Lysiane de Lysias

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(Maurice Warlomont)
Imprimerie Félix Callewaert père (p. np-193).

MAX WALLER

(MAURICE WARLOMONT)

LYSIANE

DE

LYSIAS

BRUXELLES

IMPRIMERIE FÉLIX CALLEWAERT PÈRE

Ve MONNOM, Succsseur

26, RUE DE L’INDUSTRIE, 26

1885

Il a été tiré de cet ouvrage :

2 exemplaires sur Japon, numérotés.

20 id. Hollande id.

300 id. papier velin.


À Joséphin Péladan


Je vous dédie ce livre, mon cher Péladan, en souvenir des heures, trop courtes mais si bonnes, que nous avons passées ensemble dans ce Paris dont vous racontez la décadence ; en remerciement de la délectation d’art que m’ont donnée vos livres, non seulement Le Vice suprême, mais encore, et surtout, vos études esthétiques.

Ces pages disent deux nostalgies, celle de la Femme et celle de la Terre ; à ce titre, j’ai cru bien faire de les réunir, quelque disparates qu’elles soient.

Greta Friedmann a été écrite sous des impressions de jeunesse et de fraîcheur, Lysiane de Lysias dans cette période critique du style où, partant de la note sincère, mais telle quelle et maladroite, l’écrivain fait un effort pour raffiner son art et le mener peu à peu vers la forme définitive de l’œuvre.

Cette œuvre n’est ni celle-ci ni la précédente, et je sens très bien combien il y a dans tout ce volume de ce que nous nommons des « trous ».

Dans Greta Friedmann surtout, vous ne verrez que des notes, les indications d’un livre à faire et que je ne ferai jamais, n’espérant pas retrouver le fil des impressions qui ont fait éclore ce livricule.

Soyez quand même le parrain de ce bancal, que je vous envoie avec une vigoureuse poignée de main de confrère et d’ami.

M. W.


Bruxelles, 15 novembre 1885.


LYSIANE DE LYSIAS

I

Assez, dit-elle, en se renversant avec lassitude dans le haut fauteuil ancien assez, ne me parlez plus de vos jeunes filles, de vos vierges, de vos niaises, de vos petites sottes, que vous épousez un beau soir, après vous être raffinés dans nos amours ; ne me parlez donc plus de tout cela, mon cher ! »

Et Lysiane se tut de nouveau, perdue dans ce rêve incessant qui’rendait plus sombre encore son nocturne regard.

Dans la vaste salle tendue de Gobelins, où la lampe juive à sept branches faisait couler une lumière pensive, ces deux êtres silencieux complétaient merveilleusement le décor. Cette chambre vaste évoquait les tableaux de Rembrandt le Maître, et l’on eût dit que la pensée y devait être aussi déployée toute grande, comme les rideaux lourds et comme les fabuleuses scènes des tapisseries.

La comtesse Lysiane la tenait, cette demeure, de toute une lignée d’aïeux, et, dans le fauteuil de Cordoue, qu’elle occupait de préférence, elle savait que des ancêtres héroïques s’étaient, comme elle en ce moment, reposés, et que leur âme hautaine planait toujours dans l’air tiède du logis.

Veuve à trente ans, la comtesse n’avait jamais songé à se remarier. Elle s’était, de jour en jour davantage, retirée du monde, et, cloîtrée dans ce château séculairel s’y était fait une vie de méditation, d’étude et de volupté.

Elle eut des amants sans nombre, qu’elle rejeta tour à tour, ne les aimant que par le corps, mais gardant pour elle seule son âme enfermée.

Elle étudia le vice, en l’expérimentant, parvint, avec des délicatesses d’artiste rare, à lui faire donner tout ce qu’il possède, et ses intimes ne l’avaient jamais qu’à demi comprise, tant profonde était la mystérieuse évolution de ses sens.

L’homme qui, assis à ses pieds sur un tabouret, regardait cette femme étrange dont le visage s’éclairait et rougissait aux brusques flambées de l’âtre, était son dernier amant. Ensemble ils avaient abordé le cycle des joies charnelles ; ils s’étaient mutuellement initiés aux lancinantes douceurs, ensemble ils avaient dormi les longs sommeils où le songe s’illumine dans la fatigue ineffable de la matière.

