La Ligne brisée

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La Ligne brisée
Histoire d’il y a trente ans
Alphonse Lemerre.

LA
LIGNE BRISÉE


HISTOIRE D’IL Y A TRENTE ANS
PAR
CHARLES ASSELINEAU
Cosi fan tutte

PARIS
ALPHONSE LEMERRE
47, passage choiseul, 47

M DCCC LXXII

À MADAME ***




Il le faut, Madame, parlons du passé. Aussi bien que dirions-nous du présent ? Et quant à l’avenir, le mieux est de n’y pas songer. Vous êtes convenue avec moi qu’il n’avait rien de consolant. Laissons-le donc approcher sans trop y prendre garde.

Que les pas du temps ont été longs (je ne dis pas lents) depuis un quart de siècle, et qu’il y a loin du temps où nous avons vécu — j’entends par là aimer, croire, espérer — au temps où l’on nous fait vivre aujourd’hui ! Était-ce le même pays, les mêmes gens, la même langue ? Par moment il me semble que j’ai fait un long voyage, et que ce n’est pas seulement les ans, mais les lieues qui me séparent de ce temps-là.

Nous y voilà donc déjà à nous faire les « laudateurs des âges écoulés. » On ne dira pas du moins : laudateurs quand même ; car ici les faits parlent, et si je voulais justifier mes sympathies, je n’aurais qu’à opposer des goûts, des mœurs, des conversations ; à montrer de quoi l’on s’occupait et l’on causait alors, pour quoi l’on se passionnait, et à chercher les analogues dans les préoccupations et dans les passions du présent. Je comparerais même les ridicules ; car une époque se juge aussi bien par ses travers que par ses vertus, les uns n’étant le plus souvent que l’envers des autres.

Assurément il est très-ridicule, par exemple, de passer une nuit sous une fenêtre et de pleurer un matin dans les bras d’un ami, en lui disant : Elle ne m’aime pas ! Très-ridicule encore de rêver la gloire au collége, et de se jurer à quinze ans, comme l’a rapporté Sainte-Beuve, d’être grand poète ou de mourir. Peut-être est-il ridicule aussi de se sentir ému en montant l’escalier d’un homme célèbre, et de n’oser lui parler. Que veut-on ? C’était les défauts du temps : on s’est bien corrigé, du dernier surtout. Nous avions derrière nous, en entrant dans la vie, un soleil de poésie et de gloire qui nous donnait le vertige. Nos aînés ont été heureux ; ils ont vécu en pleine lumière. Nous n’avons eu que le reflet ; mais ce reflet même était éblouissant.

C’est pour cela sans doute que notre premier sentiment, notre première folie peut-être, a été l’admiration. L’admiration religieuse, exaltée, fervente comme un culte. Scandale et douleur pour nous, quand nous avons vu les générations nouvelles procéder par le dénigrement et le ridicule envers ceux dont nous avions fait nos dieux ! Nous n’admirions pas seulement les Raphaël, mais les Elvire. Être glorieux et être aimés, n’était pour nous qu’une seule et même ambition, deux termes inséparables dont l’un devait nous mener à l’autre. Nous ne nous disions plus, comme au temps de Sainte-Beuve : — être grand poète ou mourir ! mais : faire une belle œuvre, devenir illustre, pour mériter l’amour d’une belle femme ! Et nous nous avancions ainsi vers ces étoiles jumelles entre une double haie de myrte et de laurier.

Quant à moi, si je veux ressaisir le souvenir de ces impressions déjà lointaines, je ne le vais pas chercher sous le lustre éclatant du théâtre, un soir de première représentation, ni sous le vestibule de l’Opéra italien, à l’heure de la sortie, alors qu’élégantes et dandies encore vibrants des émotions de la salle s’échelonnent et causent par groupes sur les degrés recouverts de tapis épais.

J’évoque un petit salon gris — le salon blanc et or n’était pas encore la folie des appartements de la bourgeoisie — où je vois danser, à la clarté modeste des lampes, des jeunes gens et de jeunes dames habillés par Johannot.

Je revois les habits à collet renversé, à manches ajustées au poignet ; les robes tournoyantes, sans queue et montrant le pied, à manches tombantes ; les chignons relevés soutenant des grappes de cheveux bruns ou blonds agités par le vent ; et parmi ces danseuses aux yeux brillants, au teint pâle, muses du plaisir citadin, une surtout paradoxalement vêtue d’une robe de crêpe noir brodée de fleurs en chenille, et coiffée de feuilles mortes, qui m’apparaissait comme une fée du Rhin, évoquée par la valse de Weber.

De quoi parlions-nous ce soir-là, Madame ? Du roman nouveau, ou du nouveau poëme peut-être ? Ou peut-être encore de l’exposition de peinture nouvellement ouverte ; car tels étaient les thèmes ordinaires des conversations de bal, que ne défrayaient pas encore exclusivement les nouvelles de la Bourse, les cancans matrimoniaux, l’argent, et la toilette des filles.

Je revois encore, au petit jour, la salle enfumée d’un cabaret matineux où nous nous étions réfugiés un de mes amis et moi, vaincus par la fatigue d’une marche incessante, pour continuer un entretien de l’intérêt le plus intime. Le bon garçon sanglottait et me disait en pleurant dans son verre :

— Au moins sera-t-elle plus heureuse ?

C’était un trahi inconsolable.

Il était jeune et beau, et s’était fait peintre par amour de la gloire, espérant, lui aussi, décrocher la lune et se faire aimer à force de génie. Le Salon qui venait de s’ouvrir témoignait de sa part d’immenses efforts dans ce sens, et déjà le succès l’accueillait. Son nom occupait déjà la renommée, et ses amis témoins de ses progrès auguraient bien de son avenir. Mais ni sa beauté, ni son talent, ni l’éclat de sa réputation naissante n’avaient pu vaincre sa destinée, et le soir même, à ce bal d’où nous sortions, il avait eu la preuve qu’il était sacrifié.

— Sera-t-elle heureuse ? répétait-il d’un air hagard, les yeux voilés de larmes. Le pauvre garçon ne parlait pas de moins que de s’aller jeter à la Seine dès que le jour lui en montrerait les voies. Car en ce temps-là on ne plaisantait pas avec les déceptions du cœur.

Son aventure qu’il me raconta vingt fois en allant de la place du Châtelet à la pointe Saint-Eustache, et de la Halle au quai de la Grève, prit dans ma pensée la forme du récit qui va suivre.

Je l’ai écrit à vingt-cinq ans, et je ne réponds pas que dans la présente transcription il ne reste en maint endroit trace de la rédaction primitive. En m’y reprenant à trente ans de distance, dans un moment où le travail sérieux et suivi était impossible et où l’occupation la plus frivole était encore la meilleure distraction d’anxiétés poignantes, j’ai plus d’une fois souri à des naïvetés, à des innocences de style qui faisaient tomber le crayon de la main du censeur. Je n’ai pu les corriger toutes, je ne l’ai même pas voulu. Mieux valait, à ce qu’il m’a semblé, que ce récit de la vingtième année fût signé jusque dans ses maladresses. Et puis, je vous l’avouerai, j’ai plaint ma peine dans un sujet si étroit.

Et voilà comment ce petit roman, conte, ou nouvelle, comme il vous plaira de l’appeler, au lieu de prendre le chemin de la Revue ou du Journal, vient à vous directement et tout d’un saut. La première phrase notamment décèle une imitation de madame de Duras, qui n’eût pas été de mise aujourd’hui dans un feuilleton.

Enfin, quel qu’il soit, je vous le donne, Madame, et je serai bien aise s’il vous fait sourire, même à mes dépens. C’est d’ailleurs une des manies de l’âge avancé que de vouloir tout terminer.

Il semble à chaque achèvement que ce soit autant de retiré à la mort.

Et pour ne vous pas quitter sur une pensée funèbre, j’ajoute que je serais heureux de vous avoir rendu, même un seul instant, les impressions et la joie du printemps.







LA LIGNE BRISÉE




Le souvenir qui fût resté le plus vif au cœur de Noël d’Anchères était celui de son premier amour.

Je sais bien qu’une femme d’esprit a dit un jour que le premier amour n’existe pas, parce que ce n’est que la seconde fois qu’on aime complètement et réellement. Et pourtant il faut bien lui donner un nom, à ce sentiment vague, il est vrai, confus et ingénu, qui tout à coup envahit l’âme étonnée et lui révèle avec violence des ambitions, des espoirs jusqu’alors inconnus ; sentiment vague, disais-je, dont l’objet n’est souvent qu’un prétexte, et qui n’est en un mot que l’éveil soudain, délicieux ou cruel, de la sympathie.

Du reste si Noël revenait volontiers à ce souvenir, ce n’était pas qu’il se présentât à lui accompagné de circonstances bien flatteuses. Il se mêlait au contraire au ressentiment de la plus amère mystification qu’il eût subie.

Noël, encore enfant, avait donné son cœur à une jeune et belle dame que le premier pas fait hors du collège lui avait fait rencontrer chez une de ses parentes. Cette dame qui s’appelait de son nom Sabine, et de celui de son mari madame Denis de Vauchelles, était par la nature essentiellement féminine de sa beauté mieux faite que toute autre pour éveiller la sensualité d’un adolescent. Blanche et blonde, mais d’une blancheur qui atteignait à force de transparence aux tons irisés de l’opale, douée d’une taille effilée qui, à cet âge de la jeunesse, ajoutait aux grâces naturelles du maintien une langueur irritante, Sabine avait en elle ce charme du contraste et de l’inconnu qui en tout temps séduit les Chérubin et les Jehan de Saintré.

Plus tard, Noël, quoique fort réservé sur ce sujet, nous a souvent avoué dans l’intimité que cette première femme aimée, et dont il ne prononçait jamais le nom, était encore pour lui l’expression la plus complète des qualités physiques qu’il désirait trouver dans une femme, et telle qu’il ne l’avait plus rencontrée depuis au même degré.

La séduction avait donc été absolue. Noël n’avait pas été foudroyé ; il avait été gagné, charmé. Dès lors, avec la confiance de la jeunesse et l’ardeur du premier désir, il s’était élancé sur les pas de son enchanteresse, multipliant les rencontres, les entrevues, les promenades, et se trouvant trop payé de ses démarches et de ses heures d’attente par un sourire ou par une bienvenue.

Madame de Vauchelles, alors dans sa vingtième année, se trouvait mariée depuis deux ans à un homme né quelque dix ans avant elle, et qui mettait au nombre de ses vertus de n’avoir jamais été amoureux de sa femme ; du reste, sorte de parvenu, parti en sabots de son village dont il avait ajouté le nom au sien, pour mettre son orgueil au niveau de la fortune qu’il s’était acquise, et à l’accroissement de laquelle il mettait le peu d’âme que le ciel lui avait départi.

Pendant deux années d’une telle union, Madame de Vauchelles avait dû nécessairement faire bien des réflexions.

De là sa clémence envers Noël ; de là ces sourires, ces bienvenues que le naïf garçon, prompt comme on l’est à son âge à se nourrir d’illusions, s’obstinait à prendre pour des promesses. L’heure du désappointement, heure fatale dans la vie morale des femmes, avait sonné pour Madame de Vauchelles. À force de se répéter que son mari avait tout acquis d’elle au contrat, excepté son cœur, elle en était venue à se demander si ce serait si grand mal de donner à un autre de son choix le seul bien dont M. de Vauchelles s’était si peu soucié. Noël s’était trouvé là, jeune, passionné, enthousiaste ; son visage loyal et déjà sérieux annonçait un homme capable de comprendre la gravité du secret et la sainteté d’un engagement. Pourquoi ne pas se fier à lui ? Tout le temps que durèrent ces hésitations, Noël savoura avec ivresse les petits avantages dont les femmes ont fait le prélude obligé du bonheur en amour, et qui sont au succès ce que sont dans la stratégie obsidionale les engagements partiels à l’assaut réglé : promenades au parc de Monceaux, rendez-vous dans les endroits publics, au bal, au théâtre ; bouquets adorés dans des tiroirs vénérés comme des tabernacles ; billets échangés à la dérobée et promenés pendant des journées dans la poche gauche ; etc. Il arriva cependant que le moment qu’il crut le plus voisin du triomphe fut précisément celui de sa défaite : voici pourquoi.

Les lois de développement qui ont produit le positivisme des mœurs actuelles ont singulièrement modifié les rapports de ce qu’on appelait autrefois la galanterie. Là est la clef de tous les phénomènes tant étudiés par les romanciers modernes. La liberté plénière accordée aux femmes a supprimé l’héroïsme des amants, de même que la sécheresse du contrat civil a ruiné le sentiment de l’honneur conjugal. Il suit de là que ce qu’un amoureux a aujourd’hui à vaincre dans le cœur de sa maîtresse, ce n’est plus le souvenir d’un premier amour, qui, même après que la passion est éteinte, eût-on même reconnu qu’on s’était trompé, peut être encore une défense ; ce n’est plus le respect d’une affection qui la plupart du temps n’existe pas ; ce n’est plus davantage le sentiment exalté de l’honneur que ne comporte pas un contrat équivalant le plus souvent à une association de capitaux ; c’est, en dernière analyse, la notion de la liberté individuelle, exprimée par le besoin de considération.

La Considération, ce fut l’écueil contre lequel Noël, comme tant d’autres, vint échouer, lorqu’après une multitude de supplications épistolaires, — Sabine avait permis à Noël de lui écrire, et on pense qu’il ne s’en fit pas faute, — il s’avisa de présenter une requête en forme et de se prévaloir de ce qu’il regardait comme des droits. Sabine alors se sentit en face d’un danger réel : elle entrevit sa liberté aliénée, sa réputation livrée à la discrétion d’un enfant loyal, elle le croyait, mais auquel l’exaltation du bonheur pouvait faire commettre des imprudences.

— Ma chère petite, lui disait un soir à l’oreille une de ces vieilles auxquelles une expérience constatée confère dans le monde l’autorité du conseil auprès des jeunes femmes, si déjà votre poursuivant est devenu votre amant, gardez-le ; il n’y a pas grand mal. S’il ne l’est pas encore, dans l’intérêt de votre repos, rompez ; c’est le plus sûr.

Cette consultation formulée d’un ton net et corroborée par l’ascendant d’une sagesse séculaire frappa vivement Sabine. Elle comprit que pour se délivrer des poursuites d’un amant qui déjà se croyait des droits, il fallait avoir recours à un coup d’autorité supérieure.

Le lendemain Sabine rougissante entrait dans le cabinet de son mari, et lui remettait un recueil adroitement choisi des épîtres amoureuses de Noël, en invoquant sa protection. Cette marque hypocrite de déférence enchanta le banquier. En pareil cas l’homme d’esprit, l’homme sensé, l’homme qui sait vivre, en un mot, un Félix de Vandenesse, jette sans les lire les lettres au feu de sa cheminée, hausse les épaules, et s’en remet à la sagesse de sa femme pour exécuter deux ou trois recommandations bien pesées. Mais tel n’était pas Denis, l’homme d’affaires, le spéculateur. Il considéra qu’en épousant Sabine il avait acquis en toute propriété, outre sa fortune, sa personne et tous ses mérites, et qu’en conséquence la vertu de sa femme était un bien à lui appartenant, que dès lors il lui importait de faire valoir comme tout le reste. Le soir même, l’heureux banquier triompha dans les salons de la confiance de sa femme ; les lettres furent montrées, analysées et même lues par extraits, à la grande édification des maris scandalisés de tant d’audace, mais en même temps jaloux et fiers du bonheur d’un confrère. On alla bien dans certains cercles jusqu’à supposer que cet excès de soumission conjugale pourrait bien être un stratagème combiné pour s’assurer dans l’avenir une plus gande sécurité. Il était en effet possible que dans la suite des temps cette supposition se vérifiât ; mais pour le moment c’était trop d’imagination.

Noël fut horriblement mystifié. Il lui fallut subir les reproches ironiques d’un homme qu’il connaissait assez pour le mépriser, mais que sa conscience armait en cet instant de tous les droits de l’offensé. M. de Vauchelles d’ailleurs, dignement adossé à la cheminée, se trouvait retranché derrière un cercle resserré de femmes parées dont le silence et l’uniformité d’attitude valaient un mur de glace. Noël chercha longtemps sur les visages des hommes qui l’avoisinaient un sourire, une grimace, un signe qui en décélant une solidarité d’insulte pût autoriser de sa part une agression. Mais tous autour de lui, ceux du moins qui avaient l’âge, affectaient dans leur pose et par leurs regards détournés la froideur désintéressée des juges au tribunal pendant que le président lit la sentence.

Noël suffoqué, près d’étrangler de rage et d’indignation, eut néanmoins assez d’empire sur lui-même pour sauver sa dignité, et fit une sortie héroïque à force de dissimulation.


À cet âge de la jeunesse, l’amour-propre est toujours de moitié dans les griefs de l’amour. De là l’extravagance des projets conçus par le jeune homme outragé, projets dont la durée est proportionnelle à la rapidité de l’intelligence.

L’homme fait, trahi dans son amour, s’abandonne à la douleur et à la misanthropie. Chez les adolescents, le premier sentiment est l’étonnement ; le second, la vengeance. Le rejet de ce premier amour qui les émancipe et les tire de l’enfance leur paraît un affront qui ne peut être réparé que par une marque éclatante de virilité : violences publiques, suicide théâtral accompli sous les yeux ou sous les fenêtres de celle qui les y a poussés : fuites au loin, apparitions fantastiques et terrifiantes, crimes inouïs, etc., etc.

Noël passa comme un autre par cette phase de délire juvénil. Il employa des journées à se donner à lui-même la comédie de sa douleur et de sa vengeance, excusable en ceci du moins qu’il avait, lui, une véritable injure à venger. Toutefois un orgueil supérieur le garda des extrémités où les jeunes gens de son âge achèvent de se rendre ridicules en se compromettant.

Cette pensée : « l’amour ne veut pas de moi » le conduisit à chercher ailleurs une supériorité qui pût être pour lui comme une revanche de sa première infortune. Il disparut, pour ainsi dire, en lui-même. Ses études un instant abandonnées furent reprises avec fureur, et la colère qui le faisait rougir à chaque fois que lui revenait le souvenir de son affront, lui fut un éperon salutaire qui redoubla son activité.

Ainsi dans cette nature bien organisée la douleur et la honte même tournèrent au profit de la force, et le succès sortit de la défaite.

Plusieurs années furent ainsi consacrées par Noël à l’étude, à la retraite, et surtout à ce travail fécond de l’homme agissant sur lui-même, qui sous l’influence d’une volonté ferme et d’une imagination rapide, peut atteindre aux résultats de l’expérience.

Lancé plus tard par des relations de famille sur la voie des emplois diplomatiques, il sut dans une circonstance difficile où l’absence de son chef lui laissait toute la charge des affaires d’un consulat, attirer sur lui l’attention du ministre des affaires étrangères qui, à son retour, voulut le connaître et l’entendre en audience particulière.

L’air grave et contenu de ce jeune homme, l’expérience précoce et l’instruction dont sa conversation faisait preuve, l’ambition du succès qui éclatait malgré sa réserve, réserve qu’il devait moins à la nature qu’aux déceptions qu’il avait subies, plurent à ce ministre, parvenu lui-même à une haute fortune par la seule énergie de son ambition, et qui retrouvait dans l’apparente austérité de Noël un souvenir des pensées de sa jeunesse.

Un mois après cette présentation, Noël recevait sans l’avoir sollicitée la croix de la légion d’honneur, et repartait pour un poste plus important dont le titulaire, pourvu d’un congé, ne tarda pas à lui laisser toute la responsabilité.

Après quelques années passées dans ces fonctions, durant lesquelles il trouva plus d’une fois le moyen de signaler son intelligence et son courage, Noël rappelé à Paris, entrait dans l’un de ces postes commodes du Conseil d’État qui sont la pierre d’attente des capacités politiques. En même temps, il commençait son éducation d’homme d’État dans le cabinet de son protecteur qui se l’attachait comme secrétaire particulier.

Âgé de moins de trente ans, Noël se trouvait donc dans la situation enviable d’un homme prêt à tout, d’un mérite constaté, et n’attendant plus que d’une circonstance qui ne pouvait lui manquer, couvert comme il l’était d’une faveur toute puissante, l’occasion de se placer aux premiers rangs de l’ordre social.

Sa rentrée dans le monde, où il n’avait pas reparu depuis sa fuite, fut pour lui comme un début flatteur. Cette jeunesse toute entière dépensée dans des travaux si graves, dans des voyages lointains et périlleux ; ce contraste des qualités les plus aimables du jeune âge et de grâces pour ainsi dire vierges, on le sentait, avec les occupations les plus sérieuses, intéressèrent naturellement. La faveur avouée d’un grand ministre, et sa nomination infaillible dans un des colléges électoraux dont la convocation était prochaine, achevèrent de le mettre en évidence. Son aventure oubliée trouva, le temps aidant, dans quelques salons des évocateurs complaisants ; mais par l’effet de la faveur qui s’attachait à lui et que justifiaient sa bonne grâce et son mérite, ceux ou celles qui s’en souvinrent trouvèrent moyen de la tourner à son avantage, en le représentant comme la victime d’une passion trop généreuse et de la trahison d’une femme sans cœur.

Le dirai-je qu’en vrai diplomate Noël se plut à ce rôle auquel l’expression mélancolique de son visage et ses habitudes silencieuses aidaient merveilleusement ? Tout en souriant intérieurement de l’engouement d’une société qu’il avait trouvée jadis si sévère et si cruelle, il escompta doucement, avec une modestie feinte, les profits de l’indignation que son malheur passé éveillait chez les âmes tendres. Il eut ainsi plusieurs aventures.

Toutefois, les succès qu’il obtint de cette façon, succès doux à son amour-propre et quelquefois doux à son cœur, ne purent en extraire l’épine du premier désir non satisfait. Il s’étonna souvent, après des moments d’un bonheur vif et vrai, de retrouver au fond de sa mémoire, comme un défi irritant, l’image de celle qui pour lui réalisait encore, ainsi que nous l’avons vu, l’idéal de la maîtresse aimée. Non pas qu’il conservât pour elle ni passion ni désir ; sans doute, les premières ardeurs, comme aussi les premiers emportements de colère étaient tombés. Cependant ce souvenir ancien dérangeait sa vie, et réveillait en lui tantôt de vagues espoirs, tantôt d’inutiles fureurs ; plus d’une fois, il avait tremblé à l’idée de la rencontrer, bien qu’il eût dû trouver quelque douceur, quelque chose comme la satisfaction d’une revanche, à se représenter à elle dans le prestige d’une supériorité acquise. N’était-ce pas lui prouver victorieusement que sa puissance perfide n’avait pu tout détruire en lui, que la meilleure partie de lui-même, sa volonté, son intelligence avaient triomphé de l’humiliation, et enfin la confondre en lui montrant tout ce qu’elle avait perdu ?

Plusieurs fois, sous l’empire de ce ressentiment bien naturel à une âme aussi violemment froissée que l’avait été la sienne, il l’avait désirée, cherchée même ; mais le monde où vivait actuellement Noël, ses relations exclusives avec les salons ministériels et diplomatiques l’éloignaient absolument de la sphère où il avait autrefois connu Sabine. À de certains soirs, une vague ressemblance entrevue de loin sur un visage, à l’Opéra ou aux Italiens, l’avait ému, comme on l’est à la veille d’un duel en présence de son adversaire.

La vie occupée que menait Noël, les habitudes casanières contractées pendant les premières années diminuaient encore les chances d’une rencontre. Autant par goût que par nécessité, il s’était choisi derrière les Champs-Élysées, dans ces quartiers alors déserts du Roule et de la Madeleine, une véritable retraite. C’était là qu’il passait dans le travail et dans la réflexion toutes les heures qu’il pouvait dérober au monde et à son emploi ; c’était là qu’après s’être acquitté de ses devoirs, soit envers le ministre, soit au Conseil d’État, il accourait se retrancher comme dans une grotte inaccessible, où son cœur, dès longtemps accoutumé au secret, pouvait s’ouvrir et battre en liberté. Là, si à travers l’engourdissement d’esprit causé par la digestion du travail le fantôme de sa première maîtresse apparaissait à sa pensée, il l’accueillait, et se plaisait dans une rêverie ininterrompue à reconstruire jour par jour l’édifice de sa vie laborieuse. Il se demandait quelle eût été sur sa destinée l’influence de cette affection qu’il rêvait alors si dévouée et si vraie. L’eût-elle fait plus fort, plus ardent, plus ambitieux ? Ou bien, fondant tous ses désirs et toutes ses ambitions dans les jouissances idéales de l’amour, eût-il été simplement plus heureux ? Rêverie d’autant plus profonde, d’autant plus attrayante, qu’il n’y pouvait trouver de conclusion.

Comme il rentrait un soir chez lui, de retour d’une réunion dans le salon du ministre, son valet de chambre lui remit un pli dont la suscription, évidemment tracée par une main de femme, le fit tressaillir. Retiré dans sa chambre à coucher, il déposa la lettre sans l’ouvrir sur la tablette de la cheminée, et plongé dans un vaste fauteuil, les yeux sur l’enveloppe, il commença un de ces interminables rêves, d’autant plus doux à poursuivre quand la réalité est à la portée de la main.

— Serait-ce d’elle ? Et que lui voudrait-elle ? Pourquoi ce retour après un si long silence ? Et que pouvait contenir cette lettre ?

Pour aider à comprendre la complication d’idées qui se croisaient dans l’esprit de Noël, il est nécessaire de dire que si depuis sa rentrée dans la vie parisienne il n’avait jamais revu Sabine, il n’avait pas été cependant sans recueillir à son sujet, de la bouche de ceux mêmes ou de celles de qui son aventure avait été autrefois connue, certains faits bien propres à dérouter ses souvenirs et à faire travailler son imagination. Peu de mots suffiront pour mettre le lecteur au courant.

Du jour où par un acte de soumission hypocrite elle avait débarrassé sa vie du danger qui l’effrayait, Sabine n’avait pas tardé à reconnaître qu’elle avait été dupe de sa prudence. Elle avait, il est vrai, reconquis son indépendance, assuré sa réputation, imposé à son mari, au monde, à l’opinion un respect imperturbable.

Mais tous ces avantages achetés par une trahison, qu’étaient-ils, en définitive, sinon la ruine de sa suprême espérance ? Qu’avait-elle fait par là, sinon redoubler autour d’elle les lacs qui l’isolaient, et resserrer davantage sur le vide de son cœur la cuirasse de l’ennui ? Voilà ce qu’elle comprit dès le lendemain, lorsqu’au travers des félicitations ironiques elle reconnut une pitié mal déguisée. Elle sentit alors que là où elle avait craint de rencontrer la servitude, elle n’eût trouvé au contraire qu’une délivrance, un commencement d’intérêt dans sa vie, et que le lien qu’elle venait de rompre tenait déjà à son cœur par le charme d’une chère habitude. Elle avait chassé l’amant, — par peur du maître ; — mais le désir était resté, et avec le désir, — l’ennui, — l’ennui dont elle avait été près d’être affranchie par un bonheur irrévocable.

Je ne parle pas du remords d’avoir payé par de la perfidie un amour loyal et sincère. L’effroi, l’horreur que Sabine conçut de son action, la première fois que rassurée sur son propre danger elle l’envisagea sous ce point de vue pour en calculer les conséquences, la jetèrent dans un désespoir sans fond. Libre de suivre son premier mouvement, elle eût couru se jeter aux pieds de Noël, non pour lui redemander son amour, — elle se croyait trop méprisée et d’ailleurs sentait trop bien qu’un éclat de cette nature crée entre les cœurs les plus passionnés des barrières infranchissables, — mais pour implorer son pardon, et, s’il se pouvait, pour panser la blessure faite à sa dignité et à son orgueil. Mais quand bien même Sabine eût eu la force d’affronter le mépris de celui qu’elle avait trahi, Noël jaloux d’ensevelir son affront avait trop bien déguisé sa retraite pour qu’elle pût la découvrir.

Cette impossibilité même transfigura Noël dans l’esprit de Sabine. Il devint pour elle quelque chose comme l’image sainte d’un martyr, la figure de l’amour vierge et méconnu, le mythe du bonheur entrevu et insaisissable. À chaque observation nouvelle qui venait ajouter à son expérience du monde et de la vie, elle répétait intérieurement : « C’était celui-là ! » Il ne se passait guère de jour où exposée par l’attrait séduisant de sa personne à tous les hommages, Sabine n’arrivât par la comparaison à découvrir ou à confirmer quelque qualité à l’amant qu’elle avait perdu. Lui seul était vraiment beau, vraiment tendre, vraiment sincère.

De plus, bien que séparée de lui par un monde, Sabine n’avait pas été de son côté sans recueillir quelques nouvelles de Noël. Elle savait sa retraite obstinée, ses travaux, ses succès. Elle était au fait de ses voyages. Et chacun de ces bruits, en augmentant son dépit contre elle-même, lui confirmait le bonheur de sa première rencontre.

Avait-elle trouvé dans la conduite de son mari un dédommagement à son sacrifice ? Elle avait dû y compter, sans doute. De la part de l’homme le plus ordinaire un tel acte de fidélité promettait un retour de confiance, de respect et d’égards. Mais l’âme de M. de Vauchelles n’était pas à la hauteur de ces délicatesses. Il était l’époux d’une femme vertueuse, il encaissait sa bonne renommée, comme il eût encaissé le bruit de ses succès si elle eût été galante ; comme il eût encaissé ses feux si elle eût été comédienne. Il la faisait impudemment valoir, sans daigner en paraître le moins du monde touché. Après ce pas qu’elle avait cru si habile, Sabine ne se sentit ni plus honorée ni plus libre. Ni les brutalités, ni les dédains, ni les soupçons même ne lui furent pas plus épargnés que par le passé. Et c’est alors qu’elle comprit tout ce qu’elle avait perdu.

Elle commit alors la faute dans laquelle tombent communément les joueurs nerveux et irréfléchis. Elle avait laissé passer la bonne carte ; elle mit follement tout son enjeu sur la carte suivante, et comme il arrive le plus souvent, le sort la punit de s’être livrée à lui.

L’homme que Sabine crut appelé à remplacer près d’elle le naïf et généreux Noël était certainement indigne de lui être comparé en aucune façon. Elle l’accepta, persuadée que jeune comme lui, et plus pressant peut-être, il apportait comme lui l’enthousiasme et l’oubli. En un mot, elle mit à se venger d’elle-même autant d’empressement qu’elle avait précédemment montré de défiance et de circonspection. Avec l’homme qu’elle rencontrait, c’était jouer un jeu dangereux. Il proportionna sa puissance et la passion qu’il inspirait à la rapidité de son succès, et sut en tirer avantage.

Disons plus : il eût été difficile de plus mal tomber. Martial Chambaud, petit jeune homme blond à figure d’ange, était une de ces natures foncièrement dépravées qui dans notre siècle pullulent au fond du marais de la spéculation, et que ramènent de temps en temps à fleur d’eau, pour l’effroi des honnêtes gens, les jugements de la police correctionnelle. Véritable enfant du ruisseau de Paris, sans foi ni peur, prêt à tout pour s’élever, et également capable pour conquérir la place désirée de dévorer en souriant un affront ou de tuer un homme sans motif, tel était Martial, tel était l’homme donné pour successeur au candide, au loyal Noël.

Une seule circonstance de sa vie suffira à le faire bien connaître. Fils illégitime d’un grand personnage et d’une pauvre fille qui pour élever son enfant s’était résignée à aller vivre à cent lieues de Paris, d’une pension que lui jetait son ancien amant, à la condition du secret, Martial dès l’âge de treize ans opprimait, maltraitait sa mère pour obtenir d’elle l’aveu de sa naissance. Maître du nom de son père, il s’en était venu droit à Paris avec la résolution prise de sang-froid de s’en faire un instrument d’intimidation, et il le porta audacieusement jusqu’au jour où un acte dangereux l’ayant mis sous la main de la justice, le père effrayé obtint le silence des juges en stipulant que défense serait faite à ce coquin précoce d’usurper son nom. Martial ne fut donc pas jugé ; mais dès ce jour-là la police eut la main sur lui et le surveilla hautement. Enfermé à quinze ans dans une maison de correction, il en sortit deux ou trois ans après, plus dépravé qu’il n’y était entré, instruit seulement par ce premier avertissement à modérer, à déguiser la hâte qu’il avait de se venger du tort de sa naissance.

Son premier soin fut de se soustraire à la protection qui le suivait de loin, ou du moins de ne la réclamer que dans la mesure de ses projets. Ce que voulait Martial, c’était la richesse, l’éclat ; la richesse à tout prix. À vingt ans, il avait exploré, en qualité de clerc ou de commis, toutes les études d’huissier, d’avoué, tous les cabinets d’affaires de Paris, principalement ceux dont les agents peu scrupuleux lui promettaient un complément d’éducation, en le portant rapidement aux extrémités du monde légal. Lorsque l’établissement des premiers chemins de fer convia la ville et les provinces à de nouvelles spéculations, le premier qui se rencontra sous les colonnades de la Bourse fut Martial Chambaud. Ce grand lac d’eau trouble était de bonne pêche pour lui. Il arrivait armé d’une connaissance précoce des hommes et des intérêts, et d’une science de légiste à défier la Cour de cassation elle-même. L’un des premiers il eut compris toute la portée de cette révolution financière, et l’eut calculée à son profit. La fortune s’offrait à lui, et il alla de l’avant, sûr en cas de défaite que la haute protection assurée par la crainte qu’il inspirait saurait bien le tirer d’affaire. Dès les commencements il se signala comme le plus intelligent des courtiers, et conquit l’estime de quelques banquiers auxquels il ne s’attacha qu’à la passade et seulement pour couvrir son jeu, mais qu’il eut néanmoins l’adresse de servir et d’aider de son indépendance d’homme irresponsable et sans conséquence. Denis de Vauchelles fut l’un de ceux qu’il aborda en dernier, comme le plus redoutable et celui dont il espérait le plus, à cause de sa mauvaise réputation. Une fois mis en rapport, ils se comprirent bien vite à leur avidité commune et à leur cynisme d’opération. Martial devint bientôt, non le bras droit, mais le bras gauche de Vauchelles, intriguant pour lui dans l’ombre, et lui laissant tout l’honneur sinon tout le profit des spéculations. Les salons financiers lui furent ouverts après les bureaux. Il y rencontra Sabine, et cette rencontre fut pour lui une révélation. Depuis quelque temps déjà il avait établi sa vie sur un pied de luxe raisonnable. Il lui manquait néanmoins le poids, cette assiette que donne un intérieur, une maison. Peu importait à son âge (il était à peine majeur) que cette maison fût celle d’un autre. Une liaison avouée et constatée avec la femme d’une des plus célèbres notabilités de la finance pouvait lui donner cet aplomb. Il joua si bien son rôle d’amoureux foudroyé et d’adolescent éperdu, que Sabine crut reconnaître en lui l’amour dont il n’avait que le masque et le maintien. En excellent comédien, il sut lui rendre les émotions de ce premier amour resté vierge. Il lui en parla le langage, en reproduisit les termes, les soupirs, les extases, la timidité, la pâleur. Elle y fut trompée, je l’ai dit, et ne voulant pas perdre une seconde fois ce qu’elle avait tant regretté, elle se jeta à sa tête. Il en fut lui-même étonné, et chercha longtemps l’explication de cette chute si prompte d’une femme jusque là honorée et que sa beauté seule eût pu rendre plus fière. Ce qu’il ne put lui donner cependant, c’est le lendemain qu’elle avait rêvé. Car une fois sûr de son bonheur, Martial abjura toute contrainte, et s’il ne fut pas brutal, il fut vrai. Sabine désabusée sentit avec horreur qu’elle était moins une maîtresse qu’un instrument, et dès lors mesura sa chute. Elle s’était crue adorée ; elle avait pensé reconquérir, avec plus d’aisance et de liberté, ce bonheur qu’elle avait une première fois laissé fuir. Peut-être s’était-il mêlé à cette seconde reprise un besoin de protection, quelque chose de cette charité maternelle que ressentent pour la jeunesse isolée et timide les femmes sans enfants. Et elle se voyait au pouvoir d’un maître impérieux qui la dominait et ne lui témoignait d’autre attachement qu’un amour libertin de sa beauté. Cette sujétion d’être inférieur et de sultane était odieuse.

En peu de temps Martial s’était placé dans la maison sur le pied où l’on nous montre Rastignac à l’hôtel Nucingen. Amant de la femme, conseil et complice du mari, il s’imposait à l’un et à l’autre par l’habileté et par la crainte. En le voyant se jeter si résolument à l’eau avec l’intrépidité d’un terre-neuve, pour lui pêcher des affaires, Vauchelles admirait son audace. Il ne pouvait s’empêcher cependant, à de certains jours, d’appréhender l’excès de son zèle, et de s’effrayer de la rapidité du courant où il l’entraînait.

Quant à Sabine, liée par le sentiment de sa faute, par la crainte du monde et du scandale dont son vainqueur paraissait se soucier fort peu, elle ne tarda pas à se trouver tout autrement compromise par les engagements que Martial exigea d’elle, et par l’abus qu’il fit de son nom et de sa signature pour couvrir les gains qu’il voulait dissimuler à son compère. Près de ceux que la nécessité l’obligeait de mettre dans la confidence de ses engagements, Martial se donnait un rôle héroïque. Il voulait sauvegarder la fortune de Mme de Vauchelles, aventurée par les opérations de son mari. Quelques-uns même de ceux auxquels il feignait de se confier ainsi trouvaient cette conduite fort noble, et louaient son dévouement ; mais ces engagements frauduleux, puisque Sabine était en puissance de mari, avaient un but beaucoup moins angélique. D’une part ils augmentaient son crédit, et de l’autre ils achevaient de mettre Sabine entre ses mains. Découverts avant le temps où il eût pu les régulariser, ils pouvaient envoyer devant les tribunaux Martial et sa complice. Sabine l’apprit un jour, et trembla. Les choses en vinrent au point qu’elle se vit dans l’alternative de se jeter aux pieds de son mari, ou de prendre la fuite. À qui eût-elle demandé protection ? Sa mère dès longtemps brouillée avec son gendre qui par astuce l’avait à peu près dépouillée de son vivant, sous prétexte de décupler sa fortune, s’en était allée cacher son désespoir dans un vieux château du Périgord. Son mari ? Elle n’avait aucune grâce à en attendre, eût-elle même pu vaincre le redoublement de son mépris pour sa lâcheté envers Martial et l’infamie de ses œuvres. La tête lui tourna : elle se crut perdue.


Noël savait tout cela : du moins ses renseignements lui en avaient assez appris pour qu’il pût facilement imaginer le reste. Qu’allait lui apprendre cette lettre ? Las de conjectures et de rêveries, il se leva, rompit l’enveloppe, et lut tout d’un trait.

Le pressentiment ne l’avait point trompé : la lettre était bien d’Elle.

Ce n’était pas une lettre, mais un cri, le cri désespéré du nageur à bout de force, qui jette son dernier appel à l’immensité et aux ténèbres. Cette page amère, où les fautes se confessaient sans excuse, où le malheur s’avouait sans espoir, avait dû être écrite, Noël le pensa du moins, à ces heures silencieuses de la nuit où les réalités nous apparaissent en quelque sorte sous forme de spectres, cernées par la lumière lunaire et enlaidies par la terreur de l’isolement. Sa brièveté même dénotait la hâte d’en finir et la crainte de ne pouvoir aller jusqu’au bout. Sabine s’accusait elle-même. Elle reconnaissait avoir donné à Noël le droit de la haïr et de la mépriser, et pourtant elle s’adressait à lui comme à l’être dont la générosité et le dévouement lui étaient le mieux connus. Elle lui peignait en termes secs et sans effets sa détresse, ses dangers, son effroi, son isolement. Il pouvait ne répondre ni à son appel, ni à sa lettre ; non seulement il en était absous, mais il n’avait pas même besoin de cette absolution. Si un mouvement de pitié pour un ancien souvenir le décidait à la démarche qu’on lui demandait, il était sûr d’être attendu le lendemain.

Ce détachement de condamné à mort glaça Noël. Il n’hésita pas un instant. J’irai ! se dit-il. Et encore tout ému, il se laissa tomber sur son lit où le sommeil eut de la peine à le vaincre. Pauvre femme ! Ce fut son dernier mot.


Le lendemain, à l’heure dite, Noël prenait le chemin de la rue des Trois-Frères. Il sourit en remarquant qu’il prenait ce jour-là autant de soin de sa toilette que s’il se fût agi d’un rendez-vous d’amour.

Dans le trajet les impressions de la vingtième année l’assaillirent. Le quartier, la rue, la porte, la maison où rien n’était changé, réveillaient en lui des souvenirs, des sensations qui le faisaient sourire. Il rajeunissait, se retrouvait écolier naïf au cœur palpitant d’espoir et de crainte. La mission qu’il allait remplir, ses anxiétés, ses angoisses pour Sabine disparaissaient dans cette question : Comment va-t-elle me trouver ? Que dira-t-elle, que pensera-t-elle en me voyant ? Il n’eut pas besoin d’interroger le suisse de l’hôtel, tellement les aîtres lui étaient connus. Il monta d’un pas indécis, timide, cet escalier qu’il gravissait allègrement jadis sur les ailes de l’espérance et de l’amour. Les fleurs dans les jardinières lui parurent les mêmes, les oiseaux aussi dans la volière. Sur l’énoncé de son nom, une femme de chambre inconnue l’introduisit dans le petit salon, le même encore, où il était attendu. Les battements de son cœur s’arrêtèrent et la voix lui manqua, lorsqu’il vit au coin de la cheminée se lever Sabine, pâle et portant sur son beau visage les traces de l’inquiétude et de l’insomnie. Les oreilles lui tintèrent comme à un noyé, un nuage descendit sur ses yeux, ses genoux fléchirent. Tout ému, il s’assit sans trouver un mot à répondre au salut qu’on lui adressa.

Sabine n’était pas seule. Une dame en visite du matin lui parlait légèrement du dernier bal, de l’opéra nouveau et des promenades de la veille. Noël eut ainsi le temps de se remettre et de reprendre possession de lui-même.

Au bout de quelques instants la visiteuse comprenant à l’attitude du nouveau venu et à l’air sérieux de Mme de Vauchelles que son absence était désirée, se retira. Noël et Sabine se retrouvèrent seuls, à quelques pas l’un de l’autre, lui fort troublé, elle cachant sous une loquacité pénible un embarras que son auditeur rêvait au moyen d’abréger.

La conversation commença entre eux vague et banale. Mme de Vauchelles remerciait Noël de s’être souvenu d’elle ; elle le complimenta sur ses succès qu’elle avait, disait-elle, suivis avec bonheur. Noël attaquait le garde-feu du bout de sa canne qu’il agitait fiévreusement.

— Madame, dit-il enfin, osant pour la première fois la regarder, nous aurons tout le temps de parler de ces choses importantes. Mais d’abord ne m’avez-vous pas écrit ?

Il la regardait en face. Sabine pâlit et rougit. Elle essaya d’abord de désavouer sa lettre ; elle l’avait écrite, disait-elle, dans un moment d’égarement, d’émotion, et sous l’empire d’une folle terreur qu’elle le priait d’excuser…

— Non, madame, interrompit Noël, vous ne m’avez pas écrit étourdiment, ni follement. Je suis assez diplomate, reprit-il en souriant, pour savoir peser les termes d’une missive. Vous êtes en danger, et vous m’avez appelé à votre secours. J’ajoute que je suis touché et reconnaissant de votre confiance, et que je vous saurai éternellement gré d’avoir compté sur moi. Je suis venu pour vous sauver, et je vous sauverai. Voyons ce qu’il y a à faire pour cela ; je ne veux pas entendre parler d’autre chose.

Ces mots étaient dits d’un ton moitié affectueux, moitié grave. Sabine, la tête inclinée sur l’épaule, du côté de la cheminée, écoutait cette parole où elle retrouvait sous l’autorité de l’ami secourable la grâce caressante de l’amoureux jeune et suppliant.

Sa lettre était-elle un piége, une ruse, pour le ramener chez elle ? Noël ne le pouvait croire, après l’avoir lue. Et d’ailleurs les traits fatigués, altérés du visage de Sabine le convainquaient assez de la réalité de ses angoisses et de sa perplexité.

Alors commença une lutte où le jeune maître des requêtes eut besoin de toute sa finesse diplomatique, de sa souplesse et de sa subtilité d’esprit pour arracher par lambeaux de la bouche de Sabine les secrets qui l’oppressaient. Il usa toute sa pénétration à abréger les aveux pénibles, sa délicatesse à escamoter les noms, les mots durs à prononcer, à envelopper les situations blessantes. Lorsqu’enfin, après une heure de cette négociation difficile, il se crut maître de la vérité, il se leva et non sans dignité :

— Vous serez sauvée, madame, lui dit-il, et sauvée comme vous devez l’être. Le danger sans doute est pressant. J’emploierai tout pour le prévenir. Vous ne me reverrez qu’après que nous aurons réussi, et ce sera bientôt. D’ici-là j’aurai soin de vous tenir au courant de la marche de la campagne.

Il salua et sortit.

Son premier soin fut de recourir aux puissances les plus décisives. Il voulait aller vite et couper de court.

La préfecture de police avait alors à sa tête un homme distingué, intelligent, honnête et de la discrétion la plus sûre. Depuis assez longtemps Noël à travers ses relations nombreuses s’était fait un ami de ce magistrat, homme du monde, éclairé et spirituel. Il se présenta à lui comme venant lui demander un service capital. Il s’agissait de l’honneur d’une famille qui lui était aussi chère que la sienne, d’une femme qu’il avait connue dès l’enfance, et qu’il vénérait comme une sœur. Le préfet l’écouta, sans trop le regarder par dessus ses lunettes, avec indulgence et bonhomie. En l’écoutant à son tour, Noël fut effrayé de la rapidité de la pente sur laquelle glissait son amie, quand il vit que son aventure était aussi bien connue du préfet que de lui-même.

— Le banquier, dit M. X…, est proprement ce qu’on appelle un homme véreux, un imprudent, un audacieux dont le crédit, surtout à l’étranger, est en grand péril. Quant à… l’autre, homme plus dangereux encore et de la pire espèce, nous aurons d’autant moins de peine à l’atteindre, qu’il est à nous.

Le préfet parla en termes les plus respectueux de Mme de Vauchelles. Il la plaignit d’être en de telles mains, assura qu’il la connaissait digne de tout intérêt et de toute protection, et conclut en promettant à Noël son concours le plus actif et le plus chevaleresque.

Un autre concours était acquis à Noël. Celui-là appuyé sur une amitié plus ancienne, plus intime naturellement que celle du préfet, et cimentée d’ailleurs par d’importants et nombreux services.

Ce second allié auquel le négociateur avait pensé tout d’abord, était un des plus jeunes agents de change de Paris, et en même temps un des plus intelligents et des plus capables. Très-bien posé dans sa compagnie où il succédait à un vieillard effacé et presque imbécile, il montrait, contre le courant actuel, ce que peuvent la probité scrupuleuse et la sagesse des anciens jours unies à l’activité infatigable et au travail opiniâtre de l’homme né sans fortune et pour lequel c’est à la fois une nécessité et une obligation d’honneur que de réussir. La charge qu’il avait prise équivalait en quelque sorte à un titre nu, tellement elle avait dépéri entre les mains débiles et par l’incurie de son prédécesseur. Il l’avait en peu d’années relevée au niveau des plus importantes, grâce à son énergie et à la confiance qu’inspirait son caractère et sa capacité. Lors de sa nomination Noël l’avait puissamment appuyé de son crédit au ministère, et depuis lors il l’avait encore constamment aidé de ses relations dans le monde officiel et à l’étranger. Il apportait donc ce jour-là à N…, outre l’occasion naturellement douce à un cœur bien placé d’obliger un ami, le moyen longtemps attendu d’acquitter une dette de reconnaissance. Avec cet ancien ami Noël crut pouvoir être plus confiant qu’il ne l’avait été dans le cabinet du préfet. Il avoua son amour de jeunesse pour Mme de Vauchelles, d’autant plus aisément que son insuccès auprès d’elle ôtait nécessairement tout prétexte à la supposition d’un zèle intéressé. Il évita ainsi les regards malicieux du jeune agent de change, lorsque abordant l’hypothèse de sommes à sacrifier, il lui déclara qu’au besoin il emploierait de grand cœur tout son avoir de garçon, dont N… était dépositaire, au succès de l’entreprise. N… mesura sur cette offre la sincérité du dévouement de Noël, et se promit bien de lui épargner ce sacrifice, ou du moins de le réparer. N… avait d’ailleurs un autre intérêt dans cette affaire. Homme de probité, jaloux de l’honneur de sa compagnie et de l’intégrité de ses fonctions, il exécrait Vauchelles et ce qu’il appelait sa bande, et trouvait une satisfaction personnelle dans l’idée de purger la Bourse d’un drôle et d’un scélérat tel que Chambaud. Une malheureuse femme prise dans les lacs de ces deux misérables lui inspirait autant de pitié et de respect qu’en inspiraient aux paladins des romans de chevalerie les victimes des géants et des félons. C’est donc de corps et d’âme qu’il promit à Noël de se dévouer à son expédition et qu’il lui répondit de la victoire.

Assuré de ces deux dévouements puissants et discrets, Noël n’avait sans doute qu’à les laisser agir. Il les seconda pourtant de ses démarches toutes les fois qu’il put intervenir sans exposer la réputation de Sabine à de nouveaux commentaires. L’entreprise, en somme, était difficile, longue et délicate. Il y avait des traces à rechercher et à suivre, des pièces à retirer, à annuler des actes.

Noël trouvait de ce côté d’utiles appuis aux ministères de la justice et des finances. Tant que durèrent les négociations il s’abstint de revoir Sabine, et se contenta de lui faire remettre chaque jour par sa femme de chambre de courts bulletins pour la rassurer et lui donner espoir.

Le jour vint enfin, l’heureux jour où il put lui apprendre que tout était fini ; que sa promesse de salut était accomplie, et qu’il se présenterait le lendemain chez elle, si elle le trouvait bon, à la même heure où elle l’avait reçu la première fois, pour lui remettre les pièces et lui donner ses explications.


Quelle différence de cette seconde visite à la première ! de l’anxiété qui l’oppressait huit jours auparavant, en venant chercher le mot d’une énigme effrayante pour sa tendresse, l’aveu d’un danger contre lequel son dévouement échouerait peut-être, à la joie qui l’inondait en apportant à Sabine la nouvelle de sa délivrance et de sa dignité reconquise !

Lui-même il se sentait transfiguré, rajeuni de toutes les années qu’il avait perdues sans elle. Il retrouvait une joie d’enfant à la pensée de Sabine heureuse, et heureuse par lui. Il riait. Son cocher n’allait pas assez vite. Puis par moments une crainte le saisissait. Ne courait-il pas à un nouveau danger plus grand et plus redoutable ? Sans qu’il voulût encore se l’avouer, Noël le sentait, il aimait Sabine. Il entendait gronder en lui la passion de l’homme de trente ans, autrement violente que l’est celle de l’adolescent.

« Elle est jeune et belle ! » se disait-il. « Quel danger pour moi que sa reconnaissance ! » Mais cette appréhension vague d’un nouveau malheur qui n’était en somme que pour lui, disparaissait vite devant l’évocation radieuse de Sabine rassurée et délivrée. « C’est moi qui l’ai sauvée ! » disait-il en se souriant à lui-même. Et il retombait dans sa joie folle et dans ses impatiences juvéniles.

La saison, le ciel conspiraient avec son ivresse intérieure. On était au commencement d’avril, dans un de ces jours de printemps précoce où Paris égayé par une lumière limpide et brillante semble convier ses habitants au plaisir. Le soleil rit dans le ciel. L’atmosphère attiédie fait éclater partout la verdure et appelle sur les promenades les jeunes femmes parées de toilettes légères. Les fleurs se répandent sur les boulevards, sur les quais et au coin des rues. La population tout entière paraît prise d’un délire de bien-être et de volupté.

Cette musique universelle chantait dans l’âme de Noël, et il s’y laissait bercer comme à la fanfare de son triomphe.

L’hôtel de la rue des Trois-Frères, sombre la semaine passée, lui parut ce jour-là en fête. Les arbres de la cour chargés de jeunes pousses frémissaient du travail de la sève ; les fleurs de l’escalier embaumaient ; les oiseaux bruissaient dans les volières. Sur le palier, Noël pris de vertige, entêté de ces parfums et de ces ramages, fut obligé de s’arrêter comme il faisait jadis lorsqu’il croyait sentir son cœur près d’éclater au moment de franchir la porte.

Le petit salon où cette fois Sabine se trouvait seule, était, malgré les stores abaissés, resplendissant de clarté. Combien différent de ce réduit obscur, attristé par des nuages de pluie, où précédemment il avait vu Sabine se lever pâle et confuse à son entrée ! Debout au milieu de la pièce, en pleine lumière, elle en semblait être le rayon et le prisme. Sa toilette de printemps, légère et de couleurs tendres, accompagnait le teint de son visage reposé et rafraîchi par la paix et l’espoir. Ses beaux cheveux blonds, massés avec coquetterie, faisaient à ce visage blanc et rose une auréole d’or céleste. Voyant Noël arrêté sur le seuil et comme stupide d’admiration, elle fit deux pas vers lui, et lui tendit la main.

Il la prit, l’approcha en s’inclinant de ses lèvres, mais n’osa pas y mettre un baiser.

— Mon Dieu ! se dit-il, elle est plus belle que jamais !


Il s’assit pour cacher son trouble, car les jambes lui manquaient, et commença en mots rapides à rendre compte de sa mission. Le compte-rendu exigeait, plus encore que l’interrogatoire du premier jour, de nuances et de faux-fuyants. Sabine écoutait adossée dans son fauteuil, et le regard au loin. Quand le rapporteur en vint au point le plus délicat, aux moyens employés pour s’assurer de Martial, pour le désarmer et lui faire quitter la France, elle détourna doucement ses yeux sur lui, et ne cessa de le regarder avec placidité.

S’il les eût vu se mouiller, ces yeux, s’il eût surpris même une seule larme tremblante entre les cils, il se fût dit : — Elle l’aime encore ! Mais le visage de Sabine n’exprima rien d’une telle émotion, et son regard constamment fixé sur Noël en l’écoutant, ne peignit que son admiration et sa reconnaissance pour celui qui l’avait si bien sauvée.

Noël éperdu, prêt à pleurer lui-même, se rejeta dans ses paperasses. Comme il tendait à Sabine un paquet cacheté et qui devait contenir des lettres :

— Gardez-les, lui dit-elle en le repoussant. Elles vous appartiennent puisque vous les avez conquises.

— Mais… en savez-vous le compte ? dit Noël en insistant.

— Puis-je compter après vous ? répondit Sabine avec un triste sourire.

Et d’un geste elle jeta le paquet au feu.

Le moment vint où ils n’eurent plus rien à se dire.

Pour eux aussi « la lecture était finie ; » et ils demeurèrent l’un en face de l’autre, elle, accoudée à son fauteuil et perdue dans ses pensées, lui, n’osant lui parler, ému comme il ne l’avait jamais été de sa vie, heureux de ce qu’il devinait, mais épouvanté de l’idée d’un bonheur qu’il n’eût pas dû tout entier à l’amour. Si un léger bruit leur faisait lever la tête, et que leurs regards se rencontrassent, Noël apercevait dans les yeux de Sabine un amour si profond et en même temps un tel embarras de reconnaissance, qu’il en avait ensemble peur et pitié. Comment eût-il parlé ? Comment aurait-elle parlé elle-même ? L’un et l’autre sentaient entre eux un passage infranchissable. Quel chemin pouvait les conduire d’un exposé judiciaire et financier à une explosion d’amour ? Car il y avait de l’argent entre eux, et quelque soin qu’eût mis Noël à dissimuler ce détail, Sabine avait dû comprendre, et avait compris. De l’argent ! pire que du sang entre amants ! Ils restaient donc silencieux et immobiles, comme deux amoureux séparés par un fleuve, et qui craindraient l’eau. Et d’une rive à l’autre leurs regards qui parlaient pour eux se fondaient dans une émotion inexprimable. Las enfin de cette perplexité et de cette contrainte, Noël songeait au départ, quand un coup discret fut frappé à la porte. La femme de chambre apparut, et derrière elle M. de Vauchelles lui-même, qui entra fort affairé. En voyant installé chez sa femme le secrétaire intime du ministre des affaires étrangères, le visage du banquier véreux dont le crédit chancelait à l’extérieur, s’illumina.

— Eh quoi ! monsieur, lui dit-il, vous ici ! Eh ! quelle bonne fortune nous vaut tant d’honneur ?

Il allait à lui les bras tendus. Il l’eût embrassé, si Noël n’eût fait un mouvement de retraite.

— Après une si longue absence, continua Vauchelles d’un ton de reproche, c’est à n’y pas croire. Ah ! je comprends, vos voyages, vos travaux, vos succès… Et pourtant, monsieur, vos amis ont à cœur de vous revoir et de vous féliciter. Car vous êtes un héros, monsieur. Paris, la France, l’Europe, les deux mondes, ont les yeux sur vous ! Il n’est question que de votre faveur, faveur inouïe ! comme de vos talents, monsieur ! Ah ! madame peut vous le dire, je lui ai fait cent fois des scènes au sujet de votre éloignement !… Mais, puisque un bon souvenir vous ramène chez vos anciens amis, j’espère, monsieur, qu’ils vous garderont, et qu’au moins vous voudrez bien leur accorder quelques bons moments parmi ceux que vous pouvez dérober au service du pays et à l’illustre amitié du grand homme d’État dont vous êtes le bras droit, et que vous devez remplacer un jour… Madame ! continua-t-il avec un accent d’autorité comique en se tournant vers Sabine, je vous rends responsable ! Si monsieur ne nous fait pas un de ces jours l’honneur de s’asseoir comme autrefois à notre table… sachez que nous serons brouillés et que je ne vous reverrai de ma vie… Vous le voyez, monsieur, il dépend de vous de maintenir la paix dans le ménage…

Le banquier parlait encore avec une volubilité et une chaleur vraiment étourdissantes, que Noël écœuré de ce bavardage et de cette platitude se dirigeait vers la porte. Il ne l’atteignit pas sans peine, arrêté qu’il était de pas en pas dans sa marche par l’éloquence de M. de Vauchelles dont les éloges et les assurances d’amitié embarrassaient ses jambes et lui faisaient obstacle. Il lui fallut, pour recouvrer l’usage de son bras gauche et reconquérir le plus sacré des droits garantis par la charte, promettre qu’il accepterait la première invitation qui lui serait adressée, et il sortit, lançant à Sabine un regard désespéré.


Une fois dans la rue, il renvoya sa voiture. Il se sentait un besoin infatigable de marche et d’exercice.

— Hélas ! se disait-il en arpentant les Tuileries peuplées d’enfants joyeux et de jeunes mères élégantes abritées sous les marronniers comme de jolis nids dans le feuillage, hélas ! je l’aime plus que je ne l’ai jamais aimée, et je ne la retrouve que pour la perdre de nouveau ! Ce n’est plus sa sévérité que j’ai à combattre, mais une fierté invincible et que je ne puis même attaquer. Comment oser lui parler de mon amour après l’avoir rachetée ? Ne paraîtrais-je pas lui demander le prix de mon service ? Et elle, comment viendrait-elle à moi sans craindre le soupçon de vouloir s’acquitter ? Impossible ! impossible ! Et elle m’aime, j’en suis sûr. Par deux fois, la destinée ironique nous met à portée l’un de l’autre, en nous cassant les bras !

Ce fut dans un désordre d’idées et de sentiments indescriptible qu’il se présenta dans le cabinet de son ministre, qu’il avait nécessairement fort négligé depuis ces derniers événements.


En attendant annoncer son secrétaire qu’il n’avait pas vu depuis huit jours, l’homme d’État, occupé en ce moment à compulser des pièces sur son bureau, leva la tête avec un geste de surprise.

— Ah ! c’est vous, monsieur ! Et que vous est-il arrivé, qu’êtes-vous devenu depuis une semaine que vous négligez tous vos devoirs ? Car, je le sais, vous n’avez pas paru au conseil d’État non plus qu’ici. On vous a vu courant tout Paris et brûlant le pavé dans toutes les directions. Vous mettez en mouvement la préfecture de police, la Bourse, les ministères. Aurez-vous la condescendance de m’apprendre ce qui se passe ?

— Votre Excellence, répondit Noël un peu confus, a dû penser en effet qu’il fallait un motif bien grave pour me faire un instant négliger son service. Aussi ce que j’ai à lui apprendre est-il pour moi de la dernière gravité, et je crains, je l’avoue, de lui paraître indigne de ses bontés.

— Qu’est-ce, monsieur ?

— Tout dans un mot, répliqua Noël en se laissant tomber sur un fauteuil : il faut que je parte. Le consulat de Singapour est vacant ; je viens vous le demander.

— Êtes-vous fou ? s’écria le ministre dont les lunettes flamboyèrent. Partir ? Singapour ? Vous moquez-vous de moi ? Vous voulez vous éloigner, nous priver de vos services au moment où nous comptons sur vous ? Car, vous le savez, la dissolution est prononcée, et nous vous portons dans un collége.

— Il le faut, dit faiblement Noël, avec un soupir.

— Il le faut ! Et vous croyez que je le souffrirai ? Quoi ! vous êtes parvenu en moins de dix ans au plus bel avancement possible dans votre carrière. Vous allez entrer, vos trente ans sonnant, à la Chambre, où, je vous le répète, nous avons besoin de vous, et comme à plaisir, par un coup de tête, vous briseriez cet avenir — qui est mon œuvre ! Vous n’avez donc pas compris que si je tiens à ce que vous soyiez député, c’est que je vois pour vous dans ces fonctions un des degrés de l’escalier que je veux vous faire monter après moi.

— Il est vrai, répondit Noël accablé ; je le sens, je dois vous paraître ingrat.

La belle figure du vieillard prit subitement une expression de tendresse et de pitié paternelle. Il se leva, s’approcha de son jeune secrétaire, et lui prenant affectueusement la main :

— Voyons, mon enfant, lui dit-il, qu’avez-vous ? Vous souffrez : je ne le vois que trop à votre agitation, au changement de votre visage, et j’en souffre moi-même par amitié pour vous. Mais n’ai-je pas quelque droit à votre confiance ? Parlez-moi comme à un père, à un ami, comme à un homme qui donnerait beaucoup pour vous voir heureux, et qui se croit déjà assez intéressé dans votre vie pour prendre sa part de tout ce qui vous arrive. D’ailleurs, je suis trop occupé de votre bonheur pour ne pas désirer de m’opposer à tout ce qui peut y faire obstacle. Qui sait ? Ne me défendez pas du moins de l’essayer.

— Ah ! monsieur, dit Noël gagné par ce ton de sympathie si franche et si dévouée, je vais pour vous trahir un secret, mais je ne puis rien refuser à tant de bonté !

Et il commença sa confidence.

Le ministre, vieux gentilhomme du Périgord, était de cette race de grands travailleurs auxquels l’impétuosité du sang donne une égale activité pour le plaisir et les affaires. Il passait pour avoir été galant dans sa jeunesse, et aimait à se le rappeler longtemps après même que les devoirs de la vie publique eurent pris toute sa vie. La vue d’une jolie femme le réjouissait, quand sa goutte lui permettait le sourire, et il avait pour les aventures d’amour une indulgence et une curiosité qu’il devait au souvenir de ses anciens succès.

Il écouta Noël avec attention, sans l’interrompre, et l’encourageant seulement de temps à autre par des marques d’intérêt, lorsqu’il le voyait hésiter ou s’apitoyer sur lui-même.

— Pauvre enfant ! dit-il, lorsqu’il eut achevé son récit. Et c’est pour cela que vous voulez partir ? Quoi ! vous êtes aimé d’une belle dame… — car elle est belle, très-belle, on me l’a dit, — et comment aimé ! Vous avez été son premier amour, et elle a eu le vôtre. C’est un souvenir, ajouta-t-il d’un air sentencieux, qu’une femme ne désavoue que quand l’objet s’est rendu indigne, et ce n’est pas le cas pour vous, au contraire ! En vous sacrifiant, on vous a donné le beau rôle. Depuis lors, vous avez montré tout ce que vous valiez. Jugez si l’on a dû vous regretter ! Et vous revenez pour la sauver !… Ah ! tenez, repartit l’aimable vieillard dont l’œil étincela, si vous croyez que je vais vous plaindre, vous êtes bien mal tombé. Je donnerais les années qu’il me reste à vivre, et vingt ans à prendre dans ma vie passée, pour être, — non pas maintenant, diable ! — mais pour m’être trouvé à votre place quand j’avais votre âge. Bien, bien, je vous comprends : vos scrupules, mon ami, vous honorent, car ils partent d’une âme délicate, et ils augmentent, s’il est possible, l’estime que j’avais pour vous. Mais vous êtes un enfant. Croyez-vous que deux cœurs qui se comprennent si bien ne finissent pas par s’entendre, quand tout conspire à les favoriser et que les hasards même sont pour eux ? Cher enfant, les nouvelles que vous m’apprenez m’enchantent, car elles comblent une lacune de mes ambitions pour vous. Je vous voulais en bonne route, dans un poste conforme à votre mérite et où vos talents pussent se faire valoir, et vous y voilà, ce me semble ? Il ne me restait qu’à vous voir heureux, et vous allez l’être… J’imagine, continua-t-il d’un air bonhomme, que ce n’est pas le mari qui vous gêne. Il mérite son sort pour avoir méconnu une telle femme, et d’ailleurs, c’est un misérable dont les affaires sont si mauvaises, que nous hésitons à le protéger en Allemagne, où il a ameuté contre lui tous les banquiers de Francfort et de Vienne par ses fraudes et ses friponneries. Il nous fatigue de ses sollicitations et de ses mémoires… Et tenez ! je suis sûr qu’il est ici quelque part à rôder dans les bureaux, ou à guetter ma sortie dans les antichambres ou sur l’escalier.

Le ministre sonna.

— Sachez, dit-il à l’huissier qui se présenta, si M. de Vauchelles n’est point au ministère, dans les bureaux ou ailleurs. Et s’il y est, qu’il entre immédiatement… C’est le sort qui vous le livre, ajouta-t-il, en souriant au jeune homme.

L’huissier reparut bientôt, annonçant M. de Vauchelles.

En retrouvant Noël en si bon lieu et si à propos, le banquier crut déjà que le vent avait tourné pour lui, et ne douta pas qu’il ne dût à l’intercession du secrétaire particulier la faveur qu’il obtenait en ce moment pour la première fois de parler directement au ministre.

Aussi, en s’inclinant très-bas devant le chef du cabinet, eut-il pour celui qu’il regardait comme son favori un sourire emmiellé de la plus amicale reconnaissance.

Le ministre était redevenu grave et même sévère.

— Vous connaissez monsieur ? demanda-t-il d’un ton bref à son secrétaire qui répondit par un léger signe d’acquiescement.

— Si je le connais ! s’écria Vauchelles, qui prit adroitement la question pour lui. J’ai l’honneur de connaître M. le baron d’Anchères depuis son enfance, et comme tous ses amis, je suis fier de ses succès et de la haute position où il est parvenu.

— Cela est heureux pour vous, dit séchement le ministre. Monsieur, il a été question de vous hier encore en conseil des ministres, et vos affaires ont paru tellement suspectes, que le conseil du roi tout entier incline à vous abandonner. Vous avez compromis le crédit français sur tous les marchés de l’Europe.

— Si Son Excellence, insinua timidement Vauchelles un peu étourdi de cet accueil, avait daigné jeter les yeux sur le mémoire que j’ai eu l’honneur…

— Votre mémoire est à l’examen. Mais nous avons d’autres affaires sur les bras que les vôtres. D’ailleurs, en quoi vos affaires ressortent-elles de mon département ? Nous voulons bien protéger les finances et aider aux intérêts privés ; mais à condition que ces intérêts ne contrarieront point l’action diplomatique et ne créeront pas des embarras à nos agents qui ont bien assez de difficultés à débattre avec les consuls. Or, monsieur, je vous le répète, vous nous compromettez. On ne reçoit que plaintes de vous aux ambassades et dans les consulats. Croyez-vous que nous allons créer des missions particulières pour défendre vos banques avec l’argent de l’État ? Allez porter vos explications au ministère des finances, si on veut bien les y recevoir, ce dont je doute, car le ministre est furieux contre vous. Quant à nous, nous n’entendons rien à vos affaires, et nous n’avons nulle envie de nous en mêler.

— Mais, monsieur le ministre, objecta piteusement le banquier désarçonné, les intérêts que je représente ne sont pas seulement les miens, ils sont ceux de beaucoup d’individus, de mes actionnaires, de mes clients ; c’est ce que je soumettais à votre Excellence dans mon mémoire. Je n’aurais pas l’impudeur d’occuper de mon pauvre moi un personnage si haut placé, mais il y va, si j’ose le dire, d’un intérêt presque national, par le nombre des intéressés compromis par la mauvaise foi de mes adversaires.

— Ah ! vous vous plaignez de leur mauvaise foi ! Eux, monsieur, se plaignent de la vôtre. On nous l’a dit hier en plein conseil.

— Mon Dieu ! c’est là, oui, le malentendu. Votre Excellence, je le sais, n’a pas le temps de descendre si bas que là où je suis. Mais peut-être pourrait-elle par d’autres… Je ne demanderais que quelques instants. Si monsieur le baron…

— Permettez-moi de réclamer pour moi seul les services de mon secrétaire. Hors d’ici monsieur peut faire tout ce qu’il veut, et, ajouta gracieusement l’homme d’État en se tournant vers son secrétaire, nous n’avons rien à lui refuser ; mais ici nous avons nos devoirs qui nous réclament, et nous nous y renfermons.

Sur ces mots dits d’un ton net et quelque peu méprisant, le ministre étendit la main sur la sonnette, et le banquier comprenant que l’audience était terminée, se retira à reculons vers la porte, partageant ses genuflexions entre le secrétaire et son patron.

— Quel drôle ! dit le ministre après qu’il fut sorti. Et dire que nous sommes exposés à protéger de pareilles espèces ! Vous allez, mon enfant, je le crains, nous faire commettre de grandes vilenies ; mais, je vous le dis encore une fois, j’entends que vous soyez heureux, je le veux !… Voyons, aurez-vous le cœur de quitter un si bon maître ?

Noël s’inclina sur la main que lui tendait cet indulgent patron dont le visage rayonnait en ce moment de douceur et de joie.

— Je vous abandonne cet homme, continua le vieillard ; seulement, maîtrisez-le, et surtout ne vous compromettez pas, car, après tout, je suis responsable. Vous saurez avant peu ce que pèse ce mot terrible devant une opposition… Allez, mon enfant, reprit-il d’un air triste, après un court moment de rêverie ; il n’y a pas d’audience aujourd’hui, et il faut que je paraisse à la Chambre avant la clôture. Vous ne saurez jamais, jeune conquérant qui escaladez la vie, combien vous envient ces pères conscrits qui vous semblent si rébarbatifs sur leurs chaises curules.

Et il sonna pour demander sa voiture.

— Ah çà ! dit-il en passant devant Noël, et repris d’une gaîté subite, j’espère que vous me présenterez un de ces jours à Mme de Vauchelles ? On la dit fort jolie, et tout ce que je sais d’elle, outre l’intérêt que vous lui portez, m’a donné le plus grand désir de la connaître.

Les élections générales se firent six mois plus tard, et Noël d’Anchères fut envoyé à la Chambre par un département du centre.

Dès l’ouverture de la session, il trouva dans deux ou trois questions spéciales l’occasion de montrer son expérience et ses talents. Cette première campagne lui fut donc favorable, ainsi qu’en avait auguré son patron.

Il prit rang parmi les membres actifs d’une législature, se rendit utile dans les commissions, et porta à la tribune, où il n’apparaissait que rarement et seulement selon le besoin, un talent de parole discret et facile, une vue nette des choses, une éloquence sobre et allant droit au fait.

Il acquit ainsi en peu de temps près de ses collègues de tous les bureaux l’autorité d’un travailleur et d’un esprit juste.


Aux vacances suivantes, sur la plage de Trouville qui commençait seulement alors à prendre faveur, un groupe de baigneurs prenait le frais avant l’heure du dîner, en regardant passer et repasser les promeneurs.

On eût facilement reconnu dans les associés de ce salon en plein air une de ces petites colonies des cercles parisiens, qui se rejoignent partout sans se donner rendez-vous nulle part, et qui transportent en tous lieux, comme l’asphalte du boulevard à la semelle de leurs chaussures, leurs habitudes de vivre et de conversation.

Il s’y trouvait un ou deux militaires, un diplomate, un financier, un artiste en renom, un journaliste et deux ou trois têtes grises, vétérans de l’armée ou de la haute administration.

— Qui donc saluez-vous là ? demanda l’un d’eux à son voisin qui venait de faire un signe amical de reconnaissance à un jeune homme qui passait.

Celui sur qui l’attention était appelée par cette question était un homme de trente ans environ, de jolie figure et de tournure distinguée, et moins signalé par la rosette de sa boutonnière que par son air essentiellement aristocratique.

— C’est, répondit l’interpellé… corbleu ! je vous plains de ne pas le connaître, c’est le nouveau député de…, l’ancien secrétaire du ministre des affaires étrangères. C’est Noël d’Anchères enfin, un des plus charmants et des plus spirituels garçons de Paris.

— Celui, dit un autre, qui a soutenu le projet du gouvernement lors des affaires du Danube ? C’est un garçon qui a un bel avenir.

— Et un beau présent aussi, à ce que je vois, dit un militaire qui avait suivi Noël du bout de sa lorgnette, et qui le vit s’arrêter et prendre place près d’une belle jeune femme assise à l’écart quelque cent pas plus loin.

— Il y a comme cela des êtres privilégiés, observa un moraliste.

— Oh ! repartit le financier, le bonheur lui a coûté cher, ou du moins il l’a fait attendre… Il faut bien, ajouta le même personnage, en se penchant vers son voisin, lui compter ses années de campagne en Orient.

— Ce serait donc pour elle ?…

— De quoi parlez-vous là que nous ne sachions tous ? interrompit le journaliste. La belle personne que voici a envoyé promener notre ami dans l’extrême Orient pendant cinq ou six ans. Il en est revenu diplomate et homme d’État, à peu près comme les pages du moyen-âge revenaient chevaliers après avoir combattu les Sarrazins pour les beaux yeux de leur dame. Je ne vois rien là que de très-romantique et de très-idéal. Elle lui a fait faire son noviciat — un peu long — d’homme de pouvoir et de président du Conseil. C’est à elle que nous devons l’orateur d’aujourd’hui et peut-être le ministre de demain.

— Sans compter, reprit le financier, qu’elle a bien failli lui faire faire un nouveau voyage.

— Il manquait donc quelque chose à son éducation ?

— Bah ! en vérité ?

— Ah ! vous ne savez pas cela, vous autres, continua l’homme de finances. Mais c’est comme je vous le dis. C’était il n’y a pas plus d’un an, avant les dernières élections. Le pauvre jeune homme ! sa malle était faite, et il repartait pour l’Inde, Pondichéry, Calcutta, je ne sais pas au juste.

— Et toujours pour les beaux yeux de la dame ?

— Toujours ! Seulement, cette fois, c’est elle qui l’a retenu. Elle est venue le trouver la veille de son départ et lui a signifié que s’il partait, elle partirait avec lui. Il a eu peur d’un enlèvement, et…

— Mais pourquoi voulait-il partir ?

— Par excès d’amour. Il ne se croyait pas aimé. Que vous dirai-je ?

— Pouff ?

— En voilà un amant ! Et l’on dit que notre siècle n’est pas romanesque. Mais c’est un Amadis, un Galaor que ce garçon-là !

En ce moment les premières fanfares de l’orchestre militaire retentirent à l’extrémité opposée de la plage et entraînèrent de ce côté le flot des promeneurs. Noël d’Anchères suivit le mouvement en donnant le bras à Mme de Vauchelles, et en repassant devant le groupe des causeurs toucha comme la première fois le bord de son chapeau. Tous indistinctement lui rendirent son salut.

— Ma foi ! s’il est aimé, il mérite de l’être, dit un des vétérans, après qu’il fut passé.

— Et ne trouvez-vous pas, lui répondit-on, que si longtemps qu’il ait attendu, il est bien récompensé ?

Les plus jeunes de la petite société se levèrent pour rejoindre la foule.

Les deux vieillards qui s’étaient levés les derniers restèrent de quelques pas en arrière.

— Les choses se sont-elles bien passées comme on le dit ? demanda l’un d’eux à son compagnon.

— Il y a du vrai, répondit l’autre, qui avait été ministre plénipotentiaire. Seulement ces jeunes gens ne savent pas tout. Ce n’est pas par désespoir d’amour, ni parce qu’il doutait de sa dame que M. d’Anchères a voulu s’éloigner de nouveau. Le motif de ce coup de tête était plus délicat. M. d’Anchères, à son retour de son consulat, avait trouvé Mme de Vauchelles sur le penchant de la ruine et du déshonneur, par le fait des scandaleuses opérations de son mari. Il ne put arrêter la ruine de la maison Vauchelles ; mais il sauva la dame et la retira, elle et sa fortune, du gouffre où allait tomber son mari. Il reconnut alors qu’il l’aimait encore, et éperdument, et jugeant indigne de lui parler d’amour après un tel service, il voulut s’expatrier, faisant au souvenir de son premier attachement le sacrifice de son avenir et de son ambition. C’est alors que comprenant toute la noblesse de ce renoncement et de ce sacrifice, Mme de Vauchelles s’interposa. Je crois bien qu’elle y fut un peu poussée par le ministre, que ce départ précipité de M. d’Anchères désespérait, — car il l’aime comme un fils et fonde de grands espoirs sur lui, — et qui lui donna l’éveil, en lui révélant la cause de cette fuite insensée de son secrétaire intime. C’était, comme on vient de vous le dire, avant les élections, et la nomination de M. d’Anchères était assurée. Mme de Vauchelles vint donc le soir, et presque de nuit, trouver M. d’Anchères, la veille du jour marqué pour son départ, et lui déclara que s’il était décidé à se perdre pour elle, elle se perdrait avec lui…

— Oh ! mais ceci tourne au mélodrame, interrompit le second vieillard, ancien manufacturier et qui s’était enrichi dans les affaires. Et, dites-moi, Vauchelles serait donc ruiné ?

— Non. Vauchelles est en ce moment à Constantinople avec mission du gouvernement de faire une enquête sur les finances de la Turquie. Ses affaires de Paris sont entre les mains des liquidateurs de la Banque. Sous cette condition on lui a promis de protéger ses intérêts en Allemagne où il est, dit-on, fort compromis.

— De Vauchelles, dit avec fureur le vieux manufacturier, est un vrai bandit ! Il a depuis dix ans roulé tous les banquiers, ruiné plus de huit cents maisons, et il vit comme un corsaire, narguant les lois, dans son repaire de la rue des Trois-Frères. M. d’Anchères, s’il s’intéresse à la femme, fait bien de nettoyer la maison ; mais je crains qu’il n’ait bien du mal… N’y avait-il pas, à côté de Vauchelles, un complice, un homme de paille… ?

— Un drôle, un coquin, fils du pauvre D… qu’il faisait mourir de peur, plus redoutable encore et plus audacieux que son patron. Heureusement, il s’est fait dernièrement casser la tête en Suisse par un joueur qu’il avait impudemment volé, un Russe, m’a-t-on dit, qui lui a logé à trente pas une balle dans la tête.

— Quelle chance ! Mais alors les choses se terminent à peu près comme un opéra italien. Le traître est puni, le jaloux banni, les affaires s’arrangent, et les heureux amants chantent avec exaltation : Amor ! possente nume ! Il ne manque plus qu’une chose au bonheur de M. d’Anchères…

— C’est ?

— C’est que de Vauchelles engage à Péra une partie contre un Russe à mauvaise tête, qui…

— Y pensez-vous ? Le ministre, s’il vous entendait, serait capable d’assurer la vie de M. de Vauchelles. Ne devinez-vous pas qu’il rêve pour son élève quelque magnifique alliance. Les simples particuliers, mon cher, peuvent aimer comme ils veulent. Mais un homme d’État doit se mettre en règle avec la morale publique. Il lui faut des liens légitimes. Le ministre là-dessus n’entend pas raillerie. Aussi verrez-vous un de ces jours M. d’Anchères marié, bon gré mal gré.

— Pauvre Mme de Vauchelles ! Pauvre M. d’Anchères !

— Madame de Vauchelles aura été son étoile, sa Béatrix. Elle-même, si elle lui est vraiment dévouée, doit comprendre les nécessités de la politique… Mais où donc sont nos jeunes gens ?


fin