Jacquou le Croquant/VI

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Calmann Lévy (p. 247-298).

VI

Cependant, nous autres étions bien tranquilles à La Granval. Cette vie étroitement attachée à la terre me convenait ; j’aimais à pousser mes bons bœufs limousins dans le champ que déchirait l’araire, enfonçant mes sabots dans la terre fraîche, et suivi de toutes nos poules qui venaient manger les vers dans la glèbe retournée. Les travaux pénibles de la saison estivale même me riaient, comme les fauchaisons et les métives. Ça me faisait du bien d’employer ma force, et quand le matin, ayant fauché un journal de pré, je voyais l’herbe humide de rosée, coupée régulièrement et bien ras, j’étais content. Alors je prenais ma pierre à repasser, et j’aiguisais mon dail en sifflant un air de chanson. Le soir, dans le temps des moissons, lorsque après avoir chargé la dernière gerbe sur la charrette, je voyais tout ce blé qui devait faire un bon pain bis et savoureux, j’avais comme un petit mouvement de fierté, en songeant que c’était moi qui avais fait tout cela, ou quasiment tout. Pourtant Bonal m’aidait bien autant qu’il pouvait, mais ça n’est pas à son âge qu’on se met à ces travaux pénibles. Il menait la charrette, il aidait à faner, à lier les gerbes, il taillait la vigne, et autres choses comme ça. À Fanlac, il avait toujours aimé à cultiver le jardin, et il mit en ordre celui de La Granval, qui était mal en train, comme c’est l’ordinaire dans nos campagnes, où l’on est tellement pressé qu’on court au plus essentiel.

Nous vivions donc tranquilles, ne voyant guère personne, les plus proches voisins étant encore loin et séparés de nous par des bois, de manière que leurs poules ne nous gênaient point, ni les nôtres eux, ce qui est une bonne condition pour être en paix, car on sait que dans les villages les trois quarts des brouilles commencent à propos des poules qui vont gratter dans les jardins. Cela ne nous ennuyait pas, au surplus, d’être isolés : lorsqu’on est occupé du lever au coucher du soleil, on ne sent pas le besoin de fréquenter des étrangers. Avec ça, Jean le charbonnier, devenu trop vieux pour passer les nuits à surveiller les fourneaux dans les bois, s’était retiré dans sa maison des Maurezies après avoir gagné quelques sous, et il venait nous voir quelquefois. C’était un brave homme, serviable, comme il l’avait montré dans l’affaire de mon père, et qui depuis cette époque s’était intéressé à moi. Il me donnait des conseils pour l’exploitation du bien, ce qui n’était pas de refus, car quoique je susse bien faire tous les travaux que requiert un domaine, je n’avais pas d’expérience assez pour les diriger sûrement en toute occasion, et ce brave homme me fut d’un bon secours pour cette raison. Le curé l’aima tout de suite aussi et l’entretenait en patois, parce que Jean étant sans instruction aucune, ne savait même pas parler le français, comme d’ailleurs presque tous les gens de par chez nous. Mais, ayant tant vécu seul au milieu des bois, il s’était habitué à penser et à réfléchir plus qu’à parler, de manière que le peu de paroles qu’il disait avaient un grand sens. Le curé n’était pas bavard non plus, mais tout ce qu’il disait était plein de substance : aussi s’entendaient-ils bien. Jean, toutefois, lui portait respect, comme ça se comprend, et l’appelait toujours, ainsi que nous autres : « Monsieur le curé. »

Mais lui, à ce propos, nous dit un jour qu’il nous fallait corriger cette façon de parler, attendu qu’il n’était plus curé, ni en droit ni de fait, et que par conséquent nous ne devions plus le nommer ainsi.

— Sainte bonne Vierge ! s’écria la Fantille, il y a vingt ans que je vous appelle comme ça, je ne saurai jamais vous parler autrement !

— Tu t’y habitueras ! Appelez-moi tous de mon nom : Bonal.

— Ça je ne le pourrai pas ! répliqua la Fantille ; non, monsieur le… écoutez, puisque vous ne voulez plus qu’on vous y appelle, je dirai : « Notre Monsieur ! »

— C’est ça ! fit-il en souriant un peu. Et vous autres, dit-il en se tournant vers Jean et moi, si vous voulez me faire plaisir, appelez-moi Bonal.

Et depuis ce temps, selon sa volonté, nous l’appelions ainsi. La langue me fourchait bien quelquefois par l’effet de l’habitude, mais je me reprenais vitement, connaissant que ça lui renouvelait ses peines de s’entendre dire : monsieur le curé.


On pense bien que, dans tous ces changements, je n’avais pas oublié Lina. Le second dimanche après notre venue à La Granval, je m’en fus à la messe à Bars. Le curé en était à l’évangile lorsque j’arrivai et je restai au fond de l’église, jetant mes regards partout pour voir ma bonne amie. En cherchant curieusement, je finis par l’apercevoir au droit de la chaire à prêcher, mais elle n’était pas seule, sa mère était avec elle. Tant que dura la messe, pour dire vrai, je ne suivis guère les cérémonies du curé, occupé que j’étais à regarder le cou rond de ma Lina, un peu hâlé comme celui des filles des champs, et les petits frisons à reflets cuivrés qui sortaient de sous sa coiffe des dimanches. À la sortie, je me plantai devant le portail et j’attendis. Les gens se répandaient sur la place, faisant de petits groupes et se mettant, après le portage et les compliments, à deviser : les hommes, du temps, de l’apparence des récoltes, du prix des bestiaux au dernier marché de Thenon ; les femmes, de leur lessive, de la réussite de leur chaponnage, et les filles de leurs galants.

Tout d’un coup Lina, sortant, me vit et fit un mouvement ; mais sa mère ne me reconnut point, ce qui n’était pas étonnant, ne m’ayant plus vu depuis que je gardais les oies avec sa fille. Elles s’arrêtèrent pour causer, comme les autres, la mère avec une autre femme, et Lina avec la Bertrille, qui, à un moment donné, se tourna pour me regarder, ce qui me fit connaître qu’il était question de moi. Un moment après, sans avoir l’air de rien, la Bertrille s’en vint de mon côté et, en passant près de moi qui me promenais, faisant le badaud en regardant le coq du clocher, elle me dit à demi-voix :

— Aux vêpres, sa mère n’y sera pas.

— Bien !

Et je m’en fus voir jouer aux quilles, coulant mon regard vers Lina de temps en temps.

Vers trois heures, au sortir de vêpres, les deux droles restèrent un bon moment à causer, pour laisser aller devant les gens de leur renvers ; puis elles s’en furent doucement, et moi, peu après, faisant un détour par un autre chemin, je les rattrapai.

Et ce fut des rires, des serrements de main, des amitonnements à n’en plus finir. Puis, comme elles étaient pressées de savoir comment je me trouvais là, il fallut leur raconter tout ce qui était arrivé au curé Bonal, et leur expliquer que nous étions venus demeurer dans son bien à La Granval. Elles n’en revenaient pas qu’un curé pût n’être plus curé et posât sa soutane. Quant à leur faire entendre que c’était parce qu’il avait prêté serment à l’époque de la Révolution, et ce qu’était ce serment, ça n’était pas facile, et je leur dis en gros que c’étaient d’autres curés appelés jésuites, grands ennemis des anciens curés patriotes, qui l’avaient fait casser.

Des jésuites ! elles n’en avaient jamais ouï parler :

— Et qu’est-ce donc que ces jésuites ? demandaient-elles.

— D’après ce que dit M. le chevalier de Galibert, c’est, parmi les curés, comme qui dirait des renards…

Elles se mirent à rire, et je leur parlai de choses plus aimables. Je fis entendre à Lina que maintenant, étant voisins à une heure et demie de chemin, nous pourrions nous voir plus souvent, et combien j’en étais content. Cela lui faisait bien plaisir aussi, mais elle craignait que sa mère ne s’aperçût de notre entente, et qu’elle lui défendît de me parler.

— Nous tâcherons qu’elle ne se doute de rien, lui dis-je ; et puis, après tout, peut-être ne se fâchera-t-elle point, sachant à coup sûr que c’est chose impossible d’empêcher un garçon et une fille qui s’aiment, de se voir ; mais, si ça arrive qu’elle le trouve mauvais, il sera toujours temps d’aviser : ainsi, n’aie point de craintes.

Et nous marchions lentement tous trois en devisant, dans le chemin pierreux bordé de mauvaises haies où s’entremêlaient les buissons et les ronces ; moi, au milieu d’elles, les tenant par-dessous le bras, et, pour dire la vérité, serrant un peu plus fort du côté de Lina. Lorsque le chemin traversait quelque boqueteau de chênes, je prenais ma bonne amie par la taille et, la serrant tout doucement contre moi, je l’embrassais sur sa joue brunie par le soleil et duvetée comme une belle pêche de vigne. Le temps ne nous durait pas, de manière que nous fûmes près de Puypautier sans nous en donner garde ; mais la Bertrille, toujours avisée, nous en avertit, et il fallut se quitter après bien des adieux, des embrassements et des regards amoureux. Afin de ne pas me montrer, je pris sur la gauche à travers un taillis, et j’allai passer à la Grimaudie, pour de là gagner La Granval.