Et maintenant que le terme était venu, que Lysiane, avec la surprenante clairvoyance de la femme, avait clos sa robe comme on ferme une prison, avant la venue du Dégoût suprême, il venait une dernière fois vers elle pour rompre les ultimes attaches, et qui sait ? ressaisir dans un regard, dans une intonation les réalités intenses dont la volonté despotique de la comtesse l’avait à tout jamais sevré !

— Alors, dit-elle, vous songez sérieusement à vous marier, à épouser une fortune doublée d’une jeune fille ?

— Vous faites erreur, dit Grégory d’une voie tremblée, j’épouse la femme et non la fortune dont je n’ai que faire, étant riche moi-même. J’ai bien raisonné ce que vous prenez pour une folie ; je me marie parce que, après vous, je ne trouverai pas de maîtresse. Oh ! ne souriez pas, ce n’est pas un compliment, et vous le savez bien ! Après vous, les plaisirs n’existent plus, et deux mois de votre amour valent une vie.

— Et vous voulez en recommencer une autre, gourmand ! répondit Lysiane avec un sourire.

— Non, je veux me tailler, vivant, une tombe qui ne me fasse pas mal !

— Le mariage ?

— Pourquoi pas ?

— Parce qu’on ne vous y laissera pas dormir ?

— Qui ?

— Celle que vous épouserez, d’abord, et…

— Et ? et vous, n’est-ce pas, qui me tourmenterez de votre souvenir ?

Lysiane ne répondit pas, mais une vague ironie plissa ses lèvres. En ce moment, elle lui sembla, — dans son mutisme, immobile, les cheveux noirs relevés en une torsade japonaise piquée de deux longues aiguilles à boules de corail, les yeux sombres, la taille allongée comme une amphore, les bras nus sous les manches de velours frappé, — elle lui sembla une sorte de Pythie moderne, mystérieuse’comme l’antique, et, comme elle, clairvoyante.

— Mon brave Grégory, je ne puis pas vous empêcher d’aimer dans le passé ; le souvenir est une fatalité qu’on n’évite point ; tâchez seulement d’avoir la paix de la vie, à défaut de l’amour, et soyez grand, ne faites pas souffrir l’enfant qui sera votre compagne ; je ne puis rien vous dire de plus.

La comtesse se leva, Grégory fit de même et prit la main de Lysiane pour la baiser.

— Non, répéta-t-elle, ayez la paix dans la vie, serronsnous la main comme des amis ; plus de baisers.

Il alla vers la porte, et, une dernière fois, regarda la comtesse Lysiane ; puis il sortit, avec la vision d’une femme sombre dressée comme un fantôme dans la lumière d’un lustre à sept branches.

Lorsque Grégory eut disparu, la Superbe se rassit lentemant, et, de nouveau, devant le feu dont les bûches s’écroulèrent avec un jaillissement d’étincelles, dans la solitude immense de la nuit, elle fixa son regard et laissa son âme errer vaguement, pensivement…

Le duc Grégory s’en était allé sans révolte.

Depuis deux mois qu’il s’était jeté dans l’amour de Lysiane, il avait compris toute la volonté tenace de la comtesse et l’irrévocable de ses arrêts. Ne lui devait-il pas ce qu’il n’aurait jamais espéré ? le suprême amour ? et pouvait-il croire à l’éternité de cet amour, alors que déjà ces soixante jours avaient plié son corps et cassé ses nerfs ?

Il s’en alla, résigné, vidé d’horizon, la tête tournante et perdue, avec, seulement, un large retour sur les premières et des dernières heures passées avec Elle. Elle, il redisait : Elle, ne pensant pas qu’il y en eût Une Autre, l’appelant en luimême La Femme, la Seule, en qui se concentrait toute la Femme, la Femme universelle. Comme une liqueur très violente dont une goutte eût suffi à parfumer un lac, Elle avait en quelques jours mis Son empreinte dans sa vie entière, en avait rempli tous les recoins.

« Qu’importe, se dit-il, en descendant le grand escalier de marbre, qu’importe ce mariage ? et pourquoi ne le consommerais-je point ? J’aimerai comme tout le monde, et la nouvelle venue ignorera que l’on peut aimer autrement. »

Et il haussa les épaules, raillant malgré lui, avec une joie égdiste, la future qui ne savait pas, qui ne pouvait pas savoir.

Au pied de l’escalier, que deux torchères niellées inondaient de lumière, un valet remit à Grégory sa pelisse et lui ouvrit la portière de sa voiture qui venait d’avancer dans le vestibule. Les deux larges battants de la porte s’ouvrirent et l’équipage s’enfonça dans la grand’route. A droite et à gauche, la forêt de Soignes s’étendait dans la nuit, et, seul, le roulement rapide du coupé résonna dans le silence de RougeCloître.

Une heure après, le duc s’arrêtait à la sortie de l’Avenue du Bois de la Cambre et, après un ordre donné au chasseur, se dirigeait à pied vers la Place Royale. A ce moment, des flocons de neige se mirent à tomber avec lenteur ; le duc hâta le pas ; il descendit la Montagne de la Cour jusqu’à un petit bar anglais où, depuis toujours, ses amis se réunissaient chaque soir à la sortie du théâtre de la Monnaie. Il n’y avait personne dans la première pièce ; derrière le comptoir encombré de flacons et de victuailles, le patron sommeillait, le coude appuyé sur le zinc, tandis que, renversé sur une chaise appuyée au mur et les cheveux frottant le plâtre, le garçon faisait de même. Tous deux se levèrent en sursaut lorsque Grégory fît son entrée.

— Monsieur le duc, firent-ils ensemble.

— Ces Messieurs sont-ils là ?

— M. van Steen, M. d’Astor, M. Clergery, M. de Leuze, M. Pablo, M. Cuaras, et ces dames, débita vivement le garçon.

Grégory ouvrit, au fond du café, une porte barrée de cette inscription : SOCIÉTÉ PRIVÉE, et se trouva dans une chambre bleue de fumée, où, autour d’une table, un groupe de jeunes gens jouaient à l’écarté. Derrière deux d’entre eux, penchées sur leurs épaules, deux femmes suivaient le jeu, désignant parfois du doigt une carte, et s’impatientant.

Lorsque le duc entra, les cartes s’abattirent.

— Hallo ! cria-t-on, Hamlet, Lazare ! d’où sors-tu, enfant prodigue ?

— Moi, mais du haut de la ville !

— Un haut qui est perdu dans le bois, n’est-ce pas, veinard ? On sait d’où vous venez…

— Eh bien alors ?

— Nous voulons te faire avouer…

— Que je viens du château de Rouge-Cloître, de chez Mme de Lysias.que j’y ai été beaucoup pendant les derniers temps ? Mais oui, pourquoi pas ?

Les deux jeunes femmes levèrent la tête, en souriant avec ironie.

— Vous autres, dit Grégory brutalement, à bas les pattes et motus, n’est-ce pas ?

Oui, continua-t-il, j’aime beaucoup Mme de Lysias et je passe souvent mes soirs auprès d’elle. Nous faisons de la musique et nous causons. Vous savez si sa conversation est charmante ; elle est spirituelle, très instruite…

— Bas-bleu, fit Clergery.

— Savante, tout au plus…

— Et cela t’a pris comme cela, tout à coup, la musique et la causette ?

— Ah ça ! voyons ! vous voulez me confesser avant Pâques ? Vous riez, je pense ! Frédéric ! un grog au gin ! Qui tient le louis ? Non, pas vous, Monsieur Clergery, ajouta-t-il en regardant fixement celui qui tenait les cartes, pas vous.

Le cercle se composait de tous gens du high-life bruxellois, panachés de rastaquouères, les uns affinés superficiellement par la vie de salon dans les ambassades, les autres, au contraire, non encore dégrossis et gardant les façons rondes de l’étudiant. Cuaras, un fils de gros fermier de Buenos-Ayres, était arrivé à Bruxelles fourni d’argent, qu’un ami malin — Clergery, son alter ego — l’aidait à dépenser. Clergery était, au demeurant, le seul être officiellement taré du groupe, où il n’était entré qu’à force de courbettes et de petits services douteux qui l’avaient peu à peu rendu indispensable. Van Steen, descendant d’une des plus nobles familles de Flandre, de Leuze, un comte romain, et le duc Grégory de Perriane étaient les seuls Belges du cercle, qui ne comptait d’assidus que les sept jeunes gens que nous trouvons réunis au début de ce récit. D’Astor, parisien de race, avait émigré après la Commune, et Pablo de Drasz attendait, pour retourner en Roumanie, d’avoir son grade d’officier à l’école de cavalerie belge.

Grégory, sans en avoir le goût, s’était accoutumé aux veillées passées dans ce petit bar où les échos du grand monde arrivaient, portés on ne sait comment, par des indiscrétions d’amants éconduits ou de maîtresses déçues. Sa distinction s’était révoltée lorsque, au premier groupe où la sévérité de l’admission était excessive, s’était, par un relâchement qu’il déplorait, ajouté ce flot d’exotiques venus de si loin qu’on ne pouvait contrôler leur passé. « Ils viennent de pays avec lesquels nous n’avons pas de traité d’extradition », disait-il avec humeur.

Clergery surtout l’avait mis en défiance ; il éprouvait une haine instinctive pour ce vieux jeune homme d’une naissance multiple, d’une éducation vulgaire, d’une position louche de petit journaliste mâtiné de souteneur, qui vivait d’expédients et de parasitisme. La conversation de mauvais goût, pleine de mots crus et d’argot de coulisse, qu’affectait de prendre continuellement Clergery, créait entre ces deux hommes de natures si opposées une guerre sourde qui parfois éclatait en dédains superbes de la part du duc, en insinuations sifflantes de la part de Clergery. La présence inévitable de celui-ci avait surtout éloigné des réunions nocturnes le dernier descendant des Perriane. Parfois, écœuré, le duc s’en était allé, seul, dans la nuit froide, avec une lourde impression de fatigue, et le besoin d’autre chose qu’il ignorait ; et tout à coup sa rencontre avec Mme de Lysias avait rompu ce commencement de spleen, donné le coup de fouet, rendu à l’âme errénée de Grégory sa fraîcheur et son intensité. Dans les longues soirées qu’il avait passées à ses pieds, dans la contemplation de sa parole, il s’était réveillé de la routine somnolente de sa vie. Lysiane lui avait révélé le bonheur de l’intelligence, en même temps que la joie de la chair, et lui, qui naguère ne trouvait dans ses « conquêtes » qu’un assouvissement physique, avait eu pendant deux mois entiers la révélation de l’être complet dont la partie spirituelle relève et sublimise la volupté des sens. Souventes fois, la nuit, dans la vaste chambre de la comtesse, où traînait continuellement un vague parfum d’ambre et de moskari, après quelques heures de sommeil, ils s’étaient levés tous deux, et, devant le feu qui, de même que la veilleuse, comme dans les temples, ne s’éteignait jamais, leurs paroles s’étaient répondues, ainsi que leurs pensées. Par une sorte d’émulation incessante, il faisaient alors assaut, — non pas d’esprit, cette profanation de l’amour, — mais de profondeur sentimentale. Comme le néophyte d’une religion mystérieuse, il avait pénétré par une série de troublantes initiations dans le temple fermé par mille portes d’or où Lysiane avait cloîtré le fin fond d’elle-même.

Aussi, lorsque Grégory, après son absence prolongée, se retrouva dans l’ancien cercle devenu banal, d’une banalité qu’il n’avait jamais qu’entrevue, éprouva-t-il un insurmontable haut-le-cœur. Ainsi que sur sa noblesse héréditaire, il eut la perception d’avoir en lui un blason moral, une dignité nouvelle écussonnée d’azur et d’argent, qui le mettait au dessus de toute cette société douteuse qu’il ne pouvait plus comprendre.

Ce soir-là surtout, il regretta d’avoir terni sa méditation souvenante au contact de ces gens. Il eut un remords, venant de chez Lysiane, de ne pas être rentré dans sa demeure pour y causer avec lui-même, le seul être dont, après la comtesse, il pût aimer la solitaire compagnie. Il lui semblait, qu’en un quart d’heure bête, il avait profané l’idole de son cœur, celle qu’il jurait de conserver dans une atmosphère occulte de vénération et d’amour.

Après avoir perdu quelques louis, le duc serra distraitement la main de de Leuze et de van Steen, puis, ayant lancé d’un geste à la ronde son bonsoir, sortit.

Les rues étaient désertes ; la neige maintenant tourbillonnait avec rage, et Grégory dut se comparer à cette rafale soudaine.

N’avait-il pas aussi, lui, dans son cœur une tempête qui, apaisée, ne laisserait au fond de sa vie qu’un linceul blanc, qu’un froid suaire ?

Au coin de la rue Villa-Hermosa, une femme grelottante l’arrêta, d’une voix craintive. Il la regarda, sans comprendre, et continua sa route avec lenteur ; plus rien ne pouvait à présent le distraire de sa pensée tendue, exaspérée vers le bois de Rouge-Cloître, là-bas… La neige tombait, très lentement, par minutes, et comme désolée de quitter les nues….

Le duc hâta le pas pour s’arrêter devant la porte de son hôtel de la rue Montoyer où, depuis la mort de son père, il vivait dans la solitude de ses vingt-huit ans. Il entra. La large allée cochère lui sembla plus froide que jamais. Un lustre éclairait les murs de marbre rose. Le silence devint sonore.

Les pas de Grégory roulèrent sous la voûte. Il monta. Au premier étage, un laquais lui présenta les journaux, il les prit, puis entra dans son cabinet de travail et, les pieds au feu, encore enveloppé de sa pelisse, il regarda — très loin….

II

La jeune fille que l’on destinait au duc de Grégory était, elle aussi, de noble famille. Christine de Silvère avait passé sa courte jeunesse — elle avait dix-neuf ans — sous les yeux de sa mère, qui ne voulait pas la commettre avec les petites bourgeoises des Sacré-Cœur. Jolie, avec sa chevelure cendrée dont les ondulations avaient des reflets de bronze, elle possédait la plus aristocratique éducation, n’ayant jamais été dans ce qu’on appelle le monde. La baronne de Silvère était trop délicate de goût pour ne pas comprendre qu’une tache de regard souille, dans les bals, les blanches épaules des vierges, et, malgré les coutumes reçues, s’opposa toujours, non seulement au décolletage, — ce commencement d’abandon — mais à la danse — ce commencement de chute.

Christine vécut donc dans un milieu choisi, n’entendant que ce qu’elle pouvait entendre de la conversation que l’on tenait tous les soirs dans le salon de sa mère. Cependant, malgré ses précautions puritaines, la baronne ne put empêcher la jeune fille de s’initier aux coquetteries, au flirtage, à toute la jolie comédie de la société. Parmi les assidus de ses réceptions, le comte d’Astor et le duc de Perriane avaient longtemps rivalisé de galanterie avec la jeune baronne de Silvère. C’était, d’ailleurs, le seul salon où Grégory pût se plaire. A dix-neuf ans, pris de cette envie de tout voir et de tout entendre, que l’on éprouve au sortir du collège, il s’était fait aisément ouvrir toutes les portes, et, pendant deux ans, n’avait pas omis une seule soirée. Mais, de jour en jour, lui monta au cœur ce dégoût de la société mondaine où l’on ne voyait en lui qu’un incomparable « parti ».

A de rares intervalles, il rencontra des communautés de sentiment et d’aspirations, mais la plupart des gens qu’il coudoya ne lui découvrirent que l’affreux vernis à la mode, le chic, l’esprit de petite marque. Les jeunes filles surtout l’horripilèrent ; les unes lui semblaient rouées, sans même être vicieuses, les autres innocentes sans chasteté. D’aucunes s’abandonnaient avec mollesse entre ses bras, dans le balancement de la valse, comme pour avoir l’avant-goût du lit conjugal, mais cette troublante et dangereuse naïveté se gâtait aussitôt par des paroles niaises, des réponses banales ou de sottes questions sur la danse et la musique. Parfois le duc, à les voir, s’était demandé comment un homme d’esprit élevé pouvait songer au mariage, et, sceptique par défiance, il ne comprenait pas. Aussi, lorsque dans ses rares tête-à-tête avec la mère de Christine, il avait abordé ce sujet, les discussions avaient-elles été très vives de part et d’autre.

— Ce qui fait la joie de l’homme dans le mariage, disait la fine baronne, c’est d’initier à l’amour parfait la jeune compagne qu’il prend. Tout en respectant sa pudeur, il la mène par la main dans des voies inconnues pour elle, il la surprend sans l’effrayer, la domine sans tyrannie, en fait, non sa chose, mais son soi-même, à tel point qu’un jour ils ont si bien échangé leurs âmes, que la volonté des deux devient une, quoique double, