La Cure d’aviron

La bibliothèque libre.
Praxis (p. 3-15).

La Cure d’Aviron



Nul ne saurait dénier au « rowing » ses qualités supérieures au double point de vue mécanique et hygiénique. Volontiers chacun proclame « le plus beau des sports » celui auquel il préfère s’adonner, surtout s’il en tire le plaisir de s’y faire valoir. Mais cette qualification est d’ordre sentimental. Rien de tel ici. Le rameur en possession des embarcations perfectionnées que lui livre l’industrie moderne pratique — dans l’atmosphère évidemment la plus favorable au jeu de ses poumons — la gymnastique vraiment la plus complète qui se puisse imaginer. Le siège à coulisses et les portants extérieurs donnent à son effort une amplitude et une direction absolument conformes à sa construction corporelle. Je me souviens combien, il y a quarante ans, mon cher ami le Dr Fernand Lagrange, le grand précurseur de la « Physiologie des exercices du corps » manifestait d’enthousiasme lorsque, ensemble, nous passions en revue pratiquement les différents sports, y cherchant la meilleure formule de la rénovation pédagogique à laquelle nous étions aussi attachés l’un que l’autre. L’aviron et la boxe lui semblaient comme à moi dignes du premier rang au point de vue éducatif : un tiers de valeur morale et deux tiers de valeur mécanique, disions-nous, voilà l’aviron ; un tiers de valeur mécanique et deux tiers de valeur morale, voilà la boxe.

Si je narrais ici de simples souvenirs, je dirais comment des difficultés d’exécution, des préjugés aussi, handicapèrent nos efforts et comment le mouvement qu’il m’aida si fraternellement à déclancher tourna au profit d’autres sports moins bons à beaucoup d’égards que ne l’étaient ceux-là. Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit. Il s’agit de la « cure d’aviron », cure d’ordre purement physiologique. Je ne préconise pas en ce moment la « cure de boxe », à moins que ce ne soit dans le sens où la pratiqua si curieusement Théodore Roosevelt lorsque, d’adolescent timide et délicat, il eut la volonté de se muer en un jeune homme robuste et résolu.

Il est de nos jours un fléau en forme d’hydre mythologique qui porte, pour les simples mortels, le nom d’arthritisme. Son état civil scientifique est discuté, mais qu’il soit un diable unique ou une bande de diables associés pour le détroussement des individus, les ravages que ceux-ci en ressentent dans leur santé n’en sont pas moins réels. En bien des cas la mécanothérapie s’est révélée remède efficace et — pris à temps — le simple exercice a été préconisé par beaucoup de médecins comme le meilleur antidote. Or, l’exercice dont il est alors question n’a rien de sportif ; il consiste en une répétition quotidienne de mouvements en soi dépourvus d’attrait et que trop souvent l’ennui assaisonne. C’est ici qu’intervient la « cure d’aviron ».

Elle est une variété — ou si l’on veut une spécialité — de cette « cure de sport » que j’avais définie il y a déjà longtemps dans les termes suivants, confirmés depuis par l’Union pédagogique en des réunions tenues à Ouchy et à Cannes : « La cure de sport est celle que font préventivement les bien portants assez avisés pour veiller en temps voulu à la conservation de leur santé. Elle constitue une mise en état de défense préventive de l’organisme adulte par réapprovisionnement et accroissement des réserves de force vitales. Elle suppose une période déterminée exclusivement consacrée à l’exercice musculaire. Deux conditions lui sont indispensables : ne pas être immédiatement consécutive à un surmenage quelconque, physiologique ou psychique ; s’opérer dans un cadre inhabituel, loin des préoccupations professionnelles et des tracas familiers ». La cure de sport ainsi conçue vise la santé générale. La cure d’aviron vise plus particulièrement le jeu des articulations et le « nettoyage du moteur » : opération à laquelle l’homme attacherait plus d’importance s’il voulait bien considérer qu’il ressemble à son auto beaucoup plus qu’il ne le croit, étant sujet aux mêmes pannes.

