La Part du feu

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André Sagnier (p. 1-36).

LA PART DU FEU



LES TERREURS DU BOURGEOIS PRUDENCE
ET DE SON AMI FURIBUS


Par M.-L. GAGNEUR





Il y a quelques mois, dans un opulent salon de la rue Royale, Furibus et son ami Prudence, riches rentiers, oisifs de naissance, jouaient au tric-trac, leur passe-temps favori.

Leur étroite amitié était cimentée par la conformité de fortune, de goûts, d’opinions.

Furibus occupait le premier étage d’un immeuble qui lui appartenait.

Prudence demeurait au second.

Chaque jour, ils se réunissaient pour se distraire de leurs rhumatismes, commenter les journaux et le cours de la rente, sonder l’obscur horizon de la politique et approfondir l’étude du tric-trac.

Ainsi s’écoulaient ces deux belles et utiles existences.

Belles ! ils avaient chacun plus de cent mille francs de rente.

Utiles ! ils dépensaient leurs revenus, et, comme le disait Furibus, contribuaient ainsi à faire prospérer l’industrie.

D’après ce préambule, on le devine, Prudence et Furibus étaient deux bons et honnêtes bourgeois, capitonnés dans leur bien-être et dans leur égoïsme, et par conséquent deux fanatiques partisans de l’ordre et de la royauté, deux conservateurs à outrance, selon la formule consacrée, de la religion, de la famille et de la propriété.

La religion ! Ce n’était pas qu’au fond ils fussent croyants le moins du monde. À huis clos, ils glosaient volontiers sur la prêtraille et se vantaient d’être parpaillots.

— Qu’avons-nous besoin, nous, de religion ? disait Furibus. N’avons-nous pas le nécessaire et même le superflu ? Nous ne prendrons donc jamais rien à personne. Mais au peuple il faut une croyance qui lui enseigne la résignation, le mépris des richesses, l’amour de la pauvreté, en tout cas, le respect du bien d’autrui et la crainte salutaire de l’enfer, corollaire essentiel de la crainte du gendarme.

La famille ! Tous deux la respectaient fort, en parole du moins, car ils avaient bien sur la conscience quelques mignons adultères que, dans l’intimité, ils traitaient tout au plus d’aimables fredaines, de galantes peccadilles.

La propriété ! Sur cette grave question seulement ils étaient de bonne foi, tout à fait conséquents et intraitables.

Cependant Prudence et Furibus ne pensaient pas sur tous les points exactement de même. Cela tenait à la différence de leurs caractères.

Prudence était doux, calme, voire même un peu philosophe et raisonneur.

Furibus était, au contraire, vif, emporté, bouillant. Trop peu réfléchi pour se former une opinion à lui, il admettait les idées toutes faites du milieu bourgeois où s’était écoulée son existence.

Mêmes contrastes au physique qu’au moral.

Prudence était grand, maigre, pâle. Ses joues creuses, ses rides sévères, ses yeux enfoncés sous l’orbite lui donnaient l’air méditatif. En cet instant, un pli profond entre les deux sourcils attestait une préoccupation inquiète et pénible.

Furibus, lui, était petit, replet. Son ventre s’étalait plantureusement de l’un à l’autre bras du fauteuil. Dans sa face rebondie et vermillonnée brillaient des yeux lumineux et durs.

Donc les deux amis jouaient au tric-trac.

À côté d’eux, mademoiselle Virginie Furibus, frêle et pâle comme toutes les jeunes filles élevées dans l’oisiveté, travaillait distraitement à un ouvrage de broderie. De temps à autre, elle levait sur les joueurs un regard ennuyé.

— Voyons, dit tout à coup Furibus à son ami, marque donc ton jeu. Je ne sais vraiment pas où tu as la tête aujourd’hui.

— Ah ! oui, c’est vrai, repartit Prudence, qui parut sortir d’un rêve.

— C’est à toi de jouer, reprit Furibus.

— C’est à moi ?

— Eh ! sans doute !

Et Furibus, impatient des distractions de Prudence, secouait avec violence les dés dans le cornet.

Mais Prudence, toujours distrait, se mit soudain à jouer dans le jeu de Furibus.

— Ah ! pour le coup, c’est trop fort ! À quoi, saperlotte ! penses-tu donc ?

Prudence passa la main sur ses yeux comme pour en chasser une vision importune.

— Peut-être êtes-vous souffrant, monsieur Prudence ? demanda doucement Virginie.

— Mais non, répondit-il en affectant un air dégagé.

— Alors, si tu ne souffres pas, reprit vivement Furibus, tu as certainement quelque chagrin, quelque ennui, une préoccupation enfin. Depuis quelque temps, tu changes à vue d’œil. Quand je te parle, c’est à peine si tu réponds. Je t’entends presque toutes les nuits te promener dans ta chambre à grands pas. Corbleu ! si je savais que tu eusses des secrets pour un vieil ami, qui, lui, pense tout haut devant toi !…

— Je n’ai rien, je t’assure. Voyons, à toi de jouer.

Furibus jeta le cornet et les dés avec colère.

— Non, je ne jouerai pas que tu ne m’aies dit ce qui te trotte par l’esprit. Si Virginie est de trop…

— Eh bien ! oui, mes amis, j’ai là quelque chose qui m’oppresse, qui m’étouffe, dit enfin Prudence.

Il cacha son visage dans ses mains.

Furibus et Virginie le supplièrent de leur confier son douloureux secret.

— Ah ! mes amis ! soupira Prudence, comment vous dire cela ? Depuis quelques mois, je suis obsédé par une idée fixe, plus que cela, un cauchemar, un fantôme horrible, qui me poursuit dans la veille comme dans le sommeil.

— Grands dieux ! pensa Furibus, ce pauvre Prudence deviendrait-il fou ?

— Mais enfin, qu’est-ce que ce fantôme ? Quelle forme affecte-t-il pour t’impressionner ainsi ?

— C’est une vision effroyable. Le supplice de Pascal, qui voyait sans cesse béant à ses pieds le trou incandescent de l’enfer, n’était rien à côté de celui que j’endure.

— Aurais-tu peur de l’enfer, par hasard ?

— Tu sais bien que non. Malheureusement ma vision est une réalité.

— Alors parleras-tu ?

Virginie avait cessé de tirer son aiguille. Elle fixait sur l’ami de son père des yeux effrayés.

— Eh bien ! donc, écoutez, dit Prudence en exhalant un pesant soupir. Il y a quelque temps, j’eus un rêve. Dans la soirée, nous avions eu une discussion assez vive sur les causes de nos infortunes et sur les dangers qui menacent encore notre malheureux pays. Je venais de m’endormir, l’âme agitée, inquiète, lorsqu’une apparition étrange, fantastique, épouvantable, se dressa devant moi.

C’était un monstre immense, une hydre, non pas l’hydre à cent têtes, mais une hydre avec des millions de têtes, dont les yeux sanglants, menaçants, terribles, se fixaient sur moi, dont les gueules béantes dardaient des langues de flamme. Et, sous le ventre du monstre, des millions de bras, armés de griffes aiguës, tenaces, s’étendaient, rampaient, couvraient, embrassaient le monde pour l’étouffer dans leur hideuse étreinte. Mais bientôt, en face de cette hydre colossale, m’apparut, s’apprêtant à la combattre, une nuée de Lilliputiens. Des généraux, en ordre de bataille, agitaient des oriflammes où se lisaient : Wissembourg, Frœschwiller, Forbach, Sedan, Metz, Orléans, Pontarlier, Paris. Et derrière ces généraux, toute une armée de bons et gros bourgeois, pansus, goutteux, cacochymes, ouvrant des yeux effarés ou furieux. Tu t’y trouvais, Furibus. J’y étais également ; et ma foi ! nous faisions là tous deux piteuse grimace. Tremblant de peur, tu t’accrochais à mon bras qui tremblait aussi. Mais, pour dissimuler leur terreur, tous ces guerriers improvisés trépignaient, vociféraient, hurlaient.

— Sus au monstre ! criaient-ils, luttons, battons-nous !

— Quel est donc ce monstre ? demandai-je, et pourquoi nous battre ? Est-ce un nouvel ennemi de la patrie ?

— Ah ! il s’agit bien de la patrie ! me fut-il répondu. Il s’agit de ce que nous avons de plus cher, de plus précieux, il s’agit de nos biens, que l’infernale goule voudrait dévorer.

En cet instant, ordre fut donné d’engager la bataille.

Les vaillants généraux s’élancèrent sur le monstre, dont plusieurs têtes tombèrent.

L’héroïque phalange chantait victoire, battait des mains ; mais bientôt cette joie se changea en consternation. À la place de chaque tête il en renaissait, dix, vingt, cent, plus terribles, plus menaçantes. Alors j’entendis un groupe de légistes qui criaient : « Vite un projet de loi contre le monstre ! »

Cependant l’hydre avançait toujours, nous défiant de ses grands yeux rouges, sardoniques.

Heureusement, je m’éveillai. J’étais tout en sueur, j’avais la tête en feu. Pour chasser ce cauchemar, je courus à la fenêtre, je l’ouvris. La nuit était sombre. Cependant, à la lueur indécise des becs de gaz, se dessinaient les ruines de la rue Royale. Et, quoique éveillé, je vis encore surgir du milieu de ces ruines le monstre infernal.

Je fermai la fenêtre. Je me replongeai dans mon lit, cachant ma tête sous mes couvertures pour échapper à l’effroyable vision. Mais le cauchemar me poursuivit. Je ne me rendormis que vaincu par la fatigue et par la fièvre. Le rêve reparut. Et depuis ce jour, j’ai beau faire, le monstre est là, toujours là, m’obsédant sans cesse. Je sens sur mon visage son souffle de flamme ; je vois le rire diabolique qui éclate dans ses yeux ardents ; et j’ai beau me dire : cela n’est pas, c’est un rêve ; malheureusement cela est, le monstre existe ; il nous dévorera, Furibus !

— Voyons ! voyons ! rassure-toi, mon pauvre Prudence. C’est une hallucination qui passera. Nous tâcherons de calmer ton esprit malade.

— Hélas ! mon esprit se porte trop bien : il voit trop clair.

— Décidément, ce pauvre ami a perdu la raison, pensa Furibus, qui regarda sa fille d’un air consterné.

— Je devine ta pensée, reprit Prudence, tu me crois fou. Ah ! plût à Dieu que cette hydre ne fût que la création délirante d’un cerveau détraqué ! exclama-t-il en essuyant la sueur qui ruisselait de son front. Mais ce monstre n’est qu’une image, hélas ! trop exacte. Ne l’as-tu pas reconnue ?

— Une image de quoi ? demanda Furibus, qui craignit de comprendre.

— Du prolétariat coalisé et organisé, autrement dit de l’Internationale, répondit Prudence d’une voix sourde.

Furibus tressaillit, et Virginie laissa tomber sa broderie.

— Oui, reprit Prudence, cette hydre, c’est l’image du prolétariat qui couvre le monde, qui commence à prendre conscience de sa force, qui se redresse et qui menace. L’Internationale, c’est la coordination de cette force, jusque-là éparse, incohérente ; c’est l’association formidable du travail contre le capital.

— Ah ! peux-tu bien me bouleverser ainsi ! s’écria Furibus. Si je reprends cette nuit mon accès de goutte, c’est ton rêve absurde qui en sera cause. Il me semble déjà ressentir des élancements dans l’orteil.

— Moi-même j’en ai perdu le sommeil.

— Ah bah ! tes terreurs sont, pour le moment du moins, tout à fait chimériques. Le monstre est vaincu.

— Tu le crois vaincu, pour quelques têtes abattues ! Tiens, lis donc !

Et il passa à Furibus un journal en lui désignant un article intitulé :

« Résolutions adoptées par les délégués de l’Association internationale des Travailleurs, réunis à la dernière conférence tenue à Londres. »

— Lis surtout l’article 8, relatif aux producteurs agricoles. Tu verras que, non contents d’englober, dans leur sinistre réseau, toutes les classes ouvrières et manufacturières, ils cherchent le moyen d’obtenir l’adhésion des producteurs agricoles au mouvement du prolétariat industriel ; tu verras qu’ils se disposent à envoyer des émissaires dans les campagnes pour y organiser leur propagande et fonder des sections agricoles. Lis tout enfin, et tu sauras que l’hydre maintenant étend ses ramifications dans l’Europe entière, qu’elle mine toute la vieille civilisation, et que de son souffle puissant elle peut, d’un moment à l’autre, faire crouler la société européenne.