Cela dura quelque temps ainsi, sans point de destourbier. Toutes les fois que je le pouvais, j’allais à Bars le dimanche et je faisais la conduite aux deux filles. La pauvre Bertrille, elle, était dépareillée comme je l’ai dit, son bon ami étant au régiment ; mais elle prenait patience, de même que les dames de Périgueux lorsque la garnison est en campagne. Comme elle ne nous quittait jamais, on ne pouvait pas dire de mal de nos rencontres. Mais il y a des mauvaises langues partout, même à Bars. Quelqu’un s’étant aperçu de notre manège le dit à la mère de Lina, en sorte qu’un dimanche, à la sortie de la messe, je m’avisai qu’elle me regardait fort. Pourtant, elle ne se fâcha pas pour lors après sa fille ; elle lui demanda seulement qui j’étais, où je demeurais et ce que je faisais.

Lina ayant tout raconté sans détour, sa mère lui dit qu’elle ne trouvait pas mauvais que je lui parle, en ce qu’elle entendait que ce fût toujours honnêtement. Et là-dessus, elle ajouta qu’il leur faudrait bien chez eux un domestique grand et fort comme j’étais, pour faire valoir leur bien, maintenant que Géral se faisait vieux.

Moi, je m’apercevais qu’au sortir de la messe, la bonne femme me regardait toujours d’un air engageant, ce qui n’était pas difficile à connaître, car d’habitude elle n’était pas aimable. Aussi, dans ma bêtise, je venais à penser que, quoique nous ne fussions pas en âge d’être mariés, elle ne trouvait pas à redire que je parle à sa fille en attendant. Et un dimanche, je me crus sûr de la chose, lorsque, passant à l’exprès devant moi, avec Lina et Bertrille, elle me dit :

— Puisque tu leur fais la conduite les autres dimanches, tu peux bien venir aujourd’hui : ça n’est pas moi qui te fais peur ?

— Que non, Mathive ! alors, avec votre permission, nous cheminerons ensemble.

Tout en marchant, tandis que les deux droles allaient devant, la mère de Lina me parla de ses affaires, et me dit combien la conduite de leur domaine était lourde pour elle, depuis que Géral ne quittait guère plus le coin du feu. Elle prenait des journaliers, mais ce n’était plus pareil : il lui faudrait un jeune homme fort dans mon genre ; et, en même temps, elle me regardait comme pour me dire que je ferais bien l’affaire. Moi ne répondant pas à ça, après d’autres propos, elle me demanda si je ne serais pas bien aise de venir chez eux, me laissant entendre que puisque nous nous aimions tous deux Lina, dans quelque temps nous pourrions nous marier. Et, tout en disant ça, elle me dévisageait d’une manière un peu trop hardie, à ce que je trouvais, comme si elle eût parlé pour elle.

Lors je lui dis, un peu fatigué de ses grimaces :

— Écoutez, Mathive, j’aime la Lina plus que je ne puis dire ! Je serais donc bien content de venir chez vous, et de travailler de toutes mes forces et de tout mon savoir, pour faire profiter votre bien ; mais pour le moment, je fais besoin à La Granval, et, cela étant, je serais une canaille d’abandonner le curé Bonal qui m’a retiré de l’aumône, maintenant que je lui suis nécessaire.

— Tu as raison, me dit-elle.

Et on parla d’autre chose.

Les affaires marchèrent longtemps ainsi. Presque tous les dimanches, j’allais à Bars, et je rencontrais Lina et sa mère, souvent. Ça ne me plaisait guère que la Mathive fût toujours là, mais je patientais, aimant trop mieux voir ma mie devant sa mère que de ne la voir point du tout. Celle-ci, d’ailleurs, continuait d’être bien pour moi, me disant à l’occasion quelque mot pour me faire entendre qu’elle me voyait avec plaisir ; mettant sa fille en avant, toutefois, — en paroles, — mais à ses mines, à ses airs amiteux, je finis par comprendre que cette femme, sur le tard, était prise de la folie des jeunes garçons. Pour ne pas me brouiller avec elle, je faisais le nesci, celui qui ne comprend pas, et j’avais l’air de ne pas me donner garde que des fois elle se serrait un peu contre moi en marchant, comme si le chemin eût été trop étroit. Tout cela était cause que souvent, au lieu de les accompagner, je m’en retournais à La Granval, sous quelque prétexte, après avoir dit un mot à Lina tandis que sa mère achetait un tortillon pour faire une trempette au vieux Géral.


Chez nous, tout allait bien. Moi, je travaillais comme un nègre, me levant à la pointe du jour et me couchant le dernier. La Fantille, solide encore, élevait la poulaille, nourrissait les cochons, et faisait tous les ouvrages qui, dans une maison, reviennent de droit aux femmes. Notre ci-devant curé Bonal, lui, faisait tout son possible pour m’aider, soignant les bœufs, gardant les brebis, s’apprenant aux ouvrages de terre et ne s’épargnant pas la peine.

À propos de brebis, ça me faisait dépit de le voir aller toucher les quinze ou vingt que nous avions, et faire l’office d’une simple bergerette : je le lui dis un jour.

— Et pourquoi ? fit-il presque gaiement, c’est mon métier ! — faisant allusion, comme je pense, à son ancien état de curé.

Il avait absolument voulu apprendre à labourer et il y était arrivé assez vite. Quelquefois, lorsqu’il avait fait passablement quelques sillons, afin de le distraire un peu, sans manquer au respect qui lui était dû, je lui disais :

— C’est bien ouvré ! on dirait que vous n’avez jamais fait que ça !

— Jacquou, mon garçon, tu es un flatteur !

Et il ajoutait :

— Quand on fait tout ce qu’on peut, on fait tout ce qu’on doit.

Lorsque je le voyais s’attraper à quelque chose d’un peu pénible, je lui disais :

— Laissez ça, allez, c’est trop dur pour vous qui ne l’avez pas d’habitude.

Mais il me répondait qu’il était solide encore et que le travail lui faisait du bien, lui rendait la paix de l’âme.

— Vois-tu, Jacquou, disait-il, l’homme est né pour travailler, c’est une loi de nature ; et, cela étant, de tous les travaux, il n’en est pas de plus sains, de plus moralisants que ceux de la terre. Plus on est en rapport avec elle, et plus on a de sujet de s’en applaudir, tant au point de vue de la santé du corps que de celle de l’esprit.

Et de là il continuait, me disant de belles choses sur ce sujet, me montrant qu’une des conditions du bonheur était de vivre libre sur son domaine, du fruit de son travail :

— Comme dit le chevalier, « liberté et pain cuit, sont les premiers des biens ». Manger le pain pétri par sa ménagère, et fait avec le blé qu’on a semé ; goûter le fruit de l’arbre qu’on a greffé, boire le vin de la vigne qu’on a plantée ; vivre au milieu de la nature qui nous rappelle sans cesse au calme et à la modération des désirs, loin des villes où ce qu’on appelle le bonheur est artificiel, — le sage n’en demande pas plus…

Et quelquefois ayant ainsi parlé, il restait longtemps rêveur, comme s’il eût eu des regrets.

Le dimanche, ainsi que je l’ai dit, Bonal n’allait pas à l’église, pour éviter le trouble que sa présence aurait pu causer. Il se promenait le long d’une ancienne allée de châtaigniers, qui partait de la cour de la maison et aboutissait à l’extrémité du défrichement de La Granval, où elle était fermée par un gros marronnier planté par le milieu. À l’ombre de cet arbre, il se reposait sur un banc qu’il avait construit, et méditait. Son esprit rasséréné songeait à l’iniquité dont il avait été victime, non plus avec les soubresauts douloureux de la première heure, mais avec cette philosophie sereine qui accepte sans récriminer les accidents humains. Mais s’il se résignait en ce qui le touchait seul, lorsqu’il pensait à ses vieux amis, le chevalier et sa sœur, à ses paroissiens qui l’aimaient, aux pauvres dont il était la consolation et la providence, le chagrin lui serrait le cœur, et il lui fallait des efforts pour le surmonter.

Il aurait bien voulu revoir tout son monde de là-bas, mais il n’y allait pas, par raison : les gens ne l’auraient pas laissé revenir. Aussi était-il bien heureux, lorsque le chevalier venait déjeuner à La Granval et lui apportait des nouvelles de son ancienne paroisse. Quoiqu’il ne fût guère parleur, c’était alors des questions à n’en plus finir sur un tel, une telle : « Que devenait celui-ci ? cette vieille était-elle encore en vie ? la drole de chez cet autre était-elle mariée ? » Et, sa sollicitude satisfaite, tous deux parlaient des choses d’autrefois, et échangeaient de vieux souvenirs. Quand le chevalier remontait sur sa jument, chargé de bonnes paroles pour tout le monde, et emportant du tabac pour La Ramée, le pauvre ancien curé était plus tranquille.

Presque tous les dimanches, Jean venait passer la journée à La Granval et tenir compagnie à Bonal. Ça le distrayait un peu, car Jean, étant ancien, lui rappelait des choses du temps de sa jeunesse, et à un mot, à un nom quelquefois, des faits oubliés depuis longtemps se réveillaient dans sa mémoire. Ces jours-là, Jean restait à souper, et le soir, à table, Bonal nous entretenait de choses et d’autres, et nous intéressait par des récits curieux, et des remarques que jamais nous n’aurions songé à faire de nous-mêmes.