***

La cure d’aviron, pourtant, n’est pas une simple mise en pratique de ce sport, car elle suppose une transposition préalable de son principe du plan sportif au plan mécanothérapique. Le rameur sportif est incité même inconsciemment par la double tendance qui anime toute activité inspirée par le sport : tendance à la vitesse et tendance à la durée, aspiration à la rapidité et aspiration à l’endurance. Le sportif enclin à poursuivre les deux buts et obligé pourtant de choisir, s’y résigne généralement d’après ses capacités et la qualité de son élan. Or, celui qui veut faire la cure d’aviron doit également se méfier des deux tendances : ni temps ni distance ne doivent l’occuper. Il lui faut bannir de son esprit la préoccupation du nombre de minutes qu’il emploie à parcourir cent ou deux cents mètres. Une seule chose lui importera : le nombre de ses coups d’aviron. Car c’est là le geste gymnique dont il attend un résultat précis ; et sur ce geste dont l’efficacité va dépendre non seulement de la fréquence de sa répétition, mais de la perfection avec laquelle il est accompli, l’homme doit concentrer toute son attention. Je viens de parler de fréquence. Songez qu’à dix-huit coups par minute vous arrivez en une heure à mille quatre-vingts. Or, un ancien sportif, « demi-entraîné[1] » peuvent facilement ramer à vingt-deux et deux heures par jour. Dans le premier cas (une heure à dix-huit) cela fait en dix jours dix mille huit cents coups d’aviron ; et dans le second (deux heures à vingt-deux) vingt-six mille quatre cents. Un sexagénaire de ma connaissance nombre sa cure annuelle à cinquante mille et s’en est trouvé bien depuis des années. Où trouver l’occasion d’un pareil automatisme, aussi parfait[2], aussi attrayant ?

***

De cet attrait je voudrais dire brièvement quelques mots. « Psychiquement (qu’on m’excuse de citer encore ma propre prose) le rameur est joyeux de se sentir une machine pensante et d’éprouver à chaque coup d’aviron comment la force se forme en lui, se répand et s’écoule ». Cette machine a beaucoup à faire, car elle a charge de se surveiller elle-même. Aucun sport, à mon avis, n’exige une surveillance de soi-même aussi continue et aussi minutieuse. S’il se fondait un couvent ultra-moderne, je conseillerais au prieur d’établir l’aviron obligatoire comme entraînement à l’examen de conscience. C’est qu’il n’est guère d’exercice où chaque détail importe davantage : la position du corps, celle des mains et des pieds au moment de l’attaque, puis la franchise nette de celle-ci, la juste inclinaison du corps en arrière, la « tirée » des reins appuyée à point par la poussée des jambes, enfin la précision rapide du dégagement et tout aussitôt le retour du corps en avant, sans effort aucun, à la position d’attaque ; toutes ces phases successives multiplient les occasions d’imperfection, donc de redressement nécessaire. Le débutant est fort occupé à empêcher ses coudes de menacer le ciel au lieu de demeurer le long de son corps et ses pelles d’aviron de décrire d’énormes ellipses au lieu de rester en contact avec l’eau ; il a grand’peine à ne pas donner des coups de reins les bras raccourcis et à saisir cette alternance d’effort et de détente (easy, easy, disent les Anglais) qui est l’essence du rythme et le point de départ de tout progrès. Mais le bon rameur n’a guère moins à faire. C’est son dos qui s’est trop incliné, son attaque qui a manqué de vigueur, l’inclinaison arrière de son corps qui s’est dessinée de façon insuffisante ou exagérée, sa force de traction qui n’a pas été bien répartie, son dégagement surtout qui n’a pas été assez net, assez sec, et s’est trouvé suivi du mauvais petit temps d’arrêt dicté par la paresse du corps, tandis que le bon doit se produire non au sortir du dégagement, mais juste avant l’attaque ; c’est enfin ce retour à la position d’attaque, si difficile à bien saisir et pendant lequel le Dr Warre, ancien headmaster d’Eton, disait si joliment que « les muscles doivent avoir congé ».

***

J’en demande trop. Je vais décourager le lecteur en passe de conversion à la thérapeutique que je préconise ?… Mais non. C’est la doctrine de perfection, celle-ci, prêchée aux fins de montrer le degré de valeur technique du « rowing ». Il n’est pas indispensable d’atteindre à la perfection pour faire son salut ; il suffit d’y aspirer et de chercher consciencieusement à s’en rapprocher.

Toutefois il est sage de tenir compte de l’objection que je me suis faite à moi-même maintes fois. Si la cure d’aviron ne peut être suivie que par d’anciens rameurs, vaut-il la peine de chercher à la populariser ? Ne dépasse-t-elle pas complètement l’horizon du novice — et même de celui qui, pour s’être « balladé » sur quelque étang ou quelque rivière avec des amis ou d’aimables compagnes, se croyait en possession d’un brevet de « rowingman » ?

Évidemment, l’homme qui n’a jamais manœuvré un bateau est ici plus ou moins hors de cause. S’il n’a pas une volonté tenace et surtout beaucoup de facilité naturelle à « mouvoir ses membres », la cure d’aviron ne lui est pas recommandable. Mais je la crois à la portée de beaucoup de gens de médiocre expérience à cet égard et qui peuvent être rendus aptes en quelques jours à se servir d’un outrigger de façon sinon élégante du moins profitable. Ils feront bien de s’y préparer par une gymnastique à sec. C’est à quoi les « machines à ramer » serviraient le mieux, car pour l’entraînement du rameur qualifié elles sont, jusqu’à nouvel ordre, encore trop imparfaites. L’idée de l’apprentissage préalable, après avoir été si longtemps méconnue, gagne du terrain. Des entraîneurs renommés le recommandent en matière de natation — du moins en ce qui concerne les nages « glissées » que l’on pratique aujourd’hui. En matière d’équitation, je n’ai jamais cessé d’y insister ; on y viendra. Dans toute station de « cure d’aviron », quelques machines à ramer et un bon instructeur-chef sont indispensables. Moyennant quoi, même de mal-préparés pourraient se risquer — quitte à ramer d’abord quelques jours dans des yoles à bancs fixes, où ils accoutumeront leurs muscles à ne pas se mobiliser tous à la fois, mais seulement dans l’ordre prescrit par la besogne à accomplir : ce qui est en somme le secret de toute réussite en sport.

***

Où pratiquer la cure ?… Mais en bien des endroits. J’écris en pensant à Ouchy, prédestiné par la nature. Les fjords de Saltsjobaden, près Stockholm, et le réseau des petits lacs qui avoisinent Berlin sont aussi privilégiés. En général, les lacs sont infiniment préférables aux cours d’eau. Il faut, pour la cure, de grands espaces, point d’herbes, guère de courant, rien qui risque de diminuer la régularité, d’arrêter le rythme. Les autres indications sont les mêmes que pour la cure de sport en général : le moins de vêtement possible, une vie très simple, beaucoup de repos allongé en plein air, et l’exercice conduit de façon suivie, énergique et calme… Il y aurait encore bien des choses à dire. Comme l’époque est réaliste, peut-on négliger cet argument qu’il est impossible de combattre l’arthritisme à moins de frais… mais l’époque est sportive aussi. Un remède sportif est fait pour la satisfaire. Sans doute ne tardera-t-on pas du reste à s’apercevoir qu’il existe en germe toute une thérapeutique sportive, attendant d’être étudiée et développée, aussi abondante en possibilités que peu explorée, applicable à des cas très divers et susceptible d’opérer des cures inattendues.

Nous ne connaissons encore que le sport éducateur. Il nous viendra la connaissance du sport réparateur… en attendant qu’une école philosophique nous enseigne le sport consolateur. Après quoi nous constaterons que nous nous sommes bornés à tourner autour d’idées antiques. Ce ne sont pas les moins fécondes.


Pierre de Coubertin.
  1. Je rappelle la définition donnée du « demi-entraîné » dans ma Pédagogie sportive, p. 112, de l’édition française. C’est « celui qui peut à tout moment substituer à sa journée habituelle une forte journée sportive sans dommage pour sa santé et sans qu’il en éprouve autre chose que de la saine fatigue ».
  2. Il est bon de faire remarquer que c’est l’aviron de couple dont je parle. Non qu’il faille condamner l’aviron de pointe. Un garçon formé et robuste peut s’y livrer sans inconvénient surtout s’il alterne babord et tribord. Mais quand même ce n’est pas à proprement parler un exercice one-sided, l’aviron de pointe reste bien inférieur physiologiquement. Pour la cure, la couple en tous cas est préférable.