Furibus lisait attentivement le journal. À mesure qu’il avançait dans sa lecture, ses narines frémissaient, ses yeux s’injectaient, ses joues même pâlissaient.

Quand il eut terminé :

— Virginie, dit-il d’une voix étouffée, donne moi un verre d’eau… Ah ! cela va mieux !… C’est que, en lisant cela, je pensais aux ouvriers de mon usine, à leur esprit de révolte, à leurs incessantes réclamations. S’ils étaient affiliés, eux aussi !

— Ils le sont, n’en doute pas. Un de ces jours, ils te feront la loi.

— Mais non, mais non, l’ordre est rétabli, te dis-je. En France, du moins, le monstre est saigné à blanc, et, avant qu’il ne reprenne vie, nous aurons un roi qui mettra l’hydre à la raison.

— Un roi ! et lequel ?

— N’importe lequel, une citrouille au bout d’un bâton, pourvu que cela s’appelle un roi. La royauté seule, c’est-à-dire un pouvoir stable et fort, peut nous sauver.

— Allons donc, la royauté est morte, mon cher. Ce que tu viens de dire le prouve assez : « N’importe lequel, une citrouille au bout d’un bâton. » La royauté n’avait qu’une base : son origine divine, c’est-à-dire le prestige. Or, le prestige n’existe plus, même chez les partisans de la royauté. Un roi ? Il ne règnerait pas deux ans. Depuis mon fatal rêve, je me demande avec angoisse s’il n’y aurait pas un moyen de conjurer le fléau, d’apaiser le monstre. La compression ! C’est vouloir une explosion plus terrible.

— Je t’en prie, Prudence, laissons ce sujet, reprenons notre partie, car, vois-tu, j’aime mieux ne pas penser à tout cela. Du moins, profitons du répit que ton hydre nous laisse.

— Je le veux bien, reprenons notre partie, dit Prudence, qui agita les dés dans le cornet.

— Pair ou impair ?

Il jeta les dés.

— Impair ! cela ne sera pas pour 72, mais pour 73 !…

— Comment, pour 73 ? demanda Furibus.

— Eh oui ! en 73, le grand cataclysme !

— Quel cataclysme ?

— L’engloutissement de notre vieille société. Allons, à toi ! joue !

— Corbleu ! on dirait que tu prends à tâche de me faire monter le sang à la tête ! J’en vois tout trouble. Et tu dis qu’il y aurait moyen d’apaiser la terrible goule.

— Oui, peut-être !

— Lequel ?

— La rassasier.

— Merci ! la rassasier !

— Ou du moins satisfaire à ses exigences les plus pressantes.

— Ah ! oui, je te vois venir : l’impôt sur le revenu, n’est-ce pas ? Moi, mon cher, je suis de l’avis des hommes d’État qui nous gouvernent : « Il ne faut pas appauvrir les riches. L’impôt sur le revenu, ce serait ouvrir la porte au socialisme. Le socialisme par l’impôt est le plus dangereux de tous : c’est le loup qui revêt la peau du mouton. »

— Alors, selon toi, il vaut mieux appauvrir les pauvres ?

— Ta, ta, ta ! est-ce que je dis cela ?

— En effet, ces choses-là ne se disent pas ; on se contente de les faire.

— Ah çà ! ah çà ! s’écria Furibus, stupéfait, en se soulevant à demi sur ses mains qu’il appuyait sur la table de tric-trac, est-ce que, par hasard, mon ami Prudence serait devenu… démocrate, républicain, socialiste ?…

— Je ne suis rien de tout cela ; je suis un bourgeois comme toi. Je cherche simplement les moyens de conserver nos fortunes, d’assurer notre sécurité. Or, je crois qu’il est plus que temps de nous occuper de ceux qui souffrent, et que c’est à la bourgeoisie de prendre l’initiative des justes réformes.

— Nous payons des députés, des hommes d’État, pour faire nos affaires. Cela ne me regarde pas.

— Cela ne te regarde pas ! Hélas ! c’est cette indifférence, cet aveuglement volontaire, qui perdront la bourgeoisie ! Cela ne te regarde pas ! Que celui dont le travail te nourrit et fournit à ton luxe, mange ou ne mange pas, cela ne te regarde pas ? Et la solidarité, mon cher ?

— La solidarité ! s’écria Furibus, dont l’œil étincela, dont les joues empourprées semblèrent prêtes à éclater, vas-tu à présent me parler de solidarité ! Pourquoi pas aussi de fraternité ? C’est avec ces grands mots vides de sens, qu’on exalte le peuple, qu’on perd les sociétés !

— C’est avec ces mots-là qu’on les sauve !

— Tu m’exaspères à la fin avec tes billevesées de philanthrope. Chacun pour soi, chacun chez soi ! La fraternité ou la mort ! J’aime mieux la mort !… Ah ! je suffoque… Virginie, un verre d’eau !…

— Malheureusement, mon pauvre Furibus, continua Prudence, beaucoup des nôtres pensent comme toi et surtout agissent comme tu penses, et c’est pourquoi le monstre nous dévorera. Les forts absorbent les faibles : d’après Darwin, c’est une loi de nature. Nos conventions économiques, qui favorisent la bourgeoisie au détriment du prolétariat, en ont fait jusqu’à ce jour une loi sociale ; mais voilà que les termes changent. Les forts maintenant, ce sont eux ; les faibles, c’est nous. Ils sont vingt contre un, et quand ils voudront s’unir, — ils commencent à le comprendre, — force nous sera de plier. Ah ! devant cette formidable menace, qu’est-ce que nos luttes politiques, nos embarras financiers ? qu’est-ce que la menace même de la Prusse ? La Prusse croulera comme nous, car le dragon est plus terrible et plus fort que Guillaume et Bismark. Tu as peur, n’est-ce pas ? Moi aussi, j’ai peur. Or, la peur pousse aux concessions.

— Enfin, explique-toi. De quelles concessions parles-tu ?

— Le capital a des privilèges…

— Des privilèges ? Déclamations que tout cela ! L’égalité est la base de nos constitutions.

— Sans doute, repartit Prudence, l’égalité est écrite dans nos constitutions ; mais, en fait, elle n’existe pas. Bien plus, la plupart des conquêtes de 92 sont remises en question. La classe qui possède le capital, et qui s’appelle elle-même classe dirigeante, a su créer à son profit certains avantages qui lui assurent la suprématie sur le prolétariat, et qui constituent de véritables privilèges.