Par exemple, il nous disait la signification des noms de villages des alentours, et celle des noms d’hommes.

— Ainsi Fossemagne, nous disait-il un jour, signifie : grande Fosse ; Fromental, pays à froment, et ton nom de Ferral, à toi Jacquou, semble indiquer à l’origine un travailleur de fer de ces forges à bras communes autrefois dans nos pays : pour le surnom de Croquant que vous portez de père en fils, tu sais d’où il te vient.

— Et ce nom de Maurezies, le village de Jean, lui demandai-je, que signifie-t-il ?

— Il y en a qui le tireraient des Maures ou Sarrasins qui ont fait des courses dans nos pays ; mais moi, j’aime mieux avouer que je l’ignore. En revanche, je puis te dire que ce village pourrait bien être le lieu où saint Avit perdit son compagnon Benedictus, comme il est dit dans le propre du diocèse.

Bonal nous faisait voir aussi la ressemblance de certains mots de notre patois avec le langage breton ; il nous parlait des Gaulois nos ancêtres, de leur religion, de leurs coutumes ; nous racontait les soulèvements des Croquants du Périgord, sous Henri IV et Louis XIII, et puis aussi toutes les vieilles histoires de la Forêt Barade qu’il connaissait à fond.

Ainsi se passaient honnêtement les moments de loisir à La Granval, lorsque Bonal commença à s’habituer à sa nouvelle vie.

Dans les premiers temps, la tristesse le tenait fort, et il ne parlait guère ; mais peu à peu sa peine s’amortit, et, en le mettant tout doucement sur le sujet, il se laissait aller à nous entretenir principalement de choses du passé. Et puis il était si bon que, pour nous obliger, il l’aurait fait tout de même, quoique n’en ayant pas grande envie. Moi, voyant comme ça tournait passablement, je travaillais sans souci, content d’être plus près de Lina, sans penser que je m’étais aussi rapproché du comte de Nansac, ou plutôt sans être inquiet de ce rapprochement.

Quelquefois on entendait au loin dans la forêt le cor du piqueur appuyant les chiens, et alors tous mes malheurs me revenaient en mémoire, et ma haine se réveillait, toujours chaude, toujours violente, malgré toutes les exhortations que m’avait faites jadis le ci-devant curé. C’est le seul point qu’il n’a pu gagner sur moi, tant il me semblait qu’en pardonnant j’aurais été un mauvais fils. Je ne craignais rien, d’ailleurs, car je me sentais, comme un jeune coq bien crêté, de force à me défendre.

Je ne tardai pas beaucoup à en faire l’épreuve. Un soir d’hiver, je revenais de couper de la bruyère pour faire la paillade à nos bestiaux. Le jour commençait à baisser, et, dans les bois qui bordaient le chemin que je suivais, l’ombre descendait lentement. Je cheminais sans bruit, ma pioche sur l’épaule, pensant à ma Lina, lorsque tout d’un coup presque, je viens à entendre derrière moi le pas pressé d’un cheval.

L’idée me vint aussitôt que c’était le comte de Nansac, mais je continuai de marcher sans me retourner. Je ne m’étais pas trompé ; arrivé à quelques toises de moi il me cria insolemment :

— Holà ! maraud, te rangeras-tu !

Le sang me monta à la tête comme par un coup de pompe, mais je fis semblant de n’avoir pas ouï ; seulement, lorsque je sentis sur mon cou le souffle des naseaux du cheval, je me retournai tout d’un coup, et, attrapant la bride de la main gauche, de l’autre je levai ma pioche :

— Est-ce donc que tu veux écraser le fils après avoir fait crever le père aux galères ? dis, mauvais Crozat !

De ma vie je n’ai vu un homme aussi étonné. D’habitude, les paysans se hâtaient de se garer de lui lorsqu’il passait, de crainte d’être jetés à terre ou, pour le moins, d’attraper quelque coup de fouet : aussi était-il tout abasourdi. Mais ce qui l’estomaquait le plus, c’était ce nom de Crozat, si soigneusement caché, ce nom de son grand-père le maltôtier véreux, que le fils du Croquant lui jetait à la face en lui rendant son tutoiement insolent.

Il mit son fouet dans sa botte et tira son couteau de chasse.

Le cheval, une bête nerveuse, grattait la terre et secouait la tête.

— Lâche la bride de mon cheval, méchant goujat !

La colère me secouait :

— Pas avant de t’avoir craché encore une fois à la figure, misérable ! le nom de ton grand-père, Crozat le voleur !

Et lâchant la bride du cheval qui se cabrait, je fis un saut en arrière et je me trouvai dans le taillis, tenant toujours ma pioche levée.

Il resta là un moment, pâle de rage froide, les yeux venimeux, rinçant les lèvres et cherchant à foncer sur moi. Mais le cheval, quoique rudement éperonné, à la vue de la pioche levée reculait effrayé. Alors, voyant qu’il ne pouvait m’aborder de face, et que le bois épais me défendait, le comte rengaina son couteau de chasse, et s’en alla en me jetant ces mots :

— Tu paieras cela cher, vermine !

— Je me fous de toi, Crozat !

Encore ce nom qui l’affolait : il piqua son cheval et disparut.

Lorsque je racontai la chose à la maison, Bonal en fut fort ennuyé, prévoyant bien que cet homme si orgueilleux, si méchant, chercherait à se venger cruellement du pauvre paysan qui l’avait fait bouquer.

— Il faut te tenir sur tes gardes, me dit-il, ne pas t’aventurer du côté de l’Herm, et surtout ne pas passer sur ses terres, ni dans ses bois.

La première fois que vint le chevalier après cette affaire, Bonal la lui raconta tout du long. Ayant ouï, lui, dit en manière de résumé :

— Ça ne m’étonne pas :


Grands seigneurs, grands chemins,
Sont très mauvais voisins.


Je sais bien que ce Nansac est un grand seigneur de contrebande, mais ceux-là ne sont pas les meilleurs ! On dirait, continua-t-il, que ça tient au château ; les seigneurs de l’Herm ont toujours été plus ou moins tyranneaux : témoin celui de la Main de cire.

— Ah ! oui… C’est une vraie légende de Tour du Nord, dit Bonal, mais encore que ce ne soit sans doute qu’un conte, j’en suis pour ce que j’ai dit à Jacquou déjà : qu’il se méfie de ce mauvais.

— C’est aussi mon avis, fit le chevalier. D’ailleurs, je ne suis pas inquiet, il est de taille à se défendre. Le comte a sans doute quelques avantages, comme d’être mieux armé que lui, mais :


À vaillant homme, courte épée !

Suivant ces conseils, et aussi mon idée, de là en après, je pris quelques précautions, lorsque j’allais dans les parages où je risquais de rencontrer le comte de Nansac. J’emportais un bon billou, qui est autant à dire comme une bonne trique, ou bien un vieux fusil à pierre qui venait de l’aïeul de Bonal, mais dont lui ne s’était jamais servi, n’ayant de sa vie, ainsi qu’il disait, tué aucune créature vivante. Au reste, que je fusse loin ou près de la maison, j’avais toujours dans ma poche le couteau de mon père dont la lame mesurait dans les six pouces, et avec lequel j’avais fait reculer Mascret, encore que je ne fusse alors qu’un enfant. Ainsi précautionné, je fus six ou huit mois sans revoir le comte, si ce n’est une fois au loin. De temps à autre, j’apercevais bien Mascret ou l’autre garde qui avaient l’air de m’épier à distance, mais de ceux-là, je ne me souciais guère, et puis j’avais autre chose en tête qui me distrayait d’eux.


Lorsqu’on est amoureux, toutes les idées se tournent du côté de la bonne amie, et les pas font comme les idées : aussi je ne perdais aucune occasion de voir Lina. Sa mère essayait toujours de m’amadouer, et pour ce faire elle s’attifait tant mieux qu’elle pouvait, et n’en était que plus laide, ce dont je riais en moi-même, pensant au dicton du chevalier :


À vieille mule, frein doré.

Quelquefois le dimanche, suivant toujours sa pensée, elle me faisait entrer chez eux en revenant de la messe, et même, des fois, me conviait à manger la soupe. Moi, je connaissais bien son manège, mais je ne refusais pas, pour être plus longtemps avec Lina. Après déjeuner, la vieille me promenait dans le bien, sous couleur de voir comment le revenu se comportait. En faisant notre tour, tandis que Lina vaquait au ménage, elle trouvait toujours moyen de me faire entendre que je lui convenais, et qu’elle voudrait bien que je fusse chez eux. Elle m’indiquait une terre restée en friche ou une vigne qu’on n’avait pas eu le temps de biner, faute d’un homme à la maison.

— C’est malheureux, disait-elle, que ça se trouve comme ça, que tu ne puisses pas sortir de La Granval. Tu vois, nous avons un grand bien, qui donnerait le double de revenu s’il y avait chez nous un jeune homme vaillant comme toi. Et puis enfin, en travaillant pour nous autres, tu travaillerais pour toi, puisque la Lina te trouve à son goût et que nous n’avons qu’elle de famille.

