne me reste qu’à fixer le détail de l’opération. Cette confiance surnaturelle, et illusoire, m’a valu plus d’un succès.

— Mais nous n’hésitons pas, nous autres. Nous sommes résolus à nous venger. Ce qui nous manque, c’est le moyen.

— D’accord. Si tu ne m’avais interrompu, j’allais dire que j’établis deux catégories parmi les somnambules. À la première catégorie, qui est l’indispensable, je demande de me dicter une décision. Mais quand le parti est adopté, il arrive que mon esprit, pourtant ingénieux d’ordinaire, reste là-devant comme un veau devant une paire de patins. Il ne sait qu’en faire. Tous les chemins mènent à Rome. Encore est-il qu’on n’y va pas sans chemin. Prenons un exemple dans la vie quotidienne. Tu décides de voler deux millions en or aux caves de la Banque de France. Soit ! mais comment ?

« C’est aux somnambules femelles que je demande le oui ou le non. C’est des somnambules mâles que j’attends qu’ils me suggèrent un procédé, une technique, un truc. Voilà bien ce qu’il nous faut. Courons chez un mâle.

Les copains restaient silencieux.

— Je ne voudrais pas vous abuser. Les propos de ces personnages sont, comme il sied à leur fonction, sibyllins. Ils ne vous tendent pas une idée décortiquée. Mais leurs oracles réveillent mon imaginative. Je commente, je tourmente le brin de phrase qu’ils me livrent, avec la patiente et féconde fantaisie d’un professeur d’Iéna. Et je trouve… je trouve toujours quelque chose.

— Moi, dit Huchon, j’obtiens le même résultat, sans tant de peine.

— Je suis tout oreilles.

— Il me suffit d’une épingle et du Petit Larousse. Je saisis le Petit Larousse dans ma main gauche, l’épingle dans ma main droite. Je ferme les yeux, et je plonge l’épingle dans la tranche du dictionnaire. Puis j’ouvre les yeux et le volume, à la page que l’épingle m’indique. Je lis le premier mot à gauche. Parfois — ô bonheur ! — je tombe sur les pages rouges. Un adage se lève, éloquent, explicite : « Beati pauperes spiritu » ou « Delenda Carthago » ou « Nunc est bibendum » ou « Rule Britania » ou « Anch’io son pittore ».

« Quand le sort n’est pas aussi complaisant, je me satisfais d’un mot tel que « contrescarpe », « indéracinable », ou d’un nom propre tel que « Nabuchodonosor ». « Contrescarpe » ? Heu ! Heu ! C’est que la chose n’ira pas sans difficultés. Il y faudra l’assaut, l’escalade. Préparons-nous !

« Indéracinable » ? Je suis averti. Rien à essayer. Échec certain. Quant à « Nabuchodonosor », colosse aux pieds d’argile, cela saute aux yeux, je n’insiste pas.

— Pour ce qui est de moi, dit Bénin, les prophéties du Petit Larousse manqueraient de prestige. Mais je veux bien que nous commencions par là. Nous volerons ensuite chez mon somnambule. Patron !

— Patron !

— Messieurs ?

— Vous avez le Petit Larousse ?

— Ah ! non, messieurs, mais j’ai le Bottin.

— Apportez le Bottin !

— Et une épingle !

— Ordinaire ?

— Oui, ordinaire.

— Qui va se charger de l’opération ? Quelle main pure ?

— Martin.

— C’est ça ! Martin.

À l’annonce de cette désignation flatteuse, Martin tressaillit. Son visage prit soudain quelque chose de particulier. On put remarquer qu’il avait des petits yeux en amande, et qu’un pli vertical faisait de son menton un derrière de bébé.

Il s’empara maladroitement du Bottin, dont l’énorme masse croula sur une assiette de confiture, et de l’épingle qui lui glissa entre les doigts.

Il fut beaucoup injurié. Toute la blancheur de son mouchoir passa à essuyer les taches de confiture. Puis, il dut s’accroupir, ramper, grouiller sous la table jusqu’aux approches de la congestion.

Quand le mal fut réparé :

— Martin pose le Bottin sur la nappe ! Bon ! Maintenant, ferme les yeux. Tu as l’épingle ? Marche !

Avec des tâtonnements respectueux, Martin, les yeux clos, approcha la pointe de l’épingle de la tranche du Bottin. La copulation eut lieu, pleine de conséquences.

— Voilà ! Ne bouge plus. Ne touche à rien.

Comme un homme qui achève de fendre une bûche, Huchon ouvrit le volume à l’endroit marqué par le sort. Il lut :

Riboutté, Joseph. Uniformes militaires. Vêtements ecclésiastiques. Accessoires pour cérémonies.

Un grand silence suivit le prononcé de l’oracle. On échangea des regards. On estimait, sans oser le dire, que les dieux s’exprimaient en termes bien voilés.

Martin continuait de tenir les yeux clos.

— Je ne reconnais pas là, fit enfin Lesueur sur le ton du sarcasme, cette vieille clarté française.

— C’est tout de même plus clair que ton quatrain.

— Tu trouves ?

— Moi, dit Huchon, je crois que nous nous laissons dérouter par la prolixité même de l’oracle. Or, en principe, c’est le premier mot qui importe le plus. Le premier mot et aussi le second… Riboutté… Riboutté Joseph… Voilà le nœud du mystère.

— Adressons-nous au spécialiste Lesueur dit Broudier.

Lesueur releva le défi.

— Soit ! Je puis bien vous mettre sous le nez ce qu’un enfant, qui posséderait le B-A BA de l’orchestration verbale, n’aurait manqué d’apercevoir. Analysons ! Riboutté… Ri… Rib… sonorité de recul, de défaite, d’écrasement, de déroute…Rib… c’est une résistance… un refus… Quant à boutté… outté. Rien de fameux non plus. Ça tombe à plat… C’est la fin de tout. Et pour exprimer mon sentiment en des vers conformes à votre esthétique :


Notre peau, par les coups d’Ambert,
Sera transmuée en passoire.
Et si nous attigeons Issoire,
Nous serons dans le camembert


Le camembert étant l’équivalent poétique de la…

— Omer…

— Parfaitement.

Martin continuait d’avoir les yeux fermés. Bénin s’enflamma :

— La Bottinmancie est un expédient ridicule. Encore si vous aviez le Bottin des départements ! Mais quelle compétence attribuer au Bottin de la Seine en ce qui touche Ambert et Issoire ?

Cet argument inattendu frappa les esprits.

— Alors ? dit Broudier, la moustache molle.

— Alors ? dit Huchon, en ôtant ses lunettes.

— Alors ? dit Lesueur, en fouillant dans ses poils.

— Alors il reste mon somnambule. Hâtons-nous !

— Hâtons-nous ?

— Il n’est que minuit.

— Minuit ! Tu ne comptes pas nous mener à cette heure-ci chez ton somnambule ?

— Pourquoi pas ? Le somnambule auquel je pense vit dans le voisinage. Il n’a pas son égal. Le nommer extra-lucide, c’est litote. En ce moment, il doit dormir. Son âme s’abandonne à une vadrouille surnaturelle. Nous la saisirons retour de bordée. Allons ! Debout !

Martin ouvrit les yeux.

On se leva. Et, soudainement, les copains reprirent conscience d’occuper un lieu déterminé du monde. Il leur parut avec évidence qu’ils étaient sur la Butte, et que Paris les entourait d’une certaine façon. Les choses eurent une orientation et des rapports. Ce ne fut pas la première porte venue qu’on ouvrit pour sortir.



— Nous y voilà !

À mi-côte d’une ruelle ardue, il y avait une maison, un tas d’étages, beaucoup trop d’étages pour qu’une bande de pochards pût en apprécier le nombre. Comme de juste, la porte était fermée.

Bénin tira la sonnette. Les copains se turent avec émotion. La maison ne broncha pas.