Ainsi, toutes les constitutions, depuis 89, ont reconnu le droit pour tous d’arriver aux emplois publics. Mais l’instruction secondaire, qui seule donne accès aux fonctions publiques et aux professions libérales, n’est abordable que pour les riches.

Ainsi, ces mêmes constitutions décrètent la proportionnalité de l’impôt ; cependant les impôts de consommation, qui continuent à prévaloir, grèvent le pauvre proportionnellement beaucoup plus que le riche.

Ainsi, la justice doit être la même pour tous. Mais le coût élevé des frais judiciaires la rend inaccessible, pour ainsi dire, aux pauvres gens.

Ainsi, le suffrage universel lui-même, cette première base de l’égalité, et que deux révolutions nous avaient conquis, la bourgeoisie, effrayée du pouvoir qu’il donne au peuple, s’apprête, comme en 1849, à le restreindre.

Ainsi, après nos désastres, tout le monde reconnaissait la justice et la nécessité du service obligatoire pour tous. Mais, grâce au système de la substitution perfidement introduit dans la nouvelle loi militaire, l’impôt du sang continuera à être payé surtout par le peuple.

Il est d’autres privilèges qui tiennent plus spécialement aux rapports du capital et du travail.

Le capital ne continue-t-il pas à faire la loi au travail, à le retenir dans une sorte de servage, à lui imposer de dures conditions, que la misère l’empêche de discuter ? Pendant que les patrons se réunissent et se coalisent librement, n’entrave-t-on pas les réunions d’ouvriers ayant pour but la discussion de leurs intérêts généraux ?

Notre système de crédit ne favorise-t-il pas également le capital ? Tandis que le capitaliste emprunte à la Banque de France au taux de 3 à 7 pour cent, le travailleur, lui, en offrant pour gage ses effets les plus nécessaires, emprunte au Mont-de-Piété au moins à 12 pour cent.

Nieras-tu que ce ne soient là de véritables privilèges, de révoltantes injustices ? Or, ce sont ces privilèges, ces injustices, que la bourgeoisie devrait, dans son intérêt bien entendu, définitivement abandonner.

— Non, rien, jamais ! riposta Furibus. Je ne reconnais que le droit tel qu’il est établi. Je tiens à mes vieilles idées tout aussi fortement que les hommes d’État qui nous gouvernent ; et, s’il faut mourir pour les défendre, je suis prêt.

— Le droit établi ! Tu me fais pitié. Un grand politique l’a dit : « La force prime le droit. » Cela est vrai en fait, sinon en principe. Or, le monstre, je le répète, a la force pour lui.

— Assez, assez, tes prédictions m’agitent la bile.

— Père, dit Virginie, je suis de l’avis de M. Prudence. Je crois aussi qu’il vaudrait mieux faire des concessions.

— Pourvu seulement, reprit Prudence, qu’il en soit temps encore. La bourgeoisie de 72 remplace la noblesse de 89. Elle est aussi personnelle ; elle a la grandeur de moins. Quand la noblesse de 89 déposa ses vieux parchemins sur l’autel de la patrie, il était trop tard. Notre bourgeoisie ne cédera non plus ses privilèges que le couteau sur la gorge. Pourvu, te dis-je, que ce ne soit pas trop tard !

— Mais, encore un coup, repartit Furibus, ce n’est pas moi qui fais les lois.

— Non, mais ce sont les députés que nous avons nommés, et qui représentent l’esprit étroit et personnel de la bourgeoisie actuelle.

— Allons, allons, décidément, mon pauvre vieux, tu as l’imagination malade ; il faut soigner cela. En attendant, au diable ton hydre, tes monstres, tes cauchemars, et continuons notre partie, afin d’oublier un peu les sinistres balivernes que tu viens de me raconter ! Saperlotte ! n’avons-nous pas une armée qui saura contraindre ta goule à rentrer dans son souterrain ?

— Soit, jouons, je le veux bien.

Au moment où Furibus reprenait le cornet, un domestique entra et lui remit une dépêche télégraphique.

— Bon ! dit-il, une dépêche du directeur de mon usine, une nouvelle tuile qui me tombe sur la tête : un rouage brisé sans doute, une machine éclatée.

Il déploya fiévreusement le papier.

La dépêche était ainsi conçue :

« Les ouvriers se sont mis en grève ; ils demandent un franc de plus par jour et une heure de travail de moins. »

À cette lecture, et malgré sa goutte, Furibus se leva. La colère avait vaincu la douleur. Il était blême, avec de larges plaques rouges. Les yeux semblaient lui sortir de la tête. Il suffoquait, et il ne put d’abord articuler que ces mots :

— Virginie, ma cravate… de l’air… de l’eau… j’étouffe !… Ma goutte !… Au secours !…

Virginie et Prudence s’empressèrent à le secourir.

— Ah ! je vais mieux ! Ce n’est rien, dit-il enfin. Vite, une plume ! une plume !

Il écrivit :

« Ne cédez pas un centime ! pas une minute ! »

— Porte cela, ordonna-t-il à Virginie.

— Voyons ! as-tu bien réfléchi ? demanda Prudence, qui arrêta le papier.

— Est-il besoin de réflexion ? Je ne veux pas céder, voilà tout. Je briserais plutôt mes machines de mes propres mains.

— Alors tu laisserais chômer ton usine ?

— Elle chômera.

— Tes ouvriers crèveront de faim.

— Cela les regarde. Je n’élèverai pas leur salaire. Plus ils gagnent, plus ils gaspillent. Je leur donne six francs par jour, et ils les dépensent ; s’ils n’en gagnaient que trois, cela n’arriverait pas[1].

Prudence, ne trouvant rien à répondre à pareil raisonnement, se contenta de hausser les épaules.

— Père, dit à son tour Virginie, songe donc que ces pauvres gens ont des femmes, des enfants à nourrir…

— Qu’est-ce que cela me fait ?

— Ne t’entête pas, je t’en prie. Nous diminuerons un peu notre luxe. Je te promets de restreindre mes frais de toilette.

— Non, non, laissez-moi, c’est mon dernier mot.

Il sonna.

Un domestique parut.

— Portez sur-le-champ cette dépêche.


Cependant Furibus continuait à exhaler sa fureur.

— Eh bien, dit Prudence en souriant, reprenons-nous la partie ?

— Non, non ! Dans l’état où je suis, c’est impossible. Ce qui me révolte le plus, c’est l’ingratitude de ces gens-là. Je suis un patron modèle, j’aime mes ouvriers, je m’intéresse à leur sort.

— En tout cas, c’est un amour fort platonique, car tu ne vas jamais visiter ton usine.

— Certes, c’est une affection de raison. Je me dis : voilà de pauvres diables qui contribuent à mon opulence ; je leur dois en retour de bons procédés. Je leur ai fait bâtir des habitations saines et commodes.

— Que, par parenthèse, tu leur loues assez cher.

— N’ai-je pas fondé une cantine, une société de secours mutuels et de prévoyance ?…

— Oui, dans laquelle tu leur dénies toute direction.

— Leur ai-je jamais refusé des avances, quand ce sont de bons ouvriers ?

— C’est-à-dire quand tu n’as rien à perdre.

— Et voudrais-tu que j’y perdisse ?

— Non sans doute, mon ami ; seulement je cherche à expliquer l’ingratitude de tes ouvriers.

— Oui, oui, ingratitude ; je maintiens le mot.

— Et ce sera toujours ainsi fatalement tant qu’on n’aura pas trouvé le moyen de faire cesser entre les capitalistes et les travailleurs la divergence ou, pour mieux dire, l’antagonisme des intérêts. Là est le problème que devraient chercher à résoudre, toute affaire cessante, nos hommes d’État et tous les esprits éclairés ; car il n’est si grand danger que celui de l’hydre aux millions de gueules, aux millions de bras. Pour mon compte, depuis mon fatal rêve, je lis, j’étudie, je cherche…

— Toi !… toi !…

— Positivement. Moi, Prudence, l’ancien viveur, léger, insouciant, je suis devenu sage. Je pense qu’au lieu de toujours écarter ce terrible problème du paupérisme, qui se dresse aujourd’hui si menaçant, il faut l’aborder résolument, pousser droit au monstre, lui arracher ses voiles. Nous, bourgeois, nous avons cru jusqu’à ce jour que la République, c’était là le vrai, le redoutable ennemi qu’il fallait combattre ; que ce gouvernement, par cela même qu’il favorisait le développement des libertés, était nécessairement fatal à l’ordre, et que la monarchie pouvait seule garantir cet ordre. Cependant, il en est des forces morales comme des forces matérielles : plus on les refoule, plus l’explosion est terrible. Vois ce qu’ont produit ces vingt années de despotisme impérial, ajouta-t-il en lui désignant les ruines. Une sage République, au contraire, eût peut-être déjà résolu, par la liberté de discussion et d’association, ces grandes questions sociales qu’on a beau nier, qui existent, et qui menaceront l’ordre et la propriété tant qu’on n’en aura pas trouvé et appliqué la solution.

— Ta, ta, ta ! sornettes débitées par les mécontents, les agitateurs !

— Suis-je rien de tout cela ? Non, je ne suis qu’un peureux comme toi. Seulement, il y a entre nous cette différence : c’est que la peur t’aveugle, tandis qu’elle m’a ouvert les yeux.

Écoute : depuis quelques mois, tout ce qui a été écrit sur ce sujet ardu, je l’ai lu et médité.

— Voilà donc pourquoi je t’entends si souvent, la nuit, marcher dans ta chambre ?

— Sans doute. Je pense que nous n’avons même plus le temps de dormir si nous voulons prévenir la terrible crise.

— Eh bien ! le résultat de ces profondes études ?…

Prudence se leva et arpenta le parquet à grands pas.

— C’est inutile, dit-il, tu ne saurais me comprendre.

— Tu me regardes donc comme un imbécile ?

— Non, mais comme un vrai bourgeois tout emmaillotté dans les préjugés de ton temps.

— Je me regarde, moi, tout bonnement comme un homme sensé, peu accessible en effet aux billevesées des socialistes, de ces prétendus philosophes qui veulent tout bouleverser, sous prétexte de régénérer.

— Alors, à quoi bon te dire le résultat de mes réflexions ?

— Tu serais donc devenu, toi aussi, un songe-creux ?

— Au contraire, j’ai observé, étudié, en me plaçant en face de la réalité, et j’ai sondé la plaie, le scalpel à la main. Les songe-creux, c’est vous, qui ne voulez pas voir la situation telle qu’elle est, qui vous entretenez dans vos illusions et qui croyez que réprimer les aspirations des masses, étouffer les questions sociales, c’est assurer votre tranquilité.

— Ah ! la situation, la question, je les connais aussi bien que toi ! Les aspirations des masses, c’est l’éternel : « Ôte-toi de là que je m’y mette. »

— Non, mon cher, les aspirations des masses, c’est : répartition plus équitable des charges sociales, des avantages sociaux et des produits du travail. Capital et travail, tel est actuellement le plus brûlant, le plus irritant des dualismes. À qui la faute si ce dualisme prend aujourd’hui le caractère d’une guerre sociale, comme l’antagonisme de la liberté et du pouvoir, de l’égalité et du privilège, a causé et cause encore nos révolutions politiques ? La faute, encore une fois, en est à la bourgeoisie, qui oublie l’histoire de sa propre émancipation, et qui imite, à l’égard des prolétaires, des salariés, l’aveugle et fatale conduite que la noblesse et le clergé tenaient autrefois envers elle.

— Et moi, repartit Furibus avec véhémence, je prétends qu’il n’y a aucun rapport, aucun, aucun.

— C’est-à-dire que la situation est pire. 89 a affranchi le paysan de la féodalité territoriale. Mais tandis que la situation des paysans s’améliorait, celle des ouvriers empirait par le développement des grandes manufactures ; car, en perdant leurs instruments de travail, ils perdaient l’indépendance. En effet, le nouveau système industriel, qui tue les petites industries et concentre en quelques mains les instruments de travail, fonde nécessairement une nouvelle féodalité aussi oppressive que la féodalité de la terre. Qu’importe qu’il crée quelques grandes fortunes, si, malgré l’élévation apparente des salaires, il accroît la misère et la servitude du grand nombre !

— Misère, servitude ! Pourquoi pas esclavage ? Je les sais par cœur, les grands mots de ces philanthropes, qui n’ont jamais observé les ouvriers que dans leurs livres. Vois donc ce qui se passe dans mon usine. N’ont-ils pas trop de liberté, puisqu’ils peuvent se coaliser, se mettre en grève, ruiner leur patron, entraver l’industrie ?

— Qu’est-ce que ce droit de coalition, sans le droit de réunion et d’association ? Et que peuvent-ils, je le répète, contre la coalition des patrons, bien plus facile et plus puissante que la leur ?

— Et tu voudrais changer cela ? s’écria Furibus, dont les yeux étincelèrent, tu les voudrais plus puissants que les patrons !

— Écoute, mon pauvre Furibus, je ne veux rien, je constate. Je crois que nous sommes à un moment de suprême crise ; je crois qu’on pourrait la diriger, mais non l’empêcher, car telle est la marche nécessaire des choses. Prête-moi toute ton attention ; c’est de la haute politique.

Quand une société a atteint un certain degré de civilisation, si elle ne contient pas des éléments de vitalité assez puissants pour soutenir ce mouvement ascensionnel ; si elle ne fait pas de nouvelles découvertes en proportion des besoins que cette civilisation développe dans les classes inférieures ; si elle ne trouve pas des combinaisons économiques qui répartissent cette richesse en équilibrant les deux pôles sociaux : opulence et misère ; si elle n’adopte pas aussi une forme de gouvernement qui développe, par la liberté, les énergies et l’initiative individuelle ; si, enfin, elle ne se crée pas une morale humanitaire assez élevée et assez forte pour remplacer la morale religieuse, sapée par les progrès de la raison, il se produit nécessairement dans cette société : d’un côté, l’affaissement, l’énervement des classes riches par l’abus de la richesse, l’excès du luxe et de la sensualité ; de l’autre, des aspirations, chez les classes pauvres, des excitations, qui conduisent fatalement cette société au bouleversement, à la ruine.

— Peut-être ! dit Furibus, à moins qu’une main de fer ne sauve cette société en péril !

— Cette main de fer, l’empire ne l’a-t-il pas étendue sur nous ? N’est-ce pas lui, au contraire, qui a développé tous ces symptômes et précipité la crise ? Comme les civilisations anciennes, la société française va périr peut-être par l’excès même de son raffinement. Sont-ce bien les barbares du Nord qui ont anéanti la civilisation romaine ? Non. À mon sens, les trois grands éléments de dissolution de la société romaine et qui ont paralysé le mouvement ascensionnel dont je parlais tout à l’heure, sont : l’épicurisme, le christianisme, le césarisme, qui tous trois, par des causes diverses, ont produit l’énervement. Ces trois grands éléments de dissolution, nous les retrouvons dans nos sociétés modernes. Sont-ce bien les Prussiens qui nous ont vaincus ? Non. La première cause de nos désastres, c’est l’affaissement de la nation française par l’excès du despotisme, du sensualisme et du bigotisme.

Nous ne pouvons nier notre décadence, puisque cette bourgeoisie, d’où sortirent les géants de 89, n’a pu, dans ces derniers temps, donner à la France ni un homme de guerre ni un véritable homme d’État. Quant au peuple, aussi sceptique maintenant que la bourgeoisie, excité par le spectacle de son luxe, il se rit des mots creux dont elle voudrait encore le bercer ; il lui faut sa place au banquet et les satisfactions matérielles que réclament ces natures énergiques. Donc le problème actuel palpitant est celui-ci : trouver le moyen de satisfaire à ces nouvelles exigences, découvrir une combinaison économique qui augmente la richesse en faisant disparaître, sans léser personne, l’antagonisme du capital et du travail, du patron et de l’ouvrier.

— Parfait ! parfait ! s’écria ironiquement Furibus. Trouve le moyen d’augmenter la richesse, de manière à satisfaire tout le monde, et je serai le premier à accueillir ta découverte.

— Le moyen est trouvé.

— Allons, pensa Furibus, le malheureux est encore plus malade que je ne le supposais. Bah ! exclama-t-il, aurait-on découvert quelque nouvelle Californie ?

— Mieux que cela.

Furibus regarda son ami avec une réelle pitié.

— Voyons cette mine de Golconde.

— C’est toute une révolution économique à t’expliquer.

— Et tu crains que je ne puisse m’élever à ces hauteurs !

— Je vais tâcher d’être clair.

Actuellement, malgré les progrès de l’agriculture et de l’industrie, les éléments de la production ne rendent pas ce qu’ils pourraient rendre, parce que le travailleur, n’ayant pas d’intérêt direct dans la création des produits, n’y apporte ni toute son intelligence ni toute sa force musculaire, et parce que le patron n’a pas toujours l’activité nécessaire ni une entente suffisante des affaires.

— Ah ! j’ai peur de trop bien te comprendre. Arrête ! arrête ! interrompit Furibus, en levant les bras au ciel. Tu trouves, n’est-ce pas, que je ne dirige pas convenablement mon usine ?

— Je vais même jusqu’à trouver que tu cultives fort mal, ou même que tu ne fais pas cultiver du tout, ta grande propriété de l’Allier.

— Et alors tu conclus ?…

— Que ce sont là des éléments de richesse perdus pour la société.

— La société ! la société ! Je m’en moque pas mal de ta société ! Je suis bien et dûment propriétaire, et par conséquent maître absolu de cultiver et de diriger comme je l’entends mes propriétés et mon usine. Que ne donnes-tu tout de suite raison à mes ouvriers qui se révoltent contre moi et se mettent en grève ?

— Ah ! mon pauvre Furibus, tu ne t’aperçois donc pas que l’idée démocratique nous envahit, nous submerge ? Au lieu de vouloir arrêter le torrent dans sa course, il vaudrait mieux le diriger, le régler, nous mettre bravement à la tête de ce grand mouvement démocratique.

— Merci ! Je la hais, ta démocratie !

— Tu la hais ? Soit ! Moi aussi, il y a quelque temps, je la haïssais. Mais, aujourd’hui, je reconnais que le mouvement est nécessaire, fatal.

— Jamais ! jamais ! entends-tu, je ne serai républicain !

Et Furibus, dans sa fureur, se dressa debout, en dépit des rhumatismes qui le clouaient sur son fauteuil.

