Le Siège

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Le Siège
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 90 (p. 362-364).
LE SIEGE

Depuis que notre cause est sainte,
Paris, redevenu cité,
Sent battre dans sa large enceinte
Son cœur français ressuscité.
Il s’apaise pour se défendre :
Le pauvre au riche daigne apprendre
Le fier labeur des vrais fusils,
Et tous, pour la lutte commune,
Suivent, mêlés par l’infortune,
Les chefs par le salut choisis.

La voix sévère des batailles
Discipline les fanfarons,
Les sceptiques vont aux murailles
Portés par le vent des clairons ;
Le fer rajeuni se façonne,
L’airain coule, s’allonge et tonne ;
On s’enrôle en plein carrefour ;
La jeunesse marche, aguerrie
Par l’âpre amour de la patrie,
Qui fait des hommes en un jour.

Qui songe à la mort se sent lâche,
Qui n’est stoïque se sent vil,
Devant tout le peuple à la tâche,
Sauvé par son propre péril !
Bien qu’abandonné de la terre,
Il a, ce géant solitaire,

Pour tenir bon, ce qu’il lui faut ;
Et que son dernier rempart tombe,
Que son dernier soldat succombe,
Il lui reste un allié là-haut !

C’est l’Idéal ! sur les armées
Il plane, et, levant son flambeau,
Crie, au-dessus de leurs fumées :
Je suis le vrai, je suis le beau !
J’inscris les victoires d’avance,
J’ai la divine survivance
De tous les soldats généreux
Qui, sûrs de moi dans la mort même,
M’adressent leur appel suprême,
Sachant que je vaincrai pour eux !

Le vœu de ta barbare envie,
O roi, sera mal satisfait ;
Frappe, la France te défie
D’abolir le bien qu’elle a fait :
Elle a gravé les lois humaines
Jusqu’au cœur de ceux que tu mènes ;
Quand tu ferais d’elle un tombeau
Où disparût toute sa race,
Tu n’oserais marquer sa place
Avec le mât de son drapeau !

Conquérant dont la force rampe,
Pour qui tous les droits sont des noms,
Tu craindrais qu’un jour cette hampe
N’importunât tes gros canons ;
Tu craindrais que, prenant racine
Au sol qui fut son origine,
Et se redressant peuplier,
Ce bois ne rappelât au monde
La liberté, droite et féconde,
Que tu veux lui faire oublier.

Mais nous la tenons ferme encore
La hampe du drapeau meurtri,
Et de sa flamme tricolore
L’azur du moins n’a pas péri :
L’espoir nous reste, à nous qui sommes
Le scandale des autres hommes

Par la sublime vanité
D’oser tout sur la foi d’un rêve,
Et de consumer l’heure brève
En essais d’immortalité.

Oui, pour la gloire, pour cette ombre,
Nous combattons seuls jusqu’au bout
La ruse, la force et le nombre ;
Oui, nous respectons malgré tout
Notre Alsace et notre Lorraine
Dans leur volonté souveraine,
Même entre tes bras étouffans !
Oui, nous gardons cette chimère
Qu’une patrie est une mère
Et ne livre pas ses enfans !

Tels nous sommes ; tu nous proposes,
Nous croyant terrassés enfin,
De choisir entre ces deux choses :
Ou trahir ou mourir de faim ;
Connais-tu pour nous la plus dure ?
N’en juge point par ta nature,
Arrière, implacable étranger !
Que chacun suive son génie,
Nous repoussons l’ignominie,
Empêche-nous donc de manger !

Tu veux, tandis que la rapine
Gorge tes peuples dévorans,
Nous faire signer la famine
Pour mieux nous canonner mourans !
Sois cruel ! Que par l’injustice
Ta victoire te rapetisse
Et nous serve à nous ennoblir !
Va, rends-toi le complice infâme
De la matière outrageant l’âme,
Triomphe jusqu’à t’avilir !

SULLY PRUDHOMME.