Correspondance de Voltaire/1711/Lettre 1

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Correspondance de Voltaire/1711
Correspondance : année 1711GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 1-2).
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1[1]. — À M. FYOT DE LA MARCHE[2].

À Paris, ce 8 may.[3]

Monsieur, ma lettre va augmenter le nombre de celles que vous recevez de ce pays cy, chacun s’y dispute et l’honneur d’avoir perdu le plus en vous perdant et l’avantage d’être le premier à vous écrire ; je ne me suis rendu que sur le dernier article, et je n’ay peu vous écrire qu’aujourdhuy parce que je reviens actuellement de la campagne. Je ne vous diray point combien votre éloignement m’afflige ; si une petite absence d’un jour ou deux vous a peu faire dire

Bien tristement j’ay passé ma journée,


je puis à présent vous dire avec plus de raison

Bien tristement je passe mon année....


Je finirois en vers, mais le chagrin n’est point un Apollon pour moy, et j’aime autant dire la vérité en prose. Je vous asseure sans fiction que je m’aperçois bien que vous n’êtes plus icy : toutes les fois que je regarde par la fenestre, je voi votre chambre vuide ; je ne vous entends plus rire en classe ; je vous trouve de manque partout, et il ne reste plus que le plaisir de vous écrire, et de m’entretenir de vous avec le père Polou[4] et vos autres amis. On m’a flatté de l’espérance de vous revoir au mois d’aoust, je croy que vous aurez la bonté de me le faire sçavoir ; je ferois volontiers un voyage en Bourgogne[5] pour vous dire de bouche tout ce que je vous écris ; votre départ m’avoit si fort désorienté que je n’eus ny l’esprit ni la force de vous parler, lorsque vous me vîntes dire adieu ; et le soir que je soutins ma thèse, je répondis aussi mal aux argumentans qu’à l’honnesteté que vous me fistes : comme dans peu je soutiendray encor, j’aurois grand besoin de vous voir pour me remettre un peu. Ma lettre à ce que je vois est assez à bastons rompus, et pour continuer sur le mesme ton je vous diray que M. l’abbé Poirier[6], qui vient de me faire une répétition, est venu frapper deux fois à votre porte, ne se souvenant plus que vous n’étiez point icy, et s’est apparemment impatienté que vous ne luy ouvrissiez point ; il m’a chargé de vous faire force compliments, et pareillement le rév. père Polou.

Au reste cette lettre cy n’est que la préface des autres, et je prétends vous écrire toutes les semaines sur un ton un peu plus guay que celui-cy. En attendant, je suis et seray toujours avec un profond respect et toute l’amitié possible votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Arouet.

  1. Publiée par M. H. Beaune dans Voltaire au collége. Paris, Amyot, 1867.
  2. Né à Dijon le 12 août 1694, fils d’un président à mortier du parlement de Bourgogne, Claude-Philippe Fyot, marquis de La Marche, comte de Bosjan, baron de Montpont, avait été condisciple du jeune Arouet au collége de Louis-le-Grand.
  3. 1711.
  4. Le P. Polou ou plutôt Paullou, jésuite, professa la rhétorique au collége Louis-le-Grand jusqu’en 1711, époque à laquelle ses supérieurs l’envoyèrent à Rennes pour y tenir la même classe. C’était un homme érudit et fort versé dans la connaissance des langues orientales. On a de lui un opuscule intitulé Réponse du P. Paullou, recteur du collége de Caen, à M***, sur un article des Nouvelles ecclésiastiques du 11 mai 1737. In-4°, 15 pages ; voyez la bibliographie des PP. de Baecker. (H. B.)
  5. À Dijon ou au château de la Marche en Bresse, arrondissement de Châlon-sur-Saône, qui appartenait au président Fyot de La Marche. (H. B.)
  6. Nous n’avons pu découvrir dans les mémoires du temps le moindre renseignement sur cet abbé Poirier, répétiteur de Voltaire. Un sieur Henri Poirier a publié en 1703 un petit volume in-12 sous le nom de Projet pour l’histoire du père Maignan et la doctrine de ce philosophe. Est-ce le même ? (H. B.)