— Il ne s’agit pas seulement de République ou de monarchie. Aujourd’hui l’idée démocratique n’est plus uniquement la liberté et l’égalité des droits politiques ; c’est, pour le peuple tout entier, la liberté individuelle et l’égalité des droits sociaux ; c’est, pour les masses ouvrières, leur part d’intervention dans la direction industrielle ; c’est la revendication de leurs droits légitimes à la participation aux bénéfices créés par leur travail, la revendication des mêmes droits pour les mêmes mérites, les mêmes capacités, de leur droit aussi à décerner le pouvoir ou la direction des affaires et du travail aux plus dignes et aux plus capables. Aujourd’hui, le peuple a compris qu’il n’est pas seulement gouverné en haut de l’échelle sociale, qu’il est plus encore gouverné et opprimé en bas. Aujourd’hui donc, l’idée démocratique s’universalise, embrasse toutes les sphères de l’activité humaine. Elle ne tend pas seulement à supprimer l’incompétence héréditaire dans le gouvernement et l’administration de la chose publique ; elle tend aussi à constituer démocratiquement l’industrie, la fabrique et la grande culture, c’est-à-dire à confier la direction et l’administration à la capacité et au savoir.

— En vérité, cela est superbe ! Ainsi, ce n’est plus moi qui choisirai mes ouvriers, ce n’est plus moi qui choisirai mes fermiers ! Mais, malheureux, c’est le droit de propriété que tu attaques, le plus sacré des droits !

— Sans doute, la propriété est un droit sacré, et je suis loin de l’attaquer ; mais il y a un droit qui prime celui-là, c’est celui qu’apporte chaque individu, en naissant, de vivre du produit brut de la nature. Car, primitivement, avant toute loi et toute convention sociale, un globe doit nourrir l’humanité qui l’habite. L’appropriation individuelle est légitime lorsqu’elle est le résultat du travail qui crée de nouveaux produits en fécondant la terre, cette matière première universelle, en perfectionnant le capital primitif et collectif ; mais la société doit un équivalent aux dépossédés de leur droit primordial, indiscutable, sur le fonds commun.

— Allons ! s’écria Furibus, tu bats complètement la berloque. Qu’est-ce que tu me chantes là ? C’est du communisme !

— Pardon, mon cher Furibus, personne n’est plus éloigné que moi du communisme. Et si je cherche une solution au mal qui nous menace, c’est précisément par horreur du communisme. Je regarde le communisme comme le système social le plus faux, le plus opposé à la nature humaine et au progrès. Le communisme pour moi, c’est la barbarie, car c’est la négation de tous les droits, la suppression de tous les mobiles d’activité : intérêt privé, ambition, esprit inventif, initiative individuelle, responsabilité personnelle. Le communisme conduit nécessairement à l’insouciance, au fatalisme du sauvage et du barbare. L’activité humaine n’étant pas entretenue, stimulée par l’émulation des intérêts, des aptitudes et des efforts, se ralentit forcément, s’énerve et fait place au sommeil funeste de l’indifférence. Au lieu de développer la liberté et les lumières, le communisme engendrerait plutôt l’oppression et l’obscurantisme. En effet, l’obéissance passive, une foi religieuse, impossible aujourd’hui, pourraient seules garantir le travail et maintenir le niveau de la production. Enfin, comme l’égalité n’est pas dans la nature, la différence des aptitudes, des intelligences et des caractères entraînerait fatalement l’inégalité des conditions et des fortunes. Le principe de la communauté est donc essentiellement subversif, en ce qu’il viole la proportionnalité, qui est la justice, et mène à la confusion de tous les rapports sociaux.

— Ouf ! exclama Furibus, je respire ! Tu n’es pas communiste ! Merci, mon Dieu ! Mais, alors, qu’es-tu donc ?

— Je suis pour la raison, la prudence et la justice. Qu’est-ce qui a fait naître les théories communistes qui prédominent aujourd’hui dans les congrès ouvriers ? C’est l’excès de l’appropriation individuelle et la méconnaissance du droit au fonds commun. Mais le triomphe du communisme, qui opprimerait à son tour le droit individuel, amènerait nécessairement des réactions violentes, de nouvelles convulsions. Si donc nous voulons éviter la guerre sociale qui nous menace, je pense qu’il faut trouver le moyen de satisfaire, de combiner, de synthétiser ces deux principes légitimes, en apparence contradictoires, inconciliables : la propriété individuelle, ou le droit de l’individu aux fruits de son travail, et la communauté, ou le droit de tous aux produits bruts de la nature.

— Et ce moyen ? ce fameux moyen ?…

— Il n’est pas simple, il est complexe. Il y a deux sortes de réformes à accomplir : les unes, par la législation, c’est-à-dire par l’impôt, la liberté d’association, le service obligatoire, par la justice, l’instruction et le crédit, mis à la portée de tous ; les autres, par l’initiative privée, c’est-à-dire par la démocratisation de l’industrie, ainsi que je te l’ai expliqué tout à l’heure, par la participation de l’ouvrier aux bénéfices du patron et par la mobilisation libre de la grande propriété. Aujourd’hui, au lieu d’accorder aux dépossédés du droit au fonds commun des compensations, des équivalents, la législation, je le répète, les écrase, par les innombrables impôts de consommation, qui sont des impôts antiproportionnels. Donc la première mesure à prendre, c’est le vote, non-seulement de l’impôt proportionnel sur le revenu, qui est de la plus stricte justice, mais encore d’un impôt progressif sur l’héritage, lequel rétablirait un peu l’équilibre des fortunes.

— Tu voudrais grever l’héritage ! s’écria Furibus avec une explosion d’indignation.

— Oui, afin de l’assurer en le limitant.

— Et c’est toi qui parles ainsi, toi, Prudence, un homme juste, un homme sage ! Je n’aurais donc plus le droit de transmettre intégralement à mes enfants l’héritage que j’ai reçu de mon père ? Prudence, tu voudrais voir dépouiller mes enfants, mes pauvres enfants ! Tu l’entends, Virginie, il voudrait te dépouiller !

— Je veux si peu dépouiller tes enfants, que j’ai fait, tu le sais bien, mon testament en leur faveur, répondit Prudence, qui ne put s’empêcher de sourire de l’indignation comique de son ami. Je pense seulement qu’il vaut mieux céder une partie que de tout perdre ; en un mot, faire la part du feu.

— Non, non, c’est du socialisme, cela, et du plus dangereux, car il serait légal. Quant à ta dé-mo-cra-ti-sa-tion de l’industrie, à la mobilisation de la propriété, ce serait le désordre, l’anarchie la plus complète.

