Enlevé ! (traduction Varlet)/Chapitre XVII

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Traduction par Théo Varlet.
Albin Michel (p. 471-475).

XVII. La mort du Renard-Rouge

Le lendemain, M. Henderland me trouva un homme possédant une barque à lui, et qui devait, l’après-midi même, traverser le Linnhe Loch pour aller pêcher sur la rive d’Appin. Il obtint de me faire emmener par cet homme, qui était de ses ouailles ; et de cette façon, il m’épargna une longue journée de voyage, et le coût de deux traversées que j’aurais dû autrement effectuer par les bacs publics.

Il était près de midi quand nous débordâmes. Le ciel était sombre, chargé de nuages, et le soleil luisait par de brèves éclaircies. Les eaux du loch étaient très profondes et calmes, presque sans rides. Je dus en porter quelques gouttes à mes lèvres, afin de me convaincre qu’elle était réellement salée. Les montagnes de chaque bord étaient hautes, abruptes et nues, très sombres et sinistres dans l’ombre des nuages, mais mille petits cours d’eau y faisaient une dentelle d’argent lorsque le soleil les éclairait. Je trouvais ce pays d’Appin un pays bien farouche, pour voir des gens l’aimer autant que faisait Alan.

Il n’y eut qu’un seul incident notable. Nous venions de nous mettre en route, lorsque le soleil donna sur une petite masse rouge se déplaçant le long de la rive, vers le nord. Ce rouge ressemblait beaucoup à celui des habits de soldats ; de temps à autre aussi, de brèves étincelles et des éclairs en jaillissaient, comme si le soleil frappait sur de l’acier poli.

Je demandai à mon batelier ce que ce pouvait être ; et il me répondit que c’étaient sans doute des soldats rouges appelés de Fort-William en Appin, contre les pauvres tenanciers du pays. Cette vue m’attrista ; et soit à cause de mon souci d’Alan, soit par une espèce de prémonition, j’avais beau ne voir les troupes du roi George que pour la deuxième fois, je ne les portais pas dans mon cœur.

Nous arrivâmes enfin si près de la pointe qui forme l’entrée du Loch Leven, que je priai mon batelier de m’y débarquer. Cet homme (qui était honnête et se souvenait de sa promesse au catéchiste) aurait bien voulu me transporter jusqu’à Balachulish ; mais comme c’eût été m’éloigner de ma destination secrète, j’insistai, tant que je fus déposé à terre sous le bois de Lettermore (ou Lettervore, car j’ai entendu prononcer des deux façons), dans le pays d’Alan, Appin.

Ce bois était formé de hêtres, qui poussaient sur un flanc de montagne abrupt et crevassé dominant le loch. Il était percé de trouées garnies de fougères, et traversé en son milieu, du nord au sud, par une route ou voie cavalière, au bord de laquelle se trouvait une fontaine. Ce fut là que je m’assis pour manger du pain d’avoine de M. Henderland, et réfléchis à ma situation.

J’y fus harcelé, non seulement par une nuée de moustiques féroces, mais par les doutes de mon esprit. Que devais-je faire ? Pourquoi aller rejoindre un homme comme Alan, peut-être un assassin ? Ne serait-il pas plus sage de regagner tout droit le pays du sud, par ma simple jugeote et à mes frais ? Que penseraient de moi M. Campbell et même M. Henderland, lorsqu’ils viendraient à connaître ma folle présomption ? – Tels étaient les doutes qui m’assaillaient alors, plus véhéments que jamais.

Comme j’étais assis à réfléchir de la sorte, je perçus, venant du bois, le bruit d’une troupe d’hommes et de chevaux ; et peu après, au tournant de la route, quatre voyageurs parurent. Le chemin était à cette place si étroit et mauvais qu’ils marchaient en file et menaient leurs montures par la bride. Le premier était un grand gentleman à cheveux rouges, au visage impérieux et congestionné, qui tenait son chapeau à la main pour s’éventer, car il était suant et hors d’haleine. À son correct vêtement noir et à sa perruque blanche, je reconnus le second pour un notaire. Le troisième était un valet, et plusieurs pièces de son costume étaient de tartan, ce qui me fit voir que son maître appartenait à une famille highlander, et était en outre ou bien hors la loi, ou bien en singulièrement bonne odeur auprès des autorités, car le port du tartan était contraire à la loi. Eussé-je été mieux au courant de ces choses, j’aurais vu que son tartan était aux couleurs d’Argyle (ou Campbell). Ce serviteur avait un portemanteau volumineux bouclé sur son cheval, et un filet de citrons (destinés à la confection du punch) pendu à l’arçon de sa selle : – coutume assez générale chez les voyageurs aimant leurs aises, dans cette partie du pays.