Bénin tira une seconde fois la sonnette. Les copains firent un silence beaucoup plus compact que le premier. Non seulement la maison ne broncha pas ; mais on eut l’impression qu’elle affectait l’indifférence.

Bénin tira la sonnette une troisième fois.

Les copains, qui étaient sept, firent un silence sept fois multiplié par lui-même, autrement dit un des plus grands silences qu’il y ait jamais eu.

La maison laissa entendre une sorte de pet nasillard dont on devinait mal l’origine. Mais la porte ne s’ouvrit pas.

Bénin sonna une fois encore. Les copains murmurèrent. La maison grogna, et la porte s’ouvrit.

Les copains pénétrèrent dans la maison l’un derrière l’autre. Martin, qui venait en queue, referma la porte. Toute la bande était dans la nuit du vestibule. Elle ne bougeait plus ; elle ne soufflait plus. Les têtes et les épaules se courbaient un peu comme pour éviter de se cogner au plafond. On était pareil à un chat qui s’est glissé dans le buffet pour manger une sauce. Il a vaguement le trac, et quand il s’agit d’attaquer la sauce, voilà qu’il n’a plus d’appétit.

Une minute passa. Il faisait bien plus noir encore, puisqu’on se taisait.

Chacun se mit à penser : « Et Bénin ? Où est Bénin ? » Chacun essaya de sentir où était Bénin. On écarquillait les yeux ; mais les yeux étaient inutiles. On se tâtait avec les mains et les coudes.

Au fond du corridor, Bénin jubilait, sans se trahir.

Enfin, Lesueur lui posa la main sur l’épaule.

— C’est toi, Bénin ? Alors, ton somnambule ?

— Bénin !

— Bénin !

— Dépêchons-nous. Le pipelet va mobiliser.

— Ne vous troublez pas. Que chacun tienne son voisin par la veste ! Toi, ne me lâche pas ! En avant !

On obéit. Ce fut une file indienne et aveugle. Chaque âme se donna sans réserve à la précédente. Il n’y a rien de plus naïf, de plus désarmé qu’une file indienne dans la nuit. Bénin seul existait avec plénitude. Il s’accroissait même. Tous les copains faisaient partie de son corps.

Bénin en arrivait à acquérir des pouvoirs nouveaux. Il se dirigeait avec aisance. Il avait l’impression d’y voir clair. Ni inquiétude, ni timidité. Trois mille sergots sur deux rangs n’auraient pas arrêté sa marche. Et il n’aurait hésité qu’un instant à prendre d’assaut Gibraltar.

En passant devant la loge il cria :

— Les copains !

Puis, d’une main qui ne tremblait pas, il ouvrit une porte vitrée, et s’engagea dans une cour.

L’ombre de la cour était plus traitable que la nuit du corridor. La lueur de la ville tombait là-dedans comme la poussière d’un tapis. Rassurée, la file indienne se disloqua Bénin perdit de son importance.

Ce fut pourtant lui — quel autre l’eût pu faire ? — qui désigna une sorte d’appentis en planches, et qui, s’avançant, cogna du poing contre la porte.

Il n’attendit guère pour cogner de nouveau. Puis il déchaîna un roulement continu.

Soudain Broudier poussa un cri qu’un cri de Huchon doubla aussitôt.

— Ah ! regardez !

— Regardez !

Ils tendaient le bras. On leva la tête. Bénin, vexé, affecta de ne point s’en apercevoir, et il s’obstinait à tourmenter la porte. Mais comme les copains criaient « ah ! » l’un après l’autre, comme ils criaient « ah ! » tous ensemble, il recula et leva aussi la tête.

Sur la baraque, au faîte du toit, une silhouette, dont la lueur du ciel marquait le contour, se déplaçait lentement. Un homme, c’en était un, marchait sur la faîte du toit. Avec de l’attention, on distinguait un chapeau haut de forme, un vêtement long, tombant droit : peut-être une redingote. Mais les doutes commençaient là. Le vêtement long semblait se continuer par une espèce de jupon blanc très court ; plus bas, des jambes, nues sans doute, et spécialement des mollets d’une rare convexité.

Omer en bavait. Martin songea au Dieu de son enfance. Lesueur était si étonné que ça le faisait jouir. Bénin chuchota :

— Hein ? Je ne vous ai pas bourré le crâne ! Moi, quand je parle d’un somnambule, c’est un somnambule. Vous ne direz pas que celui-là trompe son monde, ni qu’il pose pour la galerie !

Un silence pieux rendit hommage à un somnambulisme aussi sincère. Ce spectacle réconfortait, à une époque où tout n’est que falsification, contrefaçon et malfaçon.

Le somnambule poursuivait sa promenade, ou plutôt il la répétait, faute d’espace. Il allait jusqu’à un bout du toit, tournait sur ses talons, et gagnait l’autre bout.

— Est-ce qu’on l’appelle ? demanda Lesueur.

— Gardez-vous-en ! dit Bénin. Votre cri pourrait le réveiller, et il perdrait l’équilibre. Vous causeriez la mort de ce parfait gentilhomme.

— Mais…

— Attendons qu’il descende de lui-même.

— Chut ! Chut !

— Regardez !

Le somnambule, s’arrêtant, porta la main à son chapeau et se découvrit. Puis, d’une voix incolore, tandis qu’il inclinait un peu l’échine :

— Vous voudrez bien me pardonner, chère madame. Je suis attendu.

Il se redressa, remit son chapeau, fit deux pas se pencha, s’accroupit, disparut.

— Ne vous effrayez pas ! dit Bénin. Vous verrez mieux.

Il secoua la porte. On entendit à l’intérieur de la baraque un bruit d’objets remués. Puis une lumière éclaira les vitres.

— Qui est là ?

— C’est moi, M. Bénin, avec quelques amis pour une consultation urgente.

La porte s’ouvrit. Un homme, sous une lampe, parut. Il avait un chapeau de soie hérissé, un monocle, pas de moustaches, mais une barbiche de chèvre qui lui pendait sous le menton. Il avait une redingote complètement boutonnée, la rosette de l’Instruction Publique au revers ; plus bas une chemise qui flottait sur des jambes poilues ; et des pieds bronzés dans des espadrilles.

Les copains saluèrent. Le somnambule inclina légèrement la tête.

— Messieurs, dit-il, puisque vous désirez vous entretenir avec moi, nous serons mieux dans mon cabinet de travail qu’ici.

Il fit demi-tour.

— Je vous précède.

Les copains pénétrèrent timidement dans une pièce assez vaste, dont la lampe effleurait les profondeurs.

La chose qui frappait d’abord les yeux était un singe de petite taille qu’on pouvait croire empaillé, et qui pendait du plafond par un cordon de tirage. Le singe descendait ainsi jusqu’à hauteur d’homme et formait le centre de l’espace.

Sous le derrière pelé du singe était disposé un pupitre ; et la queue du singe trempait dans un encrier plein d’encre de Chine.

Le regard, rassasié de cet aspect, se portait ensuite sur un grabat non moins singulier. La paillasse reposait sur des planches soutenues elles-mêmes par quatre tonneaux de la forme dite bordelaise.

Le somnambule demanda courtoisement :

— L’affaire qui me vaut l’honneur de votre visite vous intéresse-t-elle tous ?

— Oui, tous.

— Collectivement ?

— Collectivement.

— Alors, messieurs, je vous prie de ne plus bouger. Gardez, jusqu’à nouvel avis, vos positions respectives.

Le somnambule recula dans un angle de la pièce.

— C’est bien ce que je pensais, dit-il. Vous êtes du type epsilonn minuscule.

Puis, comme il observait un mouvement de surprise chez les copains :

— Vous n’ignorez pas, messieurs, que toutes les formes simples de groupes humains ont pour symbole une lettre de l’alphabet grec. Omicronn majuscule, la place publique ; oméga majuscule, l’auditoire du théâtre ; khi majuscule, le carrefour ; êta minuscule, la queue du Concert Colonne, etc… Vous relevez, dis-je, de l’epsilonn minuscule.