— Cependant, la mobilisation de la propriété se pratique aujourd’hui déjà avec l’ordre le plus parfait. Aujourd’hui, il n’est pas de grandes fortunes mobilières, de grands comptoirs, de grands bazars, de grandes usines, de grandes entreprises quelconques qui ne soient le produit d’une association de capitaux, d’une mobilisation de la propriété, mais cette mobilisation est défectueuse, par ce qu’elle ne reconnaît pas les droits de l’ouvrier.

Or, désormais, si la bourgeoisie veut conserver les fortunes que cette mobilisation lui a procurées, il faut qu’elle concède au travail une portion des privilèges exclusifs du capital, en lui accordant dans ces entreprises industrielles le droit de représentation et de participation aux bénéfices. Alors, plus de grèves, car l’ouvrier aura intérêt à travailler le plus possible ; car ce sera le comité de direction, où il aura ses délégués, qui règlera les heures de travail et le prix du salaire ; car, au lieu d’être divisés, l’intérêt du travailleur et celui du patron seront confondus. Ainsi cesserait l’antagonisme entre les classes ; ainsi s’augmenterait notablement la richesse générale.

— Je comprends ! je comprends ! Joli, ton remède ! Au lieu d’être maître absolu dans mon usine et dans mes terres, je ne serais plus qu’un simple actionnaire.

— C’est cela même, mon cher, à moins que tu ne sois reconnu comme le plus capable, et qu’à l’élection, ce qui n’est guère probable, tu ne sois nommé directeur.

— Et tu prétends respecter la propriété ?

— Certes, je la respecte, puisque je cherche le moyen de la conserver, et je crois que ce moyen est d’accorder au prolétaire, comme une des compensations du droit au fonds commun, un droit sur la matière première et sur l’instrument de travail. Écoute ce qu’écrivait le grand économiste Turgot, il y a près d’un siècle :

« Le droit de subsistance et de travail est un droit inaliénable, imprescriptible. Nul homme ne doit être privé du moyen de travailler et de vivre, c’est-à-dire que les instruments de travail et les moyens de subsistance doivent être garantis à chaque individu ; et, par conséquent, tout ce qui est instrument ou matière de travail ne doit pas être le domaine exclusif de quelques individus. Voilà le droit absolu, le droit naturel. »

Or, aujourd’hui, bien que le peuple n’ait pas lu Turgot, il connaît son droit, il le réclame, et tous les esprits éclairés le lui concèdent ; tous reconnaissent que la société est comme une famille du sein de laquelle doit disparaître toute trace de division, toute délimitation de caste ; que le bien-être de chaque citoyen peut seul assurer l’ordre général ; que le travail doit devenir, dans l’intérêt commun bien entendu, plus que la naissance et la fortune, la base de toute hiérarchie, puisqu’il constitue la richesse, la vie même de la société ; que tout homme en naissant a reçu de la nature un droit égal de vivre, de travailler, d’occuper dans l’échelle sociale la place qui correspond à ses facultés naturelles ou acquises ; que le premier devoir de la société envers l’individu, c’est le développement de ces facultés, développement qui seul garantit l’égalité des droits.

Autrement, que signifie ce mot égalité, inscrit dans nos codes et sur nos monuments ? Ce n’est qu’une leurre, un mot vide de sens. L’éducation seule peut établir la véritable égalité entre les hommes.

Sans doute une telle évolution politique et sociale, une telle transformation économique et cette fusion des classes par l’éducation ne peuvent s’opérer du jour au lendemain ; mais les prolétaires s’apaiseraient, sauraient attendre, s’ils voyaient, chez les gouvernants, une sympathie active pour leur sort et un désir sincère de l’améliorer.

Pour toute réponse, Furibus étendit le bras dans la direction de la fenêtre, et lui désignant les ruines :

— Et tu prétends civiliser ces sauvages ?

— Le peuple, mon cher, est ce qu’il peut être, et ce qu’il est aujourd’hui est notre œuvre à nous, l’œuvre d’une société imprévoyante. Qu’est-ce que ces incendies en comparaison du feu souterrain qui gronde sous nos pas, qui mine l’Europe entière ? Une simple escarmouche, un petit combat d’avant-garde. Ah ! il est grand temps, je le répète, d’ouvrir les yeux et de changer de tactique, si nous ne voulons pas prochainement être envahis par ces prolétaires que tu appelles des sauvages et qu’entretient, au milieu de cette civilisation raffinée, notre égoïste indifférence.

— Instruire les ouvriers, développer encore leur intelligence ! Moi, je trouve qu’ils en savent déjà trop long, et qu’ils ne nous respectent plus assez. Enfin tu veux mettre entre leurs mains les instruments de travail ? Mais alors nous ne serons plus que leurs humbles esclaves !

— Non leurs esclaves, mais leurs égaux.

— Et voilà, reprit Furibus, en s’animant, ce que tu as trouvé dans tes livres et dans ta cervelle. Ces livres sont subversifs, ton cerveau est malade.

— Eh bien ! alors, trouve un autre moyen de fusionner ces deux pôles sociaux : la propriété individuelle, à laquelle se cramponnent tous ceux qui possèdent, et la communauté aveugle que réclament tous ceux qui n’ont rien.

— Bah ! je m’en tiens à l’ancien système : nous avons une armée, des généraux ; et le grand homme qui nous gouverne, qui a su rétablir l’ordre, saura bien le maintenir, en attendant que nous ayons un roi.

— Ah ! c’est que tu ne la vois pas comme moi, cette hydre menaçante, terrible ! Mais regarde-la donc, dit Prudence en ouvrant des yeux effrayés, comme elle ricane, et quelles flammes lancent ses innombrables prunelles !

Au même instant, un domestique entra ; il apportait une nouvelle dépêche.

— Encore le directeur de l’usine ! s’écria Furibus en fronçant le sourcil.

La dépêche ne contenait que ces mots :

« Grave collision entre les troupes et les ouvriers. Il faut céder. »

— Tu le vois bien ! supplia Virginie, toute pâle. Père, il faut céder. Tiens, vite, écris là ! dit-elle, en lui présentant une plume et une feuille de papier.

Mais, en regardant son père, elle fut épouvantée.

Les yeux de Furibus, démesurément ouverts, étaient injectés. La bouche, horriblement contractée, ne pouvait articuler une parole. Cependant il se raidit, fit un effort.

— Jam… jam… balbutia-t-il.

Il ne put achever le mot commencé. L’apoplexie l’avait foudroyé.


FIN
  1. Entendu de la bouche d’un député de la droite.