La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 6

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Alexandre Maloine, éditeur (p. 33-44).
chapitre vi



Les verbes nouveaux



L’aliéné, qui se débat dans l’impuissante nuit de son délire, cherche l’étrange, croyant ainsi nous offrir du nouveau. Il crée des verbes nouveaux, trouvant ceux qui ont cours surannés et incapables de rendre sa pensée. Et sous ces falbalas, sous ce clinquant de mauvais aloi, il cache le vide de sa pensée et de son cœur. Il croit ainsi tromper nos yeux, alors qu’il se trompe et se séduit lui-même.

Il y a de cela, beaucoup de cela chez les décadents. Ils veulent nous éblouir par l’étrangeté ou la magnificence du verbe. Ils habillent le néant ou le décousu de leurs conceptions de brillants oripeaux de pourpre, ils cuisinent des hachis de mots. Verba et verba.

Et puis les mots courants ne leur suffisent pas. Ils en forgent de nouveaux, en exhument de vieux de l’oubli. Comme si notre langue n’était pas assez belle et assez riche pour l’expression de nos pensées !

Je sais bien que les langues varient ; Horace l’a dit, il y a fort longtemps. Les mots étant le vêtement des idées, ils doivent forcément changer au fur et à mesure que celles-ci se métamorphosent. Les mots naissent, vivent et meurent comme nous. Leur fortune est pareille à la nôtre. Ils ont leur jeunesse et leur virilité, leur âge mûr et leur décrépitude. Quand l’heure est venue, ils disparaissent de l’idiome dont ils faisaient partie, comme les feuilles mortes se détachent des arbres aux approches de l’hiver,

Ut sylvæ foliis pronos mutantur in annos,
Prima cadunt, ita verborum vêtus interit ætas.

Mais les langues s’en iraient ainsi feuille à feuille, si la même puissance qui détruit certains mots et les efface du vocabulaire, n’en relevait et n’en faisait d’autres pour remplacer les premiers et suffire aux exigences du langage :

Et juvenum ritu florent modo nata vigentque.

Si Plaute usait de termes que le stylet dédaigneux d’Horace se refusait à écrire, l’ami de Mécène, à son tour, en prononçait que n’avaient point entendu les vieux Cethegus, et de la paille du fumier d’Ennius naissaient les fleurs de Virgile. C’est là une loi qui préside au développement et à la transformation de tous les idiomes.

Mais il y a, pour l’introduction des mots nouveaux dans une langue, une juste mesure à observer. On ne peut les accueillir que s’ils sont vraiment indispensables et correspondent à une idée non exprimée ou mal exprimée jusque-là.

En pareille matière, l’écrivain le plus autorisé, l’auteur le plus divin, comme dirait Boileau, est obligé d’attendre le jugement de la foule et de se soumettre aux caprices de l’usage. S’il hasarde une expression neuve, s’il tente de remettre en honneur une expression inusitée, il ne peut promettre fortune au nouveau-né qu’avec les plus humbles restrictions,

si volet usus
Quem pene est arbitrium et jus et norma loquendi.

Cette tendance de la poétique décadente à s’empouler de verbes ronflants, de mots nouveaux, se fait sentir dans presque toutes les écoles.

Voici un extrait de la poésie de M. E. Michelet : Le Héros, que je considère comme un pur chef-d’œuvre. Déjà cette tendance se fait jour.

Il surgira du cœur de l’imanent mystère,
Parmi le soir pensif ou le matin léger.
Ses beaux pieds marcheront sur le sol de la terre
D’un pas calme de surnaturel étranger.
Il naîtra : Je l’attends. Dans les ondes énormes
Où la lumière astrale pour l’éternité
Roule tous les reflets tourbillonnants des formes,
J’ai vu l’image aurorale de sa beauté.
Il est éblouissant de jeunesse et de force.
Il a parlé peut-être avec les dieux. Les vents
Sont enivrés de boire, à la chair de son torse,
Le parfums des lilas et des âmes d’enfants.
Il a la grâce d’un navire à toutes voiles,
Où des oiseaux perdus trouvèrent un appui.
Ses yeux sont radieux d’avoir vu les étoiles
Et sombres d’avoir vu les hommes d’aujourd’hui.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

S’il passe parmi nous, les foules égoïstes

Sentent un souffle étrange en leurs sens maîtrisés.
Les hommes sont pensifs ; les femmes, un peu tristes,
Songent à la douceur d’impossibles baisers.

Cette sorte d’archaïsme est très nettement caractérisé chez M. Laurent Tailhade qui en abuse. Il parle quelque part de :

L’orgue éployant le vol clair des antiphonaires.

Même tendance dans L’Idole de M. Stuart Merril.

Lisez :

Roide en la chape d’or qui lui moule le torse,
L’Idole dont les doigts coruscants de rubis
S’incrustent sur le sceptre et le globe de force,

Trône en les bleus hâlos de tonnerres subits.

Sur sa rouge toison s’étale la tiare,
Entre ses seins fulgure un stigmate d’enfer,
Et sous ses pieds, tandis que sonne la cithare,
Saigne un cœur transpercé de sept glaives de fer.

M. Jean Moréas aime aussi à ressusciter les mots oubliés, les verbes sonores un peu empanachés de grec et de latin, et les enchâsse volontiers dans ses vers. Mais il semble surtout rechercher les alliances de mots rares ou hardies, les images neuves et inattendues. Ainsi il dit :

Que l’on jette ces lys, ces roses éclatantes,
Que l’on fasse cesser les flûtes et les chants
Qui viennent raviver les luxures flottantes
À l’horizon vermeil de mes désirs couchants.

Cette dernière figure est déjà vague et outrée. On a grand peine a saisir celle-ci :

Les pales filles de l’argile
S’en vont hurlant par les chemins,
Et dans un transport inutile
Sur leurs seins nus crispent leurs mains.

Lèvre vaine de ses carmins,
Orgueil de la hanche nubile :
Senteur fugace de jasmins.
O cette extase puérile !

Loin de s’arrêter, le poète semble envelopper ses vers d’obscurité comme à plaisir, il hypertrophie ses métaphores, outre ses images. Le voilà au seuil de l’incohérence.

La Détresse dit : Ce sont des songes anciens,
Des songes vains, les danses et les musiciens.
La tête du roi ricane du haut d’une pique ;
Les étendards fuient dans la nuit, et c’est la panique.

La Décrépitude dit : Êtes-vous fous vraiment,
Vraiment, êtes-vous fous d’avoir encore cette pose,
D’avoir encore sur les dents ce sourire charmant,
Ce sourire devant le miroir, et cette rose
Dans votre perruque, ah ! vraiment quelle est cette pose !

Le Temps dit : Je suis le temps, un et simultané,
Et je stagne en ayant l’air de celui qui s’envole ;
Mirage funeste et kaléidoscope frivole,
Je vous leurre avec l’heure qui n’a jamais sonné.

Alors Mayâ, Mayâ l’astucieuse, et la belle,
Pose ses doigts doux sur notre front qui se rebelle
Et câline susurre : Espérez toujours, c’est pour
Votre sacre que vont gronder les cymbales vierges,
Et vous aurez l’or et la pourpre de Bedjapour,
Esclaves dont le sang teint les cordes et les verges.

Voilà qui est déjà bien obscur. Les vers suivants sont absolument incompréhensibles. C’est du pur galimatias.

Æmilius, l’arbre laisse la verte
Couleur, et le lustre efface

Des roses, dessus leur face ;
Et pour les rossignols, dans leurs hautes demeures,
Amour ne file plus les cœurs ;
Et de son vol, pour rien, bat le gel des fontaines
L’oiseau, qui Jupiter muant en forme vaine
D’Ilion douloureuse engendra le brandon.

Les aliénés qui se mêlent d’écrire — et il y en a beaucoup — procèdent un peu de la même façon. On dirait qu’ils veulent cacher la pauvreté du fonds sous l’éblouissement de la forme. Il y eut pendant longtemps, dans les asiles de la Seine, un ancien prêtre qui déclarait être Pie X et se vantait d’être le plus grand chimiste de mots du siècle. Voici le début de ce qu’il appelait la :


CONSTITUTION NOUVELLE TRANSFIGURÉE
de Pie X

« Prospérité, liberté, pérégalité !

« O Jubileur entiaré ! Sacripant bismarkisard ! Arbitre vaticaniche à morsures pasthorifiques !!! Écoute le chant du cygne de ton impavide Redresseur, ton dompté Dompteur, o lion gallophobe ! antéchrist Léon treizième du nom.

« Autre Sanson, nouveau Lamennais, le bon, le meilleur, l’excellent et surexcellent même … D’autant plus que j’ai, moi — Dieu merci — plus de séquestrations à mon actif que de spoliations à mon passif.

« Devenu présentement un vivant machabé, devant être bientôt enfoui sans honneurs dans la fosse commune de leur Champ de Navets, à l’état d’infects autant qu’informes débris humains, travaillés par les carabins d’une école quelconque …

« Devenu, dis-je, — depuis vingt-deux ans, à les en croire ces Lasègue et ces Magnan, de leur propre aveu : l’Incarnation la plus formidable de la Révolution et la Personnification la plus redoutable, — il parait bien — de la Révélation.

« Laissant, non pas dédaigneusement, mais bien avec une très grande compassion, aux penseurs de premier ordre qui sont disséminés sur le globe et groupés dans les capitales, la tâche glorieuse, le plaisir sans pareil et le mérite sans égal de relever, de mettre en lumière les considérations transcendantes, à signaler, à produire, à soutenir, à faire valoir, au sujet, en faveur, à l’appui de mon Induction initiale, et de toutes mes déductions subséquentes. »

Cela pourrait tout aussi bien s’éditer chez Vanier que la prose de M. Poictvin.

Alors laissez-moi vous citer encore le Dictamen-postulat-inductif-résumateur de Pie X.
Sinite parvulos ad me venire


RÉVÉLATION


Maxima parvulis debetur reverentia


RÉVOLUTION


« L’être humain, — quoiqu’on soit le sexe — dorénavant — sous le régime de la républicaine et démocratique pérégalité — devra ne jamais atteindre l’âge de la puberté qui l’asservit régulièrement, universellement à l’instinct, au désir, au besoin de se reproduire à tout prix, au péril de la vie, — sans qu’il n’ait tout salutairement, par son incorporation intime définitive à la nation … à la Société de laquelle il émane et qui le réclame, reçu la vertu, la force, la mission de coopérer égalitairement et de contribuer émulatoirement — par l’accomplissement solennel de son devoir suréminent et par l’exercice réglementaire de son droit transcendant, c’est-à-dire absolument inamissible, — à la Constitution légitime des pouvoirs organiques administrateurs, que de concert et concurremment, — sous le contrôle d’un chacun et la surveillance vigilante et sévère de tous, président hiérarchiquement aux sortielles évolutions, — évolutions toujours méritoires, fécondes et progressivement fructueuses, — de son personnel destin ».

Comme comparaison, voici la disposition du titre de « l’œuvre » de M. René Ghil.


de
Œuvre :
René Ghil
en
MÉTHODE À L’ŒUVRE
1891


Voici maintenant les titres complets de son œuvre, dressés par lui-même.


De René Ghil

En méthode à l’œuvre : Sous ce titre « ne varietur », édition nouvelle et revue du livre provisoirement dénommé : Traité du Verbe, — paru complet (in-4° avec portrait) en 1888.

Œuvre :
I
Dire du mieux
I. Le meilleur devenir. — II. Le geste ingénu (les deux, en un vol. 1889). — III. La preuve égoïste (en un vol. 1890). — IV. Le vœu de vivre. — V. Le vouloir altruiste.
II
Dire du devoir

I. Le millier. — II. Les génitures. — III. La neuve évolution. — IV. Le monde mortel. — V. Le devenir.

III
Dire de la loi
I. La Loi


On pourrait croire qu’il s’agit là d’une œuvre immense, colossale. Or, le volume dit : En méthode à l’œuvre, remplirait à peine les deux colonnes d’un article de journal. Je sais bien qu’un bon sonnet vaut quelquefois mieux qu’un long poëme. Malheureusement ce n’est pas le cas ici. Je fais grâce aux lecteurs de ce galimatias incohérent d’où il est impossible de dégager une idée. Voici toutefois la dédicace.

à
Me René Ghil :

Attestant que ton nom de souffle, ô Épouse à
lancer de tes mains de repos mes songes, là
instamment est ! perpétuel d’être mon souffle :
Comme porteuse au plus futur d’heur et d’amour
et de serment, va vers demain l’Œuvre d’espoir.

Voilà qui en dit en effet plus qu’un long poëme sur l’état psychique de l’auteur. Ajoutez que chaque volume est illustré de son portrait, car il juge indispensable de transmettre sa précieuse image à la postérité. Enfin, au lieu d’être au commencement, la préface est à la fin et devient ainsi une postface. Cela ne manque pas d’originalité, comme vous voyez. Mais cela ressemble terriblement, comme conception et comme disposition, à la Constitution nouvelle transfigurée de Pie X.