« Les génies de l’epsilonn minuscule sont trois : Pijl, Derpijl, Anderpijl. Pijl est le père.

« Il se tient au centre. Il correspond à la place qu’occupe M. Bénin. Derpijl, fils de Pijl, gouverne la boucle supérieure de l’epsilonn. Il correspond à la place qu’occupent ces messieurs. (Il désignait Lesueur, Lamendin et Broudier.) Anderpijl, fils de Derpijl, gouverne la boucle inférieure. (Il désignait Huchon, Omer et Martin.)

« Toute vaticination concernant un groupe tel que le vôtre doit emprunter sa lumière aux trois génies Pijl, Derpijl et Anderpijl.

Le somnambule se saisit d’un petit baquet, le poussa vers le milieu de la pièce, atteignit une fiole, qu’ailleurs on eût prise pour un litre de vin rouge, et la vida dans le baquet. Il quitta lentement ses espadrilles. Les pieds apparurent, couleur vert-de-gris ancien. Ils ne dégageaient aucune odeur appréciable.

Le somnambule parla encore — Le récipient rituel que voici se nomme le conceptaculum. Le liquide que j’y ai versé est un vin du plateau de Pamir, premières côtes. La vigne dont il provient est un rejeton, en ligne directe, de celle que planta Noé. « Lequel vin se prête également à un usage interne dit bibition, et à un usage externe, l’immersion des pieds. Il communique au cerveau une part de la chaleur solaire, et le rend capable de soutenir une conversation de quinze minutes et plus avec les génies. Je me le procure à grands frais. Chaque fiole, prise sur place, me coûte dix roupies. La récolte et la manutention en sont effectuées par des brahmanes monorchites.

Le somnambule se tut, changea de physionomie, posa dans le baquet un pied, puis l’autre et, le front levé, le regard lointain, attendit.

Au bout d’une minute, il proféra, d’un accent doucereux :

— Enjel ! Enjel !

On entendit un petit grésillement.

— Vous écoutez ? Enjel !… Accordez-moi la communication avec Pijl… vous savez… Pijl et fils…

Le somnambule se tourna vers les copains, et, de son ton ordinaire :

— Enjel, dit-il, est un génie féminin, chargé de mettre les voyants en rapport avec les puissances supérieures. Enjel a une âme capricieuse. Il est à regretter, je me permets de le dire, que son entremise soit indispensable.

On entendit un nouveau grésillement.

— Pijl ? cria le somnambule. C’est à l’auguste Pijl que j’ai l’honneur de parler ? Bien… Merci… Il s’agit d’un groupe… Tu dis ? Je n’entends pas. Enjel ! Enjel !… Ne rompez pas, gracieux esprit, la communication… Que disais-tu, père Pijl ?… Certes… Amène Derpijl et Anderpijl.

Le somnambule se tourna de nouveau vers les copains :

— La suite de cet entretien aura lieu par la voie écrite, et par l’entremise non plus d’Enjel, mais d’Arthur. Arthur, mon ami et collaborateur Arthur, c’est ce ouistiti que vous n’avez pu manquer d’apercevoir. Mais il faut que je me transporte auprès de lui par lévitation.

Il cala son monocle, et se mit à sautiller dans le baquet. Le vin du plateau de Pamir clapotait sous les pieds crasseux. La chemise battait sur les jambes poilues. Mais à chaque bond du somnambule, le baquet avançait d’un centimètre.

Au bout d’une minute il se trouva ainsi transporté près du pupitre, par lévitation. Il y étala avec soin une feuille de papier blanc, en fixa les coins grâce à quatre punaises, tira la queue d’Arthur de l’encre où elle trempait, et la laissa retomber sur la feuille.

— Encore un peu de patience, messieurs. Vous, monsieur Bénin, veuillez formuler clairement votre question.

— Hum ! voilà. Nous voulons nous venger.

— Bien. Et de qui ?

— D’Ambert et d’Issoire.

— Plaît-il ?

— D’Ambert et d’Issoire. Ce sont deux sous-préfectures… Il s’agit d’une affaire personnelle. Nous désirons simplement connaître le meilleur moyen de nous venger.

— Bien. Arthur, j’attends.

Sous l’action d’une force mystérieuse, Arthur remua. Le bout de sa queue, gluant d’encre, grouilla une seconde à la surface du papier.

Puis Arthur ne donna plus signe de vie.

Le somnambule souleva la queue d’Arthur, et la remit dans le godet.

— Vous pouvez bouger, messieurs. L’opération est finie !

Il saupoudra la feuille d’une pincée de talc, la détacha, et parut examiner avec attention la petite saleté qu’avait laissée la queue d’Arthur.

— Voici, messieurs, ce que je lis.

Et il gratta le tour de sa barbiche.


Si la baguette du tambour
Tourmente le sommeil du sourd,
Si l’amour dans toute sa gloire
Clôt la messe avant l’offertoire,
Si le simulacre éloquent
Ferme la bouche au trafiquant,
Issoire, Ambert auront beau faire,
Ils tomberont sur leur derrière.


Le somnambule fronça les lèvres et les sourcils, gonfla le cou comme un dindon, et se cambra. Il regardait Huchon à travers son monocle, et Huchon le regardait à travers ses lunettes. Bénin, passant la main droite sous son veston, se grattait l’aisselle. Au contact du mystère, le nez d’Omer devenait pâle. Lesueur avait les yeux brillants et mobiles, les narines ouvertes, comme un caniche qui attend la chute d’un morceau de sucre. Broudier essayait de prendre une physionomie blasée et ironique. Lamendin, à force de ressembler à un fruit, finissait par avoir l’air d’une poire. L’aspect de Martin n’avait rien d’exceptionnel.

— Combien est-ce qu’on vous doit ? dit Bénin.

— Personnellement, je ne désire aucun salaire.

Il fit une pause ; les copains un bon sourire.

— Tout au plus souhaiterais-je de rentrer dans une partie des dépenses que nécessite l’opération. Je ne compte pas le pétrole de la lampe…

On s’inclina.

— … Ni l’encre de Chine… On remercia de la tête.

— … Ni la feuille de papier… On simula une protestation.

— Mais il m’est difficile de prendre entièrement à ma charge la fiole de vin de Pamir (premières côtes)…

— C’est trop naturel !

— Ce vin est devenu impropre à l’usage rituel. Quant à le boire, je n’y songe pas. Les docteurs me prescrivent l’eau de Vichy.

Les copains s’inclinèrent encore.

— La bouteille, je crois vous l’avoir dit, me revient à dix roupies, prise sur place. Et la roupie des Indes vaut au cours actuel, sauf erreur, deux francs cinquante-sept. Je ne vous compterai pas le transport.

Il se tut. Les copains trahissaient quelque inquiétude. Bénin sortit sa bourse, et demanda :

— Alors… si j’ai bien compris… c’est dix roupies… à deux francs cinquante-sept la roupie ?

— Vous m’avez parfaitement compris…

— Ce qui ferait… vingt-cinq francs soixante-dix ?

— À merveille !

Un soupir vola de bouche en bouche.

Bénin posa dans la paume du somnambule une pièce de vingt francs, puis une pièce de cent sous. Il cherchait de la petite monnaie.

— Laissons là les centimes ! dit le somnambule.



Les copains se trouvèrent dehors, sans qu’aucun d’eux eût eu conscience de sortir.

Les émotions d’ordre surnaturel qu’ils devaient au somnambule avaient en quelque façon maintenu l’ivresse suspendue au-dessus de leurs têtes, et en avaient retardé la chute. Mais voici qu’elle tombait de tout son poids.

Chacun avait l’impression d’être seul dans une région pleine d’un brouillard lumineux. Une sorte de ronronnement tournait avec ampleur autour de son corps. Et il sentait monter du fond de lui-même comme une clameur vaste et creuse.