Et ce n’était pas seulement le bien qu’elle me montrait, mais les étables, le grenier garni de blé, le cellier où il y avait une trentaine de charges ou demi-barriques de vin, vieux en partie, car Géral avait toujours eu cette coutume d’en garder de chaque récolte pour le faire vieillir. Jusqu’aux lingères bondées de linge, jusqu’aux cabinets pleins d’affaires elle me montrait ; et même, un jour, ouvrant une tirette de la grande armoire dont la clef ne la quittait jamais, elle me fit voir un petit sac de cuir, plein de louis qu’elle étala comme pour me décider :

— Tout ça serait à toi plus tard, mon ami !

Quand le diable tient les femmes sur l’âge, comme ça, il leur fait perdre la tête. Il le faut bien, car la Mathive, qui avait dans les quarante-sept ou quarante-huit ans, qui n’était pas belle, il s’en faut, étant brèche-dents, ayant le nez pointu et les yeux rouges, se figurait qu’en me montrant qu’elle était riche, ça me rendrait aveugle et canaille en même temps.

Lorsque je me trouvais seul avec Lina, je lui contais tout ce que faisait sa mère pour m’attirer chez eux, sans lui expliquer, ça se comprend, le pourquoi de tant d’amitiés. Et lors, la pauvre drole me disait :

— Vois-tu, Jacquou, je t’aime bien, et tu penses si je serais contente que tu demeures avec nous autres, en attendant que nous nous mariions ; mais si tu faisais une chose comme ça, si tu abandonnais un homme comme le curé Bonal qui t’a sauvé de la misère, qui t’a appris tout ce que tu sais, jamais plus je ne te parlerais.

— Sois tranquille, ma Lina, je me couperais un doigt plutôt que de faire une telle coquinerie.

Et pourtant, combien j’aurais été heureux de vivre à ses côtés et de travailler pour elle ! Toujours avec ses mêmes intentions, la Mathive me demandait, des fois, pour leur aider à faire les foins, ou à fouir les vignes, ou pour quelque autre travail pressé. Et moi, content tout de même de leur rendre service, et surtout joyeux d’être près de Lina, j’y allais, avec le congé de Bonal. Et lorsque j’étais venu faire des labours d’hiver, le soir, à la veillée, j’aidais à peler les châtaignes, et je m’en allais tard, car jamais la Lina n’aurait mis les tisons debout dans la cheminée, comme font les filles qui veulent congédier leur galant.


Un jour, comme j’y fus de bonne heure leur aider à vendanger, Lina se préparait à faire du pain et je la regardais faire en mangeant une frotte d’ail avec un raisin, avant d’aller à la vigne. D’abord, elle arrangea son mouchoir de tête de manière à cacher tous ses cheveux, puis elle releva ses manches jusqu’à l’épaule et se savonna bien les bras et les mains à l’eau tiède, et après les rinça à l’eau froide, que je lui faisais couler dessus avec le tuyau du godet. Ensuite, s’étant bien nettoyé les ongles, elle prépara le levain, vida de la farine, puis de l’eau chaude et commença à pétrir. C’était une joie de la voir faire : elle maniait d’abord la farine, la mêlant à l’eau tout bellement ; puis, quand la pâte fut liée, elle la prenait comme à brassées, la soulevait et la rejetait fortement dans la maie. Ses beaux bras ronds, un peu hâlés au-dessus du poignet, d’un joli blanc rosé plus haut, s’enfonçaient vigoureusement dans la pâte qui collait à la peau, gluante, et qu’elle détachait avec son doigt en ratissant. « Ah ! me pensais-je en la voyant ainsi, quel plaisir de planter le couteau dans la tourte enfarinée, de manger le pain savoureux de sa ménagère, ce pain qu’elle a fait de ses mains, qu’elle a parfumé de la bonne odeur de sa chair ! Quel bonheur de communier autour de la table de famille, enfants et tous, avec ce pain de bon froment dans lequel elle a mis, pour ainsi parler, quelque chose de son affection ! » Et, rêvant à cela, je nous voyais déjà, Lina et moi, soupant avec une troupe de petits droles…

Mais les choses ne marchent pas à la fantaisie des hommes ; ça irait trop bien, ou peut-être, des fois, plus mal. Pendant longtemps, la Mathive m’entretint de ses desseins et me fit reluire des espérances qui me réjouissaient le cœur, quoique je visse bien qu’elle n’était pas franche en me parlant de Lina : tant nous sommes aisés à nous laisser piper en pareille affaire ! Elle ne tarda pas d’ailleurs à changer de langage. Un dimanche, c’était le jour de la Chandeleur, comme j’étais sur la place, devant l’église de Bars, attendant à l’accoutumée la sortie de la messe, la vieille m’aborda et, me tirant à part, sans plus me lanterner, me dit que, sur mon refus plusieurs fois répété, elle avait loué un domestique, et que, par ainsi, je devais comprendre que les projets qu’elle m’avait fait entrevoir ne pouvaient plus tenir ; elle le regrettait fort, ses préférences ayant toujours été pour moi.

— À cette heure, conclut-elle, il n’est plus à propos que tu parles à Lina.

Oyant ça, je restai tout ébahi, la regardant fixement, comme si je n’avais pas compris. Pourtant, bientôt je me repris et lui dis que, s’il ne m’était plus permis de parler à sa fille, personne au monde ne pouvait m’empêcher de l’aimer, tant que j’aurais vie au corps.

— Pour ça, me dit-elle, je n’y peux rien ; mais je ne veux plus que tu fréquentes à la maison, ni que tu la voies dehors.

Ayant ainsi prononcé, la Mathive s’en alla rejoindre sa fille qui me regardait tristement de loin, et moi, je m’en fus tout déferré.

Ce domestique qu’elle avait loué était un garçon de la Séguinie, qui avait travaillé chez eux comme journalier et qui lui avait convenu. C’était un fort ribaud qui avait les épaules larges, le corps trapu, la figure bête, et avec ça voulait faire le faraud. Pour le reste, c’était une brute incapable de bons sentiments, et, à part son intérêt, ne voyant que les choses qui lui crevaient les yeux. Aussitôt qu’il s’aperçut que la Mathive le voyait d’un bon œil, et ça fut d’abord, il se mit à trancher du maître, et se donna des airs de commander. Il fut bientôt nippé comme un coqueplumet de village, avec de bonnes chemises de toile demi-fine, une cravate de soie, un chapeau gris, une belle blouse et des bottes. Il n’était pas depuis un mois à Puypautier, qu’il connaissait le sac aux louis d’or de la Mathive et les lui faisait danser très bien. Tous les voisins connurent bientôt ce qu’il en était ; pourtant, d’après les conseils de la vieille, il faisait semblant de parler à Lina, pour cacher son jeu, mais il était trop bête pour tromper qui que ce fût.

Ma pauvre bonne amie, elle, était comme moi bien ennuyée, et d’autant plus qu’elle comprenait ce qui se passait, quoiqu’elle n’en dît rien. Mais que faire ? Géral était toujours dans le canton du feu, ne pouvant guère se remuer et n’ayant plus trop ses idées : ce n’était donc pas lui qui pouvait mettre ordre à ça. Malgré que la mère de Lina le lui eût défendu comme à moi, nous trouvions moyen de nous voir quelquefois, ce qui n’étonnera personne. Alors elle me racontait ses peines, et je tâchais de la consoler et de lui faire prendre patience, en lui disant que tout cela n’aurait qu’un temps. Mais, pour dire le vrai, ça n’en prenait pas le chemin : plus ça allait, plus ce goujat prenait de la maîtrise dans la maison, par la folie de la Mathive. Si quelquefois elle n’agréait pas quelque chose qu’il avait en tête, il parlait d’abord de s’en aller, et la vieille bestiasse de femme cédait et le laissait agir ; bref, c’était lui qui coupait le farci, comme on dit de ceux qui font les maîtres.

Encore qu’il fût bête, comme je l’ai dit, ce garçon, qui s’appelait Guilhem, comprit, au bout de quelque temps, qu’avec la vieille il pourrait avoir beaucoup de choses, lui soutirer des louis d’or, un à un, pour aller s’ivrogner le dimanche à Bars, le mardi à Thenon, et puis riboter aux ballades des paroisses de par là, mais que pour ce qui était du bien, qui appartenait tout à Géral, il reviendrait à la Lina, puisque le vieux l’avait reconnue en se mariant avec la Mathive. Et c’était ce bien qui lui faisait surtout envie, à ce galapian, parce qu’il se disait que, Géral venant à mourir, ce qui fut peu après, Lina resterait maîtresse de tout, et alors, adieu les bombances ! il lui faudrait filer. Aussi faisait-il l’empressé près d’elle, devant les gens surtout, et disait à la vieille, piquée de jalousie, quoique elle-même lui eût conseillé de jouer ce jeu, que c’était un semblant pour empêcher le monde de babiller. La Mathive enrageait d’être obligée de supporter ça et passait sa colère sur sa fille, ne décessant de crier après elle, et, des fois, lui donnant quelque buffe.

Au bout de quelque temps, cherchant toujours à en venir à ses fins, Guilhem disait à la Mathive que le seul moyen de faire poser la langue aux gens, c’était de le faire marier avec Lina. Mais la vieille n’entendait pas ça et se récriait haut. Elle supportait bien à toute force que son goujat fît la mine de courtiser sa fille ; quant à les marier ensemble, c’était une autre affaire.

L’autre avait beau l’assurer qu’il en serait après le mariage comme avant, et que ce qu’il en disait, c’était dans son intérêt à elle, afin que personne ne pût la diffamer : tout ça, c’était inutile. La gueuse se doutait qu’une fois marié avec Lina, Guilhem la laisserait là, et elle refusait fort et ferme. Alors lui, coléré, la rebutait grossièrement, et, plus elle lui faisait bien, plus elle le mignardait pour l’apaiser, plus il la rabrouait durement. La pauvre Lina recevait le contre-coup de tout ça, car sa mère l’avait prise en haine, de manière qu’elle en vint jusqu’à la battre. Moi, qui savais ce qui en était, soit par elle, soit par la Bertrille, je m’ennuyais grandement de la savoir malheureuse comme ça et je m’en tourmentais au point de n’en pas dormir, des fois toute une nuit. Il me venait souvent à l’idée de corriger ce Guilhem, et les mains me démangeaient ; mais Lina me suppliait de n’en rien faire, et moi je ne bougeais pas, de crainte de la rendre plus malheureuse encore.

Pourtant, un jour, n’y tenant plus, je le jointai dans un coin, à Thenon, et je lui signifiai que, pour ce qui était de la Mathive et de ses louis d’or, il pouvait en disposer à son plaisir, cela je m’en moquais ; que, quant à Lina, je lui défendais de s’occuper d’elle en rien.

— Fais attention, continuai-je, que si tu as le malheur de lui faire soit des misères, soit des amitiés, j’aurai ta peau !

Il était pour le moins aussi fort que moi ; seulement il était lâche, et il me jura ses grands diables qu’il ne lui avait jamais tenu de propos reprochables, ni en bien, ni en mal. Tout ce qu’il avait fait, c’était d’empêcher sa mère de la tracasser.

— Tu peux le lui demander, à la Lina ; elle-même te le dira.

— Te voilà toujours prévenu ! lui dis-je en m’en allant, dégoûté de sa couardise et de sa fausseté.


Sur ces entrefaites, il nous arriva un grand malheur à La Granval. Un matin, comme il sortait de la maison pour aller ramasser des marrons, Bonal tomba raide d’une attaque. L’ayant porté sur son lit, je lui fis respirer du vinaigre, tandis que la Fantille lui soulevait la tête ; mais il mourut au bout de quelques minutes sans avoir repris connaissance.

Le vieux Jean étant survenu à ce moment, après les premières complaintes je le priai de s’en retourner aux Maurezies et de dépêcher un de ses voisins à Fanlac, prévenir M. le chevalier de Galibert. Moi, je m’en fus faire la déclaration chez le maire et en même temps commander la caisse.

Quand je revins, Jean était déjà là, et tous trois avec la Fantille, nous restâmes à veiller le mort. Ordinairement on donne aux défunts leurs plus beaux habits ; mais nous n’avions pas eu à le faire, Bonal n’ayant d’autres vêtements que ceux qu’il avait sur le corps. Quelquefois la Fantille lui disait :

— Vous feriez bien de vous faire faire d’autres habillements. Lorsque vous vous mouillez, vous n’avez pas seulement pour changer.

Et lui, répondait :

— Quand ceux-ci seront usés… peut-être n’en aurai-je pas besoin ! ajoutait-il, en souriant un peu.

Tel donc qu’il était vêtu tous les jours, il était étendu sur le lit. Sa figure était calme, et, n’était cette pâleur de cire, on eût dit qu’il dormait. Ses traits s’étaient comme affinés, les ailes de son nez un peu fort s’étaient amincies, sa bouche était close doucement, et la trace des chagrins qui assombrissaient parfois son visage, avait disparu depuis qu’il était entré dans le repos éternel. La Fantille avait gardé quelques bouts de cierge pour les temps d’orage, et en avait allumé un, près du lit, sur une petite table recouverte d’une touaille, où il y avait aussi un brin de buis des Rameaux, trempant dans une assiette pleine d’eau bénite. Mais, si ce n’est Jean, personne n’était venu asperger le mort, car nous étions isolés au milieu de la forêt ; et puis, il faut le dire, les gens avaient, je ne dis pas tout à fait peur de Bonal, mais ils sentaient quelque répulsion pour lui, comme curé défroqué, quoique ce fût bien contre son gré, qu’il l’était, le pauvre homme.

Après une pénible après-midi, la nuit vint de bonne heure, comme en automne, et nous trouva là toujours tous trois. La lumière du cierge tremblotait sur le lit mortuaire, et nous éclairait, nous autres assis auprès, laissant dans la vaste chambre des coins obscurs qui nous enveloppaient d’ombre. La Fantille égrenait son chapelet, et nous deux Jean, nous songions tristement, écoutant machinalement sur nos têtes un cussou, autrement un ver, qui faisait grincer sa tarière dans une poutre : gre, gre, gre… et échangeant parfois à voix basse quelques mots qui rompaient à peine le silence funèbre.

Sur les sept heures du soir, nous ouïmes les pas d’un cheval dans la cour, et j’y fus avec Jean : c’était le chevalier. Tandis que Jean menait la jument à l’étable, je le conduisis à la chambre mortuaire, et lui pris son manteau.

— Pauvre ami ! dit-il en approchant du lit.

Et se penchant, il embrassa pieusement le front glacé du mort. S’étant relevé, il me demanda comment c’était arrivé, et, après que je lui eus narré ce malheur, il s’assit sur la chaise que la Fantille lui avait avancée, et nous restâmes tous quatre muets et songeurs.

Il faisait mauvais temps ; le vent soufflait au dehors, passant sur les gros noyers avec un bruit de rivière débordée, et, filtrant sous les tuiles, gémissait en haut sous la porte du grenier, qui battait parfois, mal fermée. De temps en temps, une rafale faisait crépiter la pluie sur les vitres et s’engouffrait avec bruit dans la vaste cheminée. Nous nous regardions alors, disant : « Quel temps ! »

Ainsi s’écoula cette longue nuit. Moi qui ne l’avais pas de coutume, ne pouvant rester aussi longtemps assis, je me levais et j’allais dans la cour me remuer les jambes, et, tandis que le vent me fouettait la figure, je regardais passer, au ciel mantelé de gris, de gros nuages noirs qui s’enfonçaient dans la nuit.

Lorsque la pointe du jour parut à travers les vitres, faisant pâlir la flamme du cierge qui nous éclairait, le chevalier me demanda si j’avais fait le nécessaire pour l’enterrement. Je lui répondis que, hormis la déclaration au maire et la caisse qui était commandée, je n’avais rien voulu faire, attendant son avis. Et alors, je lui expliquai que Bonal nous avait dit souvent qu’il voulait être enterré au bout de l’allée, sous ce gros marronnier qui avait été planté le jour de la naissance de son père, et qu’il serait bien à propos de suivre ses désirs, d’autant plus que, si on le portait au cimetière, le curé, par haine, le ferait mettre dans le triste coin foisonnant d’orties et de ronces, réservé pour ceux qui se détruisaient.

Le chevalier pensa un instant, puis me dit :

— Qu’il soit fait selon la volonté de notre pauvre défunt. Je connais le maire, il n’est pas homme à s’inquiéter d’un petit accroc à la loi que peut-être même il ignore ; d’ailleurs, s’il y a ensuite quelque difficulté, je tâcherai d’arranger cela.

Ayant ouï ces paroles, je sortis, et, prenant une pioche et une pelle, je m’en allai par l’allée. La pluie avait cessé ; le temps était frais, et, dans la petite combe au-dessous de La Granval, flottait au-dessus des prés pleins de flaques d’eau blanchâtre, une buée légère venant de la fontaine. Le ciel rougeoyait du côté du levant, et le souffle humide du matin faisait choir lourdement les feuilles mouillées et les bogues vides. Arrivé au pied du gros marronnier, je commençai à creuser tristement la fosse en pensant que c’était le dernier service que je rendais au défunt à qui je devais tant.

Sur les dix heures, ayant achevé, je revins à la maison, et, au moment où j’ouvrais la barrière de la cour, je vis venir la demoiselle Hermine, sur sa bourrique touchée par Cariol. En entrant dans la chambre mortuaire, elle prit le rameau de buis, jeta de l’eau bénite sur le corps, et puis s’agenouilla tout contre le lit, la tête penchée, et pria longuement. Lorsqu’elle se releva, elle essuya ses yeux et, regardant le mort, elle dit :

— À cette heure, ses peines sont finies !

Sur le midi, la Fantille, qui avait mis une poule au pot, fit prendre un peu de bouillon à la demoiselle Hermine qui ne voulut rien de plus ; mais le chevalier mangea un peu de soupe et but un verre de vin.

Vers deux heures, le juge de paix vint avec son greffier poser les scellés. Il nous laissa prendre des draps dans la lingère pour ensevelir le défunt, et puis ferma tout, les cabinets, les tiroirs et les placards. Ayant fait, il s’entretint un moment avec le chevalier en se promenant autour de la maison, et puis s’en retourna.

Le menuisier n’arrivant pas, je m’en fus au devant et, peu après, je l’aperçus au loin, marchant derrière son bardot qui portait la caisse en travers attachée, lui se tenant paresseusement au bacul. Arrivés à la maison, je posai la caisse dans la chambre et, étant entré dans la ruelle du lit, le chevalier étant de l’autre côté, nous passâmes un drap sous le corps en commençant par la tête, et puis tous quatre, avec Cariol et Jean, nous l’enlevâmes du lit pour le coucher dans le cercueil où la demoiselle Hermine avait placé un oreiller. Puis, ayant dit notre dernier adieu au pauvre ci-devant curé Bonal, le linceul fut rabattu sur lui ; après quoi, le menuisier ajusta le couvercle et se mit à le clouer. Ces coups de marteau dans cette chambre où jusqu’à ce moment on n’avait parlé qu’à voix basse, comme de crainte de réveiller le mort, avaient quelque chose de brutal qui faisait peine à ouïr.

Cependant le jour tirait à sa fin : après avoir mis la caisse sur deux chaises, nous passâmes des serviettes tordues par-dessous et nous sortîmes de la maison. Il n’y avait pas un étranger, personne, à la réserve de deux vieilles mendiantes des environs, à qui Bonal portait de temps en temps quelque tourte de pain ou un morceau de lard pour leur soupe.

Tandis que nous autres, portant le cercueil, nous marchions dans l’allée d’un pas lourd et cadencé, ces deux vieilles, leur chapelet à la main, suivaient la demoiselle Hermine, et la Fantille qui portait l’eau bénite. Une bise aigre soufflait de l’est, faisant flotter le drap qui couvrait la caisse et soulevant nos cheveux. Des feuilles mortes, détachées des châtaigniers, tombaient sur le drap blanc, comme une marque de deuil des choses inanimées. Des pies criardes volaient haut, luttant contre le vent pour gagner leur gîte de nuit. Au loin, on entendait la corne d’appel d’un berger et les meuglements d’un bœuf revenant de l’abreuvoir. Le soleil, prêt à descendre sous l’horizon, était caché par des nuages barrés de noir, et une sorte de vapeur grise tombait sur la terre aux approches de l’heure nocturne. Comme nous étions près du fond de l’allée, le vent nous apporta le son lointain des cloches de Saint-Geyrac qui sonnaient l’Ave Maria. Il semblait que la voix de la religion, s’élevant au-dessus des misères de cette terre, bénissait le pauvre prêtre victime des haines de ses confrères. Arrivés au bord de la fosse, le cercueil fut posé sur les déblais, et nous attendîmes.

Alors M. de Galibert, debout, prenant un livre des mains de sa sœur, récita le De Profundis et les prières pour les morts ; et tous, nous associant à son intention, nous adressions notre dernière pensée à l’homme honnête et bon qu’avait été Bonal. Les prières achevées, nous descendîmes le cercueil dans la fosse, et le chevalier, ayant dit un dernier adieu au mort, prit le buis et jeta quelques gouttes d’eau bénite dessus, puis une poignée de terre. Nous autres, après lui, nous en fîmes autant et, tandis que la terre tombait avec un bruit sourd sur la caisse, la demoiselle Hermine, à genoux, priait avec ferveur.

Après qu’aidé de Cariol j’eus comblé la fosse, tout le monde rentra à la maison. Puis le chevalier et sa sœur s’en retournèrent à Fanlac précédés de Cariol qui portait un falot. Les deux vieilles, ayant reçu l’aumône accoutumée, regagnèrent leurs cabanes ; Jean s’en retourna chez lui, et nous restâmes seuls la Fantille et moi.

Le lendemain matin, j’allai lever des glèbes pour gazonner la tombe de Bonal et, tandis que la Fantille faisait une croix avec du buis pour la poser dessus, je me remis au travail, car, quoique la mort soit entrée dans une maison, les survivants sont bien obligés de reprendre le train habituel.


Lorsque le juge de paix revint lever les scellés, il était accompagné d’un quidam, demi-paysan, moitié monsieur, qui, à ce que nous dit le greffier, était un cousin troisième de Bonal. Cet homme me regardait d’un mauvais œil, et sa femme aussi, parce qu’ils avaient ouï dire que leur cousin m’avait donné tout son avoir. Moi, je n’en savais du tout rien et même je n’y avais jamais pensé, mais le chevalier, qui connaissait les intentions du défunt, l’avait laissé entendre au juge, lors de la pose des scellés, et ces choses restent difficilement tout à fait secrètes.

La lingère ouverte, dans le tiroir du milieu, dont la clef fut trouvée entre deux draps, le juge découvrit un papier qui était le testament et, l’ayant ouvert, il lut :


« Je donne et lègue à Jacques Ferral, dit Jacquou, tous mes biens meubles et immeubles sans exception, à la charge de garder, de nourrir et d’entretenir avec lui, comme sa propre mère, ma servante Fantille durant sa vie.


» BONAL,
 » ancien curé de Fanlac. »

Le cousin fit une exclamation de dépit, et sa femme, qui déjà s’approchait de la lingère pour voir s’il n’y avait pas d’argent, me jeta un regard furieux comme si elle allait me sauter à la figure.

— Malheureusement pour Jacquou, ajouta le juge, le testament n’est pas valable parce qu’il n’est pas daté.

— Tu vois, mon garçon, fit-il en me montrant le papier. Nous allons continuer, ajouta-t-il, peut-être en trouverons-nous un autre.

Mais il ne trouva rien plus, au grand contentement du cousin et de sa femme qui, aussitôt la recherche terminée, refermèrent tous les cabinets, les armoires, et suivirent toute la maison pour se rendre compte de l’héritage. Ils montèrent au grenier voir s’il y avait beaucoup de blé, descendirent à la cave, où il n’y avait qu’une barrique en perce, allèrent après à la grange estimer le bétail et tout, se gaudissant de la bonne aubaine qui leur arrivait, car Bonal n’avait pas d’autres parents.

— Pour ça, fit cependant la femme, je croyais que chez un ancien curé il y aurait plus de linge dans les armoires.

— Et moi, ajouta l’homme, je pensais qu’il y aurait plus de vin dans la cave, et du bouché.

Pendant ce temps, je dis à la Fantille :

— Ma pauvre, nous n’avons plus qu’à faire notre paquet.

Et aussitôt, ne voulant pas rester une heure de plus avec ces gens-là, tant leur cupidité me faisait horreur, je rassemblai mes hardes et autant en fit la Fantille. Mais, au moment de partir, la femme nous dit :

— Et qu’est-ce que vous emportez dans vos paquets ?

— Rien qui soit à vous, brave femme, n’ayez crainte.

Sortis de la maison, je demandai à la Fantille :

— Où pensez-vous aller à cette heure ?

— Et où veux-tu que j’aille, si ce n’est chez M. le chevalier ? Ils me garderont bien jusqu’à ce que j’aie trouvé une place, ajouta-t-elle tristement.

Pauvre Fantille ! elle approchait de la soixantaine, et n’était plus bien leste, et il lui fallait aller se louer chez des étrangers, au moment où elle aurait eu besoin d’un peu de repos.

— Je vais donc vous accompagner, lui dis-je ; mais auparavant nous allons passer chez Jean, j’y poserai mon paquet.

Arrivés aux Maurezies, je contai à Jean l’histoire du testament, et alors il dit :

— Bonal était tellement honnête, qu’il croyait que c’était assez de faire connaître sa volonté. Il était bien savant en beaucoup de choses, mais il ne savait pas cette loi, le pauvre ! Que veux-tu, il a eu la volonté de te bien faire, tu lui dois la même obligation.

— Ainsi fais-je, Jean ; je vous certifie que je me souviendrai toujours de lui avec la même reconnaissance que si sa volonté était faite.

— Maintenant, reprit Jean, je ne sais pas ce que tu prétends faire ; mais, toujours, tu peux rester ici ; tu auras du pain et tu ne coucheras pas dehors.

— Merci, mon Jean, je veux bien, pour le moment ; mais, par avant, il me faut accompagner la Fantille jusqu’à Fanlac.

Et, posant mon petit paquet, je pris celui de la vieille femme, qui était assise sur le banc, les mains croisées sur les genoux, la tête penchée.

Alors, elle se leva et nous nous en allâmes vers Fanlac, moi ayant en bandoulière le vieux fusil de Bonal qu’il m’avait donné.

En cheminant, je pensais, à part moi, que le chevalier et la demoiselle voudraient peut-être me garder, par pure bonté, car leur bien n’était pas tel qu’ils eussent besoin d’un autre domestique dans la réserve que Cariol. Mais j’avais la fierté de ne pas vouloir leur être à charge, sachant que leur cœur était plus grand que leur bourse et me sentant, d’ailleurs, bien capable de gagner ma vie. Et puis je ne pouvais me faire à l’idée de m’éloigner de Lina, voulant être à portée de la secourir, si sa mère la rendait trop malheureuse. Aussi, lorsque après avoir marché bien longtemps nous fûmes à la Blaugie, je dis à la Fantille :

— Vous voici bientôt rendue ; je vais m’en retourner pour ne pas me mettre à la nuit.

— Et donc, tu ne viens pas jusqu’à Fanlac conter ce qui s’est passé à M. le chevalier ?

— Ma pauvre Fantille, vous le lui conterez bien ; moi, je n’irai pas d’aujourd’hui : voyez, le soleil baisse déjà… Allons, adieu ! Dans quelques jours je viendrai.

Et, la quittant, je m’en revins aux Maurezies.

La maison de La Granval était une grande belle maison bourgeoise comparée à celle de Jean qui n’avait qu’une chambre seulement, éclairée par un petit fenestrou. Pour tout plancher, c’était la terre battue, avec des creux par places, et des bosses là où les sabots laissaient la boue du dehors. Dans un coin, un mauvais lit ; au milieu, une vieille table et un banc ; contre le mur décrépi, un méchant coffre piqué des vers ; sous la table, une oule aux châtaignes et une marmite ; dans l’évier, une seille de bois, et c’était tout. La cheminée basse et large fumait à tous les vents, car les poutres et les planches du grenier étaient d’un noir luisant : il me semblait être revenu à Combenègre.

Quand j’arrivai, il était tard déjà. À la clarté de la flamme, je vis Jean assis dans le coin de l’âtre, attisant le feu sous la marmite pendue à la crémaillère.

— J’ai fait un peu de soupe, me dit-il, elle doit être cuite ; fais-lui prendre le boût, moi je vais tailler le pain.

Et, se levant, il ouvrit la grande tirette de la table et en sortit le chanteau ; puis se mit à tailler le pain dans une soupière de terre brune recousue en plusieurs endroits.

— Tu vois, — me dit-il, en me montrant le chanteau creusé au milieu et qui avait deux cornes comme la lune nouvelle, — j’ai mauvaises dents, je ne peux manger que la mie ; toi, tu mangeras les croustets.

J’avais grand faim, n’ayant guère mangé depuis deux jours, tant la mort de mon pauvre Bonal m’avait troublé. Mais, lorsqu’on est jeune, on a beau avoir de la peine, bientôt l’estomac réclame. J’avalai donc deux pleines assiettes de soupe, pointues ; mais pas moyen de faire ce chabrol qui nous sauve, nous autres paysans : Jean n’avait point de vin, ni même de piquette. Après avoir achevé ma soupe, je coupai un gros morceau de pain, et je fis une bonne frotte, en ménageant le sel qui était cher en ce temps-là. Ayant fini, je bus un coup d’eau au godet et il fut question d’aller se coucher. Le lit de Jean était mauvais, car il n’avait qu’une paillasse bourrée de panouille de maïs et puis de feuilles de bouleau pour les douleurs, et par-dessus une couette ; mais il était très large, presque carré, comme ces lits anciens où l’on couchait quelquefois quatre, et je dormis là comme un loir en hiver.

Le lendemain, je m’en fus rôder autour de Puypautier pour tâcher de voir Lina, épiant de loin le moment où elle mènerait ses bêtes aux champs. Lorsque je la vis sortir de la cour, chassant ses brebis et sa chèvre devant elle et tournant vers la grande combe, au-dessous du village, j’allai me cacher dans un bois avoisinant, le long duquel il y avait un talus plein de buissons, de prunelliers et de vignes sauvages, où elle vint se mettre à l’abri du vent. De ma cache, je la voyais filer sa quenouille, levant les yeux de temps en temps, pour s’assurer que ses bêtes ne s’écartaient pas. Quelquefois elle lâchait de filer, laissant pendre la main qui tenait le fuseau, et paraissait songer tristement. À ses pieds, son chien était assis, surveillant le troupeau, et, à quelques pas d’elle, sa chèvre, dressée contre un gros tas de pierres ou cheyrou, couvert de ronces, broutait activement en agitant sa barbiche brune. Le lieu était désert : c’était de mauvaises friches, avec des touffes de cette plante dure appelée poil de chien ; des vignes perdues où quelques pousses de figuier sortaient de terre sur de vieilles racines ; et, tout autour, des taillis de chênes aux feuilles mortes couleur de tan. Sur la teinte grise des terres, où pointait une herbe fine et sèche parmi les lavandes, et sous ce ciel d’automne assombri où passaient des nuages chassés par le vent, la personne de ma chère Lina se montrait joliette en ses simples habillements. Elle avait un cotillon court, de droguet, qui faisait de gros plis roides ; une brassière d’indienne à fleurs qui marquait sa taille fine et sa jeune poitrine ; un devantal de cotonnade rouge, et, sur la tête, un mouchoir à carreaux bleus, trop petit, semblait-il, pour retenir ses cheveux châtain clair, qui débordaient sur le cou et sur le front, agités par le vent.

Je restai là, un moment, à la regarder, sans bouger, puis j’attirai son attention par de petits sifflements qui firent accourir de mon côté son chien jappant. M’étant montré, je lui fis signe de venir à un endroit où l’on ne pouvait nous voir, et, lorsqu’elle y fut, ayant apaisé son chien, je l’embrassai longuement, la serrant contre moi, comme si j’avais craint de la perdre. Elle penchait sa tête sur ma poitrine, dolente, et semblait ainsi se mettre sous ma protection.

Hélas ! ce n’était pas la mort de Bonal qui me plantait en bonne posture pour la protéger. Elle écouta le récit de tout ce qui était arrivé, puis soupira fort :

— La sainte Vierge le sait bien ! je t’aime autant pauvre que riche ! Pourtant, je regrette qu’il en soit ainsi advenu : si le testament du défunt curé avait été bon, peut-être ça aurait aidé à notre mariage qui n’est pas en bon chemin, tant s’en faut !

Et alors elle me raconta toutes les misères que lui faisait sa mère, et, chose qui lui était plus dure encore, les honnêtetés de Guilhem, qui prenait sa défense contre cette vieille coquine. Tout ça, sans parler de la honte qu’elle avait de ce qui se passait sous ses yeux, car ces misérables ne se cachaient guère, la Mathive encore moins que son goujat.

— Écoute, lui dis-je, si ça arrive à un point que tu ne puisses plus supporter tes chagrins, et si nous ne pouvons pas nous rencontrer, fais-le-moi savoir par la Bertrille : j’irai tous les dimanches à Bars à cette fin. D’une manière ou d’autre, nous tâcherons d’y remédier ; Jean est un homme de bon conseil, et puis j’irai trouver M. le chevalier et le juge ; il doit y avoir des lois pour empêcher des choses comme ça : prends donc courage, ma Linette !

Et nous restâmes un moment en silence, étroitement embrassés, tellement que je sentais le cher petit cœur de ma bonne amie palpiter dans sa poitrine, comme un jeune oiseau surpris dans le nid. Enfin, après nous être dit et répété vingt fois que nous nous aimerions jusqu’à la mort, quoi qu’il pût arriver, j’embrassai une dernière fois ses beaux yeux humides, et je m’en fus à travers les bois pour n’être pas vu.


Les choses allèrent ainsi quelque temps : Lina toujours ennuyée, prenant patience pourtant, moi toujours tracassé de la savoir malheureuse. Malgré ça, je cherchais à gagner ma vie pour ne pas être à charge à ce pauvre Jean, mais ce n’était guère le moment de trouver du travail. Voyant ça, comme Jean avait quelques quartonnées de terre autour des Maurezies, restées en friche parce qu’il était trop vieux pour les travailler, je m’y embesognai, et, n’ayant pas de bétail, je les labourai à bras, et je les ensemençai, quoiqu’il fût un peu tard. Puis l’hiver vint, le mauvais temps, et le travail cessa tout à fait. Alors je m’ingéniai à trouver les moyens d’apporter quelques sous à la maison. Ayant rencontré, un jour, à une foire de Rouffignac, un homme qui avait entrepris une fourniture de bois de bourdaine, que nous appelons pudi, dont le charbon sert à faire la poudre, je me mis à en couper pour son compte. Mais le jeanfesse ne me le payait pas cher, et il me fallait bien me galérer dans les fourrés et faire bien des petits fagots pour avoir un écu de cent sous. Aussi ma principale ressource fut la chasse.

Par les temps de neige, le soir tard, ma lanterne sous ma blouse, ma palette sous le bras, j’allais chasser les oiseaux à l’allumade, comme faisait mon défunt père. Dans le jour, je tuais quelques perdrix en les attirant avec un appeau ; ou bien, par un beau clair de lune, j’allais au guet du lièvre sur les postes de la forêt. Je passais quelquefois des heures entières à une cafourche sans rien voir, assis au bord d’un fossé, mon fusil abrité, triboulant sous la mauvaise limousine de Jean, toute percée et déchirée. D’autres fois, j’étais plus heureux, et dans le sentier, je voyais venir un bouquin le nez à terre, cherchant la trace d’une hase, et alors mon coup de fusil, assourdi par les brumes de la nuit, lui faisait faire la cabriole. Par tous ces moyens, j’apportais à la maison de temps en temps quelques pièces de vingt ou trente sous, ou bien quelque chose qui nous faisait besoin. Les loups ne manquaient pas dans la forêt, mais la nuit on ne les voyait guère, car ils sortaient de leur fort et s’en allaient rôder autour des villages pour attraper quelque chien oublié dehors, ou forcer une étable de brebis mal close ; pourtant c’eût été une bonne affaire d’en tuer un, à cause de la prime.

Un matin d’hiver, rentrant du guet à la pointe du jour, avec un lièvre que je venais de tuer encore chaud dans mon havresac, je pensais au moyen d’attraper les quinze francs du gouvernement, lorsque je m’en vais voir les pas d’un gros loup, dont les pieds de devant étaient fortement empreints dans la terre humide. « En voilà un, me dis-je, qui était chargé ! » Et en effet, ayant suivi les traces de la bête, je vis à des endroits la marque des pattes d’un animal qui avaient raclé le sentier. Quoique le loup emporte facilement une brebis à sa gueule en la rejetant sur son épaule, allant au galop avec ça, il se peut faire que quelquefois la proie glisse et traîne à terre.

Dans la journée, je revins chercher les traces de la bête, et je découvris sa rentrée dans un grand fourré de ronces, de buissons et d’ajoncs, où le diable n’aurait pas pu pénétrer. Ayant bien remarqué le passage du loup à diverses fois, je connus qu’il avait des habitudes, et, à partir de la cafourche ou carrefour de l’Homme-Mort, revenait à son liteau par le même chemin. Cette cafourche était mal réputée dans le pays, comme hantée par le diable, et chacun avait son histoire à raconter là-dessus. Son nom lui venait de ce que, autrefois, on y avait trouvé un homme mort, qui, examiné avec soin par le maître chirurgien de Thenon, n’avait aucune marque de blessure. De cette circonstance, les gens avaient conclu que c’était quelque individu venu là pour faire un pacte avec le Diable, et qui était mort de peur en le voyant arriver tout noir, ayant — cela va sans dire — des cornes au front, des pieds de bouc et des yeux luisants comme braise. D’ailleurs, l’endroit était bien propre à faire inventer de pareilles histoires, car c’était un fonceau perdu dans la forêt au milieu d’épais halliers, traversés par des sentes de charbonniers plus ou moins fréquentées selon les temps et qui se croisaient juste dans ce creux.

Contre l’ordinaire des gens du pays, je n’étais point superstitieux, et je me moquais du Diable et de l’Aversier. Il m’est arrivé de ramasser à cette cafourche un double liard, déposé là par quelque fiévreux, sans avoir peur d’attraper les fièvres, comme le croyait le pauvre imbécile qui l’y avait apporté. Et lorsqu’en partant pour la chasse je rencontrais, cherchant son pain, la vieille Guillemette, des Granges, qui passait pour avoir le mauvais œil, ça ne me faisait pas rentrer à la maison, comme d’aucuns. J’avais beau voir aussi des oiseaux de mauvais présage, comme buses, pies, graules ou corbeaux, à droite ou à gauche, ça m’était égal. Le défunt curé Bonal m’avait débarrassé de bonne heure de toutes ces bêtises, de ces croyances au loup-garou, à la chasse volante, au lutin, aux revenants, qui au fond de nos campagnes se transmettent, dans les veillées, des grand’mères aux petits-fils, et font frissonner les jeunes droles et les filles tapis au coin du feu.

Ce qui m’occupait, c’était d’avoir le loup. Pour y arriver, je fis un affût au bord du fourré tout proche la cafourche, et, sur les minuit, j’allai attendre la rentrée de la bête dans son fort. Mais j’avais eu la bêtise de prendre le chemin qu’il suivait d’habitude, de manière que, m’ayant éventé, à une demi-portée de fusil, il coupa dans le taillis et je ne le vis pas.

« Sale bête, — pensais-je en m’en retournant le matin, — tu m’as enseigné : je ferai comme toi. »

Et en effet, quelques jours après, faisant un long détour j’entrai sous bois et j’arrivai à mon affût par le couvert. Je restai là bien quatre heures, immobile, écoutant les bruits lointains. C’était le coup de fusil de quelque pauvre diable au guet comme moi ; le galop d’une harde de sangliers à travers les fourrés ; le hurlement d’une louve en folie appelant le mâle ; les abois des chiens de garde humant dans le vent les émanations des bêtes fauves ; le « clou ! clou ! » d’une chouette enjuchée près de là ; le bruit presque imperceptible, transmis par la terre, d’une charrette cahotant lourdement sur un chemin perdu, au cours d’un de ces charrois nocturnes aimés des paysans ; ou bien encore de ces rumeurs inexpliquées qui passent dans la nuit. Autour de moi parfois, des bruits vagues : le battement d’ailes d’un oiseau surpris par un chat sauvage, la coulée d’un blaireau dans le taillis, ou le fouissement souterrain de quelque bestiole inconnue.

Malgré ma patience, je commençais à désespérer, quand tout à coup je vois venir dans le sentier un gros animal dont les yeux luisaient comme des chandelles. Le loup marchait doucement comme une bête bien repue, qui avait fait grassement sa nuit. À mesure qu’il approchait, je le voyais mieux : c’était un vieux loup vraiment superbe, avec son poil rude et épais, ses épaules robustes et son énorme tête aux oreilles dressées, au nez pointu. Je le tenais au bout de mon canon de fusil, le doigt sur le déclic et, lorsqu’il fut à dix pas, je lui lâchai le coup en plein poitrail. Il fit un saut, jeta un hurlement rauque, comme un sanglot étouffé par le sang, et retomba raide mort. Ayant lié les quatre pattes ensemble, je chargeai ce gibier sur mon épaule, et je m’en revins à la maison où j’arrivai tout en sueur, quoiqu’il ne fît pas chaud. Quand je posai l’animal à terre, Jean s’écria :

— C’est un joli coup de fusil !

Comme il me tardait de lui rapporter l’argent, le matin même, un voisin m’ayant prêté son âne, j’attachai le loup sur le bât et je m’en allai à Périgueux. Je refis le chemin que j’avais tenu avec ma mère autrefois ; mais, comme je marchais mieux qu’alors, j’y fus rendu vers les cinq heures. Mais il me fallut attendre au lendemain pour présenter mon loup, et je logeai dans une petite auberge près du Pont-Vieux. Je ne fus pas plus tôt arrêté que les voisins s’assemblèrent pour voir la bête, tant les gens de ville sont badauds. Ils me faisaient des questions, demandaient où et comment je l’avais tué, et discouraient entre eux sur la nature et les habitudes des loups. Il se trouvait des malins pour assurer que les loups avaient les côtes en long ; ceux qui avaient la sottise de le croire étaient tout étonnés, en tâtant celui-ci à travers le poil épais, de trouver que ses côtes étaient comme celles de toute autre bête, et alors les autres fortes têtes s’écriaient :

— Pourtant, c’est sûr et certain, j’ai toujours ouï dire que les loups avaient les côtes en long ! Peut-être que celui-ci n’est qu’un gros chien !

Moi, ça me faisait lever les épaules de voir des gens de ville aussi imbéciles ; mais je ne leur dis rien : à quoi bon ?

Le lendemain, je portai mon loup à la Préfecture, suivi par tous les droles de la Rue-Neuve où je passai. Le portier me fit entrer dans la cour et alla chercher un monsieur. Au lieu d’un, ils vinrent plusieurs, et, comme les voisins de l’auberge, me firent force questions sur l’endroit où j’avais tué la bête, et comment je m’y étais pris ; si je n’avais pas peur d’aller ainsi au guet la nuit, et autres choses de ce genre. Le loup était étendu par terre, au milieu d’un cercle d’employés, jeunes et vieux, échappés de leurs bureaux, d’aucuns avec la plume derrière l’oreille, d’autres avec des manches de doublure par-dessus celles de leur lévite, et un qui devait être un chef, empaletoqué comme un oignon, de quatre ou cinq vêtements l’un par-dessus l’autre. L’âne, les oreilles baissées, restait là, patiemment, et moi, je faisais comme lui, quoiqu’il me tardât de m’en retourner. Enfin, lorsqu’ils eurent assez jasé, un des messieurs m’emmena, et, après m’avoir fait attendre un bon quart d’heure et m’avoir ensuite promené dans d’autres bureaux, me donna un papier en me disant d’aller chez le payeur toucher la prime.

Quand je fus chez le payeur, le caissier me dit en patois :

— Vous ne savez point signer, n’est-ce pas ?

— Si bien, lui dis-je, je signe.

Il me regarda tout étonné, me passa une plume, et, lorsque j’eus signé, me donna quinze francs.

À la porte, je repris l’âne, et je m’en fus chez M. Fongrave lui porter un lièvre que j’avais dans mon havresac. Mais, à son ancienne maison de la rue de la Sagesse, on me dit qu’il ne demeurait plus là depuis longtemps. Je repartis, traînant toujours mon âne, et, après avoir bien cherché, je finis par découvrir la demeure de l’avocat de mon défunt père. Comme il ne s’y trouva pas, je laissai le lièvre à la servante, en lui recommandant de dire à son bourgeois que c’était le fils du défunt Martin Ferral qui le lui avait remis.

Cela fait, j’allai acheter, pour ma Lina, une bague en argent, qui me coûta bien trois francs dix sous ; puis, revenu à l’auberge, tandis que l’âne mangeait quelques feuilles de chou, moi, après la soupe, ayant bu un bon coup, je repartis avec lui pour les Maurezies, où j’arrivai assez tard vers onze heures du soir.

Le dimanche d’après, je donnai à la Bertrille la bague que j’avais portée, pour la remettre à la Lina, ce qu’elle fit d’abord, et je m’en retournai plus content, comme si cette bague avait eu le don d’arranger les affaires : tant il faut peu de chose pour changer nos désirs en espérances.