Pour le quatrième, qui fermait la marche, j’avais déjà vu son pareil, et je reconnus tout d’abord en lui un huissier du sheriff.

Je n’eus pas plutôt vu venir ces gens, que je me résolus (sans raison déterminée) à poursuivre mon aventure ; et quand le premier fut arrivé à ma hauteur je me levai d’entre les fougères et lui demandai la route d’Aucharn.

Il fit halte et me considéra, d’un air que je trouvai singulier ; et puis, se tournant vers le notaire, – « Mungo, dit-il, beaucoup tiendraient bon compte de cet avertissement. Me voici sur la route de Duror pour l’affaire que nous savons ; et voici un jeune homme qui sort tout juste de la fougeraie, et s’enquiert si je suis sur la route d’Aucharn.

– Glenure, dit l’autre, ce n’est pas là un sujet de plaisanterie.

Tous deux s’étaient alors rapprochés de moi et me considéraient de près, tandis que les deux suivants s’étaient arrêtés à distance environ d’un jet de pierre.

– Et qu’allez-vous chercher en Aucharn, dit Colin Roy Campbell de Glenure, celui qu’on nommait le Renard-Rouge, car c’était lui que j’avais arrêté.

– L’homme qui y demeure, dis-je.

– James des Glens, dit Glenure, pensivement. Puis, au notaire : Croyez-vous qu’il rassemble ses gens ?

– En tout cas, dit le notaire, nous ferons mieux de rester ici, et d’attendre que les soldats nous rejoignent.

– Si c’est pour moi que vous vous inquiétez, dis-je, sachez que je ne suis ni de ses gens ni des vôtres, mais un honnête sujet du roi George, qui ne doit rien à personne et qui ne craint personne.

– Fort bien dit, ma foi, répliqua l’agent royal. Mais si je puis me permettre une question, que fait cet honnête homme aussi loin de son pays ? Et pourquoi se rend-il chez le frère d’Ardshiel ! J’ai de l’autorité ici, je dois vous le dire, je suis agent du roi pour plusieurs de ces domaines, et j’ai douze pelotons de soldats sous mes ordres.

– J’ai comme entendu raconter dans le pays, dis-je, un peu piqué, que vous êtes un monsieur pas commode.

Il me regardait d’un air indécis.

– Eh bien, dit-il, votre langage est hardi ; mais je ne déteste pas la franchise. Si vous m’aviez demandé la route de chez James Stewart en tout autre jour que celui-ci, je vous l’aurais indiquée, en vous souhaitant bon voyage. Mais aujourd’hui… hein, Mungo ?

Et il se retourna vers le notaire.

Mais précisément comme il se retournait, un coup de feu partit de plus haut sur la colline ; et, comme la détonation nous parvenait, Glenure tomba sur la route.

– Ah ! je suis mort ! s’écria-t-il, à plusieurs reprises.

Le notaire l’avait relevé et le tenait entre ses bras, tandis que le serviteur se penchait sur lui en se tordant les mains. Alors, le blessé promena de l’un à l’autre des yeux égarés, et il se fit dans sa voix un changement qui allait au cœur.

– Prenez garde à vous, dit-il, je suis un homme mort.

Il s’efforça d’écarter ses vêtements comme pour chercher sa blessure, mais ses doigts glissaient sur les boutons. Après quoi, il poussa un grand soupir, sa tête roula sur son épaule, et il trépassa.

Le notaire n’avait pas dit un mot, mais son profil était aiguisé comme une plume à écrire et blanc comme la face du mort ; le serviteur éclata en sanglots, tel un enfant ; et moi, de mon côté, je restais à les regarder, béant d’horreur. L’huissier du sheriff, dès la détonation, avait aussitôt couru au-devant des soldats, pour hâter leur venue.

À la fin, le notaire déposa le mort dans son sang sur la route, et se releva en titubant.

Ce fut peut-être ce mouvement qui me rappela à moi-même ; car il ne l’eut pas plutôt exécuté que je me mis à escalader la colline, en m’écriant : « À l’assassin ! à l’assassin ! »

Si peu de temps s’était écoulé que, parvenu au haut de la première pente, d’où l’on découvrait une partie des montagnes, j’aperçus, à une faible distance, l’assassin en fuite. C’était un gros homme, vêtu d’un habit noir à bouton de métal et portant une longue carabine.

– Par ici ! m’écriai-je, je le vois !

Là-dessus, le meurtrier jeta un bref regard par-dessus son épaule et se mit à courir. Un instant après, il fut caché par une étroite lisière de hêtres ; puis il réapparut plus haut, grimpant comme un singe, car la pente redevenait très raide ; puis il s’enfonça derrière un contrefort, et je ne le vis plus.

Tout ce temps, je n’avais cessé, moi aussi, de courir, et je me trouvais à une assez grande élévation, lorsqu’une voix me cria d’arrêter.

J’étais à l’orée du bois supérieur, de sorte qu’en faisant halte pour regarder en arrière, j’aperçus toute la partie découverte de la colline au-dessous de moi.

Le notaire et l’huissier du sheriff se tenaient un peu plus haut que la route, criant et gesticulant pour me faire revenir ; et à leur gauche, les habits-rouges, mousquet au poing, débouchant isolément du bois inférieur, commençaient l’escalade.

– Pourquoi voulez-vous que je revienne ? m’écriai-je. Avancez !

– Dix livres à qui attrapera ce garçon ! cria le notaire. C’est un complice. Il était aposté ici pour nous arrêter à causer.

À ces mots (que j’entendis très distinctement, bien qu’ils fussent adressés aux soldats, et non à moi), je fus saisi d’un nouveau genre de terreur. En effet, c’est une chose de courir le péril de sa vie, et c’en est tout à fait une autre de courir à la fois le péril de sa vie et celui de son honneur. La menace, en outre, était venue si soudainement, comme le tonnerre dans un ciel clair, que j’en restais tout ébaubi et déconcerté.

Les soldats commencèrent à s’égailler ; les uns couraient ; d’autres épaulèrent leurs armes et me couchèrent en joue ; et cependant, je restais immobile.

– Cachez-vous ici derrière les arbres, dit une voix toute proche. Sans bien savoir ce que je faisais, j’obéis ; et à cet instant, les détonations retentirent et les balles sifflèrent entre les hêtres.

À l’abri de leurs fûts, je trouvai Alan Breck debout, une canne à pêche à la main. Il ne me donna pas de bonjour, car ce n’était pas l’heure des civilités ; il dit seulement : « Venez ! » et se mit à courir le long du flanc de montagne, vers Balachulish ; et moi, comme un mouton, je le suivis.

Tantôt nous courions entre les hêtres ; tantôt nous nous arrêtions derrière de légers bossellements du flanc de montagne ; ou bien nous allions à quatre pattes dans la bruyère. C’était une course mortelle : mon cœur semblait prêt à éclater entre mes côtes ; et je n’avais ni le temps de réfléchir ni le souffle pour parler. Je me souviens seulement de ma surprise à voir Alan se redresser par instants de toute sa hauteur pour regarder en arrière ; et à chaque fois, il nous arrivait du lointain une grande huée et des cris de soldats.

Un quart d’heure plus tard, Alan fit halte, se tapit dans la bruyère, et se tourna vers moi.

– Maintenant, dit-il, c’est pour de bon. Faites comme moi, si vous tenez à votre peau.

Et à la même allure, mais cette fois avec beaucoup plus de précautions, nous revînmes sur nos pas en traversant le flanc de montagne par le chemin déjà parcouru, mais peut-être un peu plus haut ; tant qu’enfin Alan se laissa tomber à terre dans le bois supérieur de Lettermore, où je l’avais trouvé d’abord, et resta plaqué, le nez dans les fougères, à panteler comme un chien.

Mes flancs me faisaient un tel mal, j’avais la tête si vertigineuse, la langue me sortait de la bouche, si brûlante et sèche, que je m’abattis à côté de lui, comme mort.