Adolphe Nourrit

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ADOLPHE NOURRIT.

La perte que les arts viennent de faire sera vivement sentie, et de tous, on peut le dire ; car, dans cette douleur, les querelles d’école n’ont rien à voir. À quelque opinion qu’on appartienne, on regrettera toujours cet homme intelligent, laborieux, dévoué, honnête, épris jusqu’à l’ivresse des nobles sentimens du cœur et des belles choses de la pensée, qui ne vivait que pour l’œuvre à laquelle il s’était consacré dès ses premiers jours, et que le découragement vient d’abattre aux pieds de la Muse. Certes, si jamais un nom fut populaire en France, ce fut le sien ; jamais le nom d’un chanteur n’était descendu si avant dans le peuple. Tous l’ont entendu, tous l’ont applaudi ; le nommer, c’est réveiller dans l’esprit de chacun les plus beaux souvenirs de l’Opéra ; et cette consécration unanime du succès, il la devait, non-seulement à son talent si élevé, à son intelligence si prompte à saisir les intentions du génie, à sa voix si puissante à les rendre, mais encore à la dignité de sa personne, à la noblesse de son caractère, qui relevait sa profession aux yeux du monde, à cette activité généreuse, à cette fougue sympathique à laquelle il ne faisait jamais défaut, même dans les plus rudes fatigues du répertoire, et qui l’entraînait, au péril de sa voix et de son avenir, partout où il y avait quelque service à rendre, quelque gloire ignorée à produire, quelque hymne patriotique à célébrer. Aussi cette nouvelle a fait sensation ; chacun s’en est ému dans la ville ; au milieu des intérêts si graves qui nous préoccupent, cela seul suffirait pour témoigner à quel point cet homme était affectionné de tous. Qu’on nous permette donc de parler de lui encore une fois ; demain, sans doute, il serait déjà trop tard ; c’est la destinée des comédiens d’aller à l’oubli par la renommée et la fortune, tout au rebours des autres gloires qui s’immortalisent dans l’œuvre.

Nourrit débuta, en 1821, par le rôle de Pylade dans l’Iphigénie en Tauride de Gluck. Sa voix fraîche et marquée d’un timbre juvénile, que rappelle aujourd’hui, mais avec plus de charme, la voix de M. de Candia ; son heureuse organisation musicale, son nom, déjà célèbre à l’Académie royale, lui concilièrent en peu de temps la faveur du public. Et, trois ans après, lorsqu’il joua les Deux Salems, le succès qu’il obtint fut tel que son père, qui chantait avec lui dans cette partition, en conçut quelque ombrage, et c’est là un sentiment si naturel en pareille occasion, qu’il n’y a pas de quoi s’en étonner. En effet, l’homme qui vient tout à coup, en un jour, vous prendre la moitié de cette attention, de ces sympathies, de ces applaudissemens qu’on vous adressait la veille sans partage, cet homme tiendrait-il à vous par les liens les plus étroits, n’en est pas moins votre rival : il n’y a pas de père au théâtre, et le sang parle moins haut que la voix. À la place de cette jeune fille, qui s’est appelée depuis la Malibran, si Garcia, sur son déclin, eût vu grandir à ses côtés un fils vaillant et superbe, héritier précoce du génie et de la voix de son père encore vivant, croyez bien que le vieux chanteur n’eût pas été si glorieux de ce fils qu’il l’était de sa fille, et cela s’explique ; après tout, la Malibran n’enlevait rien au répertoire de son père, sa renommée ne pouvait qu’ajouter un éclat de plus au nom qu’elle portait. Le vieux don Juan, le vieux Maure de Venise, le vieux comte Almaviva ne se voyait pas revivre à chaque instant dans une jeunesse active, puissante, généreuse, qui ne semblait le faire souvenir de ce qu’il était autrefois que pour lui rappeler aussitôt tout ce qu’il avait cessé d’être et lui dire cette vérité que personne n’aime à entendre, et les gens du théâtre bien moins que tous les autres, à savoir qu’il fallait se retirer et renoncer pour jamais à toutes les pompes de l’existence. Cependant le père de Nourrit prit sa retraite, et dès ce jour, Adolphe resta seul maître de la scène et du premier rang, et cela sans obstacles surmontés, sans lutte, presque par droit de naissance. Chose étrange, toutes ces circonstances favorables, en se combinant à souhait pour son bonheur dès son entrée dans la carrière, ont influé plus qu’on ne croit peut-être sur les affreuses inquiétudes de sa vie et sa fin déplorable. Ce qui a manqué à Nourrit, c’est la lutte, la lutte acharnée et fatale que tous soutiennent avant d’arriver à ce point où la fortune l’avait porté tout d’abord. Voyez Rubini, choriste dans une troupe foraine, et conquérant, à force de talent et de persévérance, sa royauté d’aujourd’hui. Voyez Duprez, écolier chétif dont on riait à l’Odéon, chanteur nomade en Italie, gravissant à travers les sifflets les hauteurs de Guillaume Tell. Il y a telles déceptions qui vous tuent, parce qu’elles vous viennent, pour la première fois, dans la maturité de l’âge. À vingt ans, le premier sifflet encourage un grand artiste et le pousse au travail, à quarante il le tue. Et c’est pourquoi Nourrit est mort. Cette nature, déjà si faible, s’était énervée dans le succès.

À vrai dire, la carrière dramatique de Nourrit ne date guère que de l’arrivée en France de Rossini. Alors seulement son activité se fait jour, alors seulement le jeune chanteur se débarrasse de l’emphase de l’ancienne école, et grandit sous le souffle de l’inspiration du grand maître. On sait avec quelle ardeur, quelle foi sincère dans l’avenir de cette musique, quelle intelligence des effets nouveaux, Nourrit joua Néoclès, Aménophis, le comte Ory, Arnold. Dans certaines parties de Guillaume Tell, Duprez l’a surpassé, mais pourtant sans le faire oublier dans l’ensemble du rôle ; et quand on les compare froidement, on a peine à se décider, car au fond l’un vaut l’autre : chacun a pris la chose à sa manière. À Duprez le cantabile magnifique du premier acte, la cavatine entraînante du troisième, le grand style dans le récitatif ; mais aussi à Nourrit l’expression sublime du trio, le sentiment du caractère, la composition harmonieuse de ce rôle, qu’il idéalisait à la manière des héros de Schiller.

Une des plus nobles qualités qui distinguaient Nourrit, c’était l’empressement singulier avec lequel il se portait au-devant de toute gloire naissante ou méconnue, de toute idée nouvelle et féconde. Il ne s’est pas accompli, de son vivant, une révolution, qu’elle vînt d’Italie ou d’Allemagne, à laquelle il n’ait voulu prendre sa part d’homme et d’artiste. Jamais il ne faisait défaut au talent, et lorsqu’il s’agissait du génie, c’était une ardeur de bonne foi, un enthousiasme loyal et sincère, qui ne reculaient devant aucune peine, aucun sacrifice. On a souvent plaisanté chez lui cette fougue du sang. En effet, dans un temps où l’on ne croit plus à rien, où les ministères les plus saints sont à peine pris au sérieux, on ne pouvait se défendre d’un certain étonnement en présence de ce comédien, qui prétendait exercer sa profession comme un sacerdoce, et faisait de son art une religion ; triste religion, en vérité, qui, dans les jours d’indifférence où nous vivons, devait le conduire au suicide ! Tel Nourrit s’était montré à l’égard de Rossini, tel Meyerbeer, en venant à son tour, le trouva, zélé, actif, intelligent, plein de conviction et de bonne volonté. Il faut dire aussi qu’en se vouant de la sorte à la cause de l’auteur de Robert-le-Diable, Nourrit, sans s’en douter peut-être, et par un instinct naturel à tous les chanteurs, travaillait à sa propre renommée. En effet, c’était de l’illustre maître de Berlin que le chanteur français devait tenir ses plus beaux rôles, c’était Meyerbeer qui devait le produire pour la première fois dans le vrai jour de son talent, dont il avait étudié avec un admirable soin toutes les faces radieuses et ternes, et jusqu’aux moindres inégalités. Robert-le-Diable fut le plus beau triomphe de Nourrit. L’acteur partagea la fortune du chef-d’œuvre, fortune à laquelle il avait aussi contribué. On n’oubliera jamais sa voix énergique et fière, son attitude imposante, son enthousiasme sacré dans les magnifiques scènes de la fin. Ce rôle lui restera toujours, car il est son bien, sa conquête, sa gloire inaliénable. Le peuple de Paris ne se figure pas plus Robert-le-Diable sans Nourrit qu’il ne se figure l’Opéra sans Robert-le-Diable ; et tout cela forme dans son esprit une indivisible trinité. Duprez prend à Nourrit Arnold et Raoul, mais lui laisse Robert ; et certes ce n’est pas un médiocre avantage pour un chanteur que d’avoir dans son répertoire un rôle auquel Duprez n’ose toucher. Nourrit était l’ame de cette troupe, il l’exaltait au souffle de son inspiration, mais sans la dominer, sans l’écraser, comme fait Duprez. Alors toutes les richesses de l’Opéra reposaient dans l’harmonie des ensembles. On se souvient du trio de Guillaume Tell, du trio de Robert-le-Diable, du finale de Don Juan. Alors on les applaudissait tous également, Nourrit, Levasseur, Mlle Falcon, Mme Damoreau. Aujourd’hui il n’y a de fête et d’honneur que pour Duprez, qui se passe du secours des autres et se suffit à lui-même. Au besoin la cavatine d’Arnold peut tenir lieu de tout. Cependant la confusion s’est mise dans la troupe ; il semble qu’on n’y chante plus la même langue. À la retraite de Nourrit, l’unité s’est dissoute, et ces nobles voix qui montaient autour de la sienne avec tant de bonheur et d’éclat, se taisent, ou ne sortent du silence que pour exprimer la tristesse et le découragement.

Nourrit n’était, certes, pas un grand chanteur ; sa voix sonore, aiguë et bien timbrée, manquait d’ampleur et d’agilité, et cependant personne n’a jamais mieux convenu à l’opéra français. Élevé sous l’influence du génie de Gluck, il avait passé à Rossini, mais en ménageant la transition ; et de cet assemblage de la déclamation ancienne trouvée pour ainsi dire en son berceau, et d’une certaine allure italienne prise dans la familiarité de Garcia, il s’était fait un genre à lui, un genre après tout assez harmonieux, et qui se trouvait parfaitement en rapport avec les sympathies et les goûts du public. Nourrit est un des rares comédiens dont le nom restera dans l’histoire de l’Académie royale de Musique, parce que ce nom signifie quelque chose, et ne peut se séparer du mouvement accompli dans l’art pendant les quatorze années qui viennent de s’écouler. Nourrit marque la transition du vieux récitatif français à la cavatine italienne, de Lainé à Rubini, absolument comme dans une sphère plus élevée Meyerbeer représente le passage de Rossini et de Weber au génie nouveau qui naîtra tôt ou tard en France, en Italie, en Allemagne, peu importe. Aussi Meyerbeer et Nourrit devaient-ils s’entendre à ravir et former, en se rencontrant, une alliance féconde dont on a vu les résultats dans les magnifiques soirées de Robert-le-Diable et des Huguenots. Nourrit était un chanteur français dans la plus sérieuse acception du mot. Tout au rebours des Italiens qui vont tout sacrifier à un moment donné, il portait son activité dans les moindres parties de son rôle, et du commencement à la fin ne cessait de vivre de la vie du personnage qu’il avait revêtu. Jamais il ne faisait de réserves, et s’appliquait, avant toute chose, à bien tenir la scène, attentif, exact, ponctuel, plein de sollicitude pour le succès de la soirée, se préoccupant à la fois de la musique et du poème, de sa voix et de son geste, n’oubliant rien, pas même le costume : car il faut le dire, il se mettait à ravir ; à l’Opéra c’est quelque chose. Je le répète, Nourrit était un véritable chanteur français, le chanteur d’un peuple auquel les émotions musicales ne suffisent point, et qui cherche dans un opéra l’intérêt du poème et l’appareil des décorations et des costumes. Sa pantomime allait parfois jusqu’à l’exagération ; alors sa voix le trahissait étouffée par l’enthousiasme auquel il était en proie : enthousiasme qu’il tenait de certaines dispositions naturelles à moitié développées par des études littéraires interrompues, et reprises çà et là dans ses loisirs dramatiques. On le voyait s’éprendre avec une égale ferveur de toutes les idées nouvelles ; de Maistre, George Sand, La Mennais, se disputaient son esprit ; il passait en un moment du Christ à Descartes, de Saint-Simon à Spinosa, et s’enivrait de philosophie comme un autre de vin ou d’opium : entre toutes ces idées qui vivaient de son enthousiasme, la plus sérieuse, la plus féconde, sans doute, fut celle de révéler à la France le génie de Schubert. Un jour, deux ou trois de ces lieds sublimes, qui sans lui seraient peut-être ignorés encore, lui tombèrent par hasard dans les mains. Nourrit trouva cela si beau, qu’il voulut faire partager à tous son admiration : généreuse entreprise dont sa persévérance à toute épreuve et son noble talent firent le succès. Dès-lors il ne parla plus que de Schubert et n’eut de vive sympathie que pour cette musique ; dans les salons, au Conservatoire, il la chantait, avec quelle inspiration, quelle verve, quel enthousiasme sacré ! tous ceux qui l’ont entendu le savent. Si le poète manquait, il traduisait lui-même le texte allemand, et parfois réussissait à merveille. Mais la véritable traduction de cette poésie harmonieuse, c’était sa voix qui la faisait. Que d’ineffable tristesse il mettait dans la Religieuse, et dans les Astres ! comme il était grandiose et solennel ! avec quelle sublime expression il rendait cette musique inspirée par le sentiment de l’infini ! C’est à lui que l’œuvre de Schubert doit sa renommée en France, à lui qui s’en est fait l’apôtre, qui l’a chantée, ou, pour mieux dire, l’a prêchée avec tant de conviction et de talent, que tous ont fini par y croire et s’y convertir.

Nourrit s’était créé à l’Opéra une position à part. Le premier ténor ne se bornait pas à chanter Guillaume Tell, Robert-le-Diable ou la Muette ; il se mêlait aussi des affaires de l’administration. S’il s’agissait d’un conseil à donner, d’une mesure à prendre, il intervenait aussitôt, et son influence se faisait sentir en toute occasion. Nourrit était le souverain de cet empire, celui que le public saluait chaque soir de ses applaudissemens et de ses couronnes. S’il voulait chanter, le génie se mettait à l’œuvre ; si dans ses heures de loisir il lui passait par le cerveau quelque charmante fantaisie, la Sylphide, par exemple, il voyait sur-le-champ sa création prendre la forme, le sourire et les ailes de Taglioni. Quelle vie heureuse et facile ! sentir qu’on est le bien-venu partout, ne se reconnaître aucun rival, n’avoir qu’à se montrer pour que la joie éclate, s’enivrer de mélodie et de gloire ! et pourtant c’était la destinée d’Adolphe. Mais quand il fallut un jour y renoncer !

 Vivre loin d’elle c’est mourir.

Ce vers bien simple de Gustave, mais auquel la musique donne une ravissante expression de mélancolie, nous revient à propos de Nourrit ; car, pour lui, vivre loin de l’Opéra, c’était mourir.

L’engagement de Duprez devait porter à Nourrit un coup terrible, et dont il ne se releva point. Jamais, en effet, dans la plénitude de sa confiance, il ne lui était venu à l’esprit qu’il pût se rencontrer un être assez hardi pour lui vouloir disputer le premier rang ; il se sentait si puissamment affermi de tous côtés, si bien maître de la sympathie de tous ! Aussi, qu’on se figure le désespoir affreux qui dut le prendre, lorsqu’il sut, à n’en pas douter, que Duprez arrivait, Duprez que l’Italie renvoyait à la France, transformé, illustre, Duprez que précédait le bruit de ses triomphes de Naples et de Milan. Nourrit en eut une douleur profonde, insurmontable, et cela se conçoit. Partager, dans la force et la maturité de l’âge et du talent, ce qu’on a tenu seul pendant quatorze années, sentir la faveur du public passer sur la tête d’un autre, se voir de jour en jour dépossédé, ne plus être seul, déchoir enfin ! On tint conseil, un conseil de famille, auquel présida Rossini ; là il fut décidé que Nourrit se retirerait. Ainsi, le malheureux disait adieu à ses plus chères espérances, il s’arrêtait tout à coup au milieu de sa belle carrière, et la mort n’était encore pour rien dans tout cela, car il se retirait plein de vie et de jeunesse, de voix et d’ambition. La résignation est une admirable chose, il est beau de donner un exemple au monde, et de passer froidement de la gloire à l’oubli ; mais la résignation n’existe guère que dans le catholicisme. Où la trouver aujourd’hui dans ces esprits fougueux, impatiens, superbes, que leurs illusions emportent vers le soleil, et qui montent jusqu’à ce que leurs ailes de cire se fondent, et qu’ils retombent foudroyés comme Icare ? Aujourd’hui, il n’y a guère que les simples et les pauvres d’esprit qui se résignent ; l’homme que le succès a proclamé une fois, lorsqu’on l’oublie et le délaisse, n’a d’autre refuge en son isolement, que dans le suicide ou l’ironie. S’il est faible, il se tue ; s’il est fort, il continue à vivre, affecte pour le monde une indifférence pire que celle dont on veut l’accabler, et de temps en temps frappe sur l’idole nouvelle, afin qu’on sache bien qu’elle sonne creux. Voyez Nourrit et Rossini ; le hasard les a mis en présence tous les deux, et je ne veux pas d’autre exemple. Nourrit se tue parce que les applaudissemens lui manquent, parce qu’il sent qu’il va survivre à sa renommée ; Rossini, au contraire, se croise les bras et se contente de sourire, car il a conscience de lui-même, car il sait, au milieu de l’indifférence publique, qu’il a fait Semiramide, Otello, Guillaume Tell, et que rien au monde ne peut empêcher ces chefs-d’œuvre d’exister. Rossini a la force que donne le génie, tandis que l’autre, le malheureux, n’avait que l’enthousiasme.

Une fois sa résolution prise, il voulut paraître plus calme ; mais en vain, la tristesse qui le dévorait se trahissait chaque jour par un nouveau signe. Son visage s’altérait, une fièvre nerveuse le consumait. À l’expression de l’abattement avait succédé cet affreux sourire que l’ivresse du malheur donne aux hommes. Il jouait ses rôles avec emportement, furie et désespoir ; une seule idée le possédait toujours, sans qu’il eût un moment de repos. Un soir, il chantait la Muette ; la représentation allait son train accoutumé, à travers les applaudissemens, lorsque tout à coup on vient lui annoncer que Duprez est dans la salle. Aussitôt Nourrit hésite, pâlit, la voix lui manque, et le spectacle s’interrompt. On ne peut s’expliquer l’influence terrible que le nom seul de Duprez exerçait sur son esprit. Il y avait en cela quelque chose de fantastique ; le fantastique se rencontre si souvent dans les réalités de l’existence !

Cependant sa dernière représentation arriva, grande et solennelle soirée à laquelle rien ne manqua, ni les transports d’enthousiasme, ni l’affliction générale. Toute cette multitude d’élite qui l’avait suivi dans sa carrière avec tant de sollicitude et d’amour était venue pour lui rendre honneur ; tandis que la salle entière applaudissait, les plus illustres personnages de ce temps se pressaient dans sa loge pour lui serrer la main ; et lorsque à la fin, entouré du groupe de ses camarades, il parut pour la dernière fois sur le théâtre de ses triomphes, les bouquets, trempés de larmes, tombèrent à ses pieds. Jamais comédien ne s’était retiré avec tant d’honneur et de gloire ; mais il fallait s’en tenir là. Après ces magnifiques funérailles qu’il avait conduites lui-même, toute résurrection était impossible. Voilà ce que ses amis auraient dû lui faire entendre, en l’invitant à quelque retraite honorée et paisible. Certes, les ressources ne lui auraient pas manqué ; il eût facilement trouvé dans son goût pour la science et les lettres de quoi suffire à ses loisirs. Mais non ; il ne pouvait échapper à cette ambition qui le dévorait, à cet insatiable besoin d’activité qui, l’entraînant hors du cercle de sa famille, malgré ses enfans, malgré lui, sans qu’il ait pu jamais s’en rendre compte, l’a poussé dans l’abîme. À peine sorti de l’Opéra, il rêve une nouvelle vie ; il part. Dès-lors plus de salut ; on sent que la victime se débat sous le coup de la hache. À Bruxelles, à Lyon, à Marseille, il trouve d’affreux échos qui lui renvoient le nom de Duprez. Il se met à chanter, lui aussi, la cavatine de Guillaume Tell. À force d’entendre parler de voix de poitrine, il en veut avoir une, et brise à ce travail sa voix sonore de Robert-le-Diable et des Huguenots. Il part pour l’Italie à l’âge où l’on en revient. Nourrit n’avait aucune des qualités que les Italiens affectionnent. Qu’importe au public de Naples ou de Milan l’expression vraie de la pantomime, la composition du caractère, l’exactitude du costume ? Il lui faut, avant tout, des cavatines, et si vous lui demandez ensuite ses opinions sur la mise en scène, il vous dira qu’il ne se passionne que pour les grands gestes, et que les habits chamois, les bottes à revers et les plumes rouges lui conviennent fort. Nourrit, on le sait, n’était pas l’homme d’une cavatine, mais d’un rôle. Que pouvait-il faire à San-Carlo, abandonné ainsi à lui-même, isolé dans son personnage, entouré de gens qui devaient s’étonner de le voir dépenser en pure perte tant d’énergie et de généreuse inspiration ? Avec les Italiens, on n’est jamais en peine ; ils chantent un air, et tout est dit, tandis qu’avec les accessoires de toute espèce dont se composait son talent, Nourrit ne pouvait se passer d’ensemble. Du reste, il le sentait lui-même aussi bien que personne, et voilà d’où vint son désespoir. À Naples, Nourrit travailla à creuser les registres de sa voix, et l’organe qu’il se composa de la sorte enchantait dans les premiers temps le public de San-Carlo. Mais il n’y a pas d’effort si rude qui dompte la nature, à cet âge surtout, et son ancienne voix finissait toujours par avoir le dessus, au grand désappointement des Napolitains, qui n’en pouvaient aimer le timbre aigu et métallique. S’il eut alors quelques beaux jours, pendant lesquels il put rêver un avenir nouveau, son illusion ne fut pas de longue durée. Il ne tarda pas à voir à quel public il avait affaire, un public qui ne pouvait lui tenir compte ni de son jeu si passionné, ni de son inspiration si fougueuse, ni de l’accent si dramatique de sa voix, et qui, sans égard pour tant de nobles avantages, ne lui ménageait, dans l’occasion, ni la réprimande, ni l’affront. Alors il pensait à son public de l’Opéra, à ses amis, à la France, où il ne pouvait plus rentrer parce qu’un autre y chantait.

Sur ces entrefaites, sa voix vint à le trahir à plusieurs reprises. Dès ce moment, il tomba dans une sombre mélancolie : chaque jour une goutte de plus tombait dans le vase d’amertume, et quand son cœur fut plein, il se tua. Cruelle mort ! qui n’est point, comme on l’a prétendu, le résultat d’un instant, mais de deux années d’angoisse et de morne tristesse. Qui peut savoir, en effet, tout ce qu’il a souffert, cet homme, avant d’en être venu à se briser le front sur le pavé ? Ceux qui disent qu’un chanteur qui se tue parce qu’on le siffle n’est que ridicule, en parlent bien à leur aise. Ce n’est pas le rang qu’il faut considérer, mais l’ambition refoulée ou déçue qui fait les mêmes ravages dans tous les cœurs. Que le but soit sérieux ou non, cela regarde le monde et la postérité, mais ne saurait en aucun point modifier le désespoir de celui qui le manque. Le comédien souffre autant que l’empereur, plus peut-être ; car au moins l’empereur dans l’exil a pour se consoler cette sympathie orageuse du monde pour les grandes afflictions. Mais le comédien dépossédé, on le prend en pitié ; s’il se tue, on rit de sa mort. De quoi ne rit-on pas ? Nous ne sommes pas de ceux qui aiment à déclamer sur le suicide et maltraitent les morts sous prétexte de faire la leçon aux vivans. Que signifie de venir discuter froidement de pareils actes qui se consomment la plupart du temps en dehors de toute espèce de logique et de liberté ? Cependant il est impossible de ne pas reconnaître, dans les causes qui ont poussé Nourrit au suicide, la déplorable influence de certains travers de notre temps. Nourrit avait en lui un malheureux penchant vers les idées philosophiques, dont avec sa nature ardente, généreuse, enthousiaste, mais faible, il devait tôt ou tard être victime. Toutes les théories qui se trouvaient, toutes les doctrines nouvelles, il les adoptait sans méfiance ou plutôt sans critique, pourvu qu’elles vinssent parler à son noble cœur de vertu sociale et d’humanité. De là certaines idées qu’il apportait dans son art, dans sa mission, comme il disait lui-même ; et c’est en s’exagérant ainsi toute chose qu’il devait vivre et mourir. Comme il s’imaginait accomplir une œuvre sociale en jouant la Muette ou Robert-le-Diable, sitôt que sa voix ou le succès lui ont manqué, il ne s’est plus trouvé digne de vivre parmi les hommes ; tout cela dans la générosité de son ame, et pourtant il avait envers la société de plus sérieux devoirs à remplir en dehors du théâtre : il était père de famille ! Voilà où l’on en vient avec ces misérables théories qui ne servent qu’à féconder l’orgueil. Chacun se croit appelé à régénérer le monde ; celui-ci avec son piano, celui-là avec sa voix ; puis, à la première déception, le vertige vous prend, et l’on se tue. Ne vaut-il donc pas mieux chanter comme font les Italiens, chanter pour la musique et non pour la philosophie, avoir moins d’art peut-être, mais à coup sûr plus de poésie vraie et de naturelle inspiration ; être moins humanitaire, mais plus homme ?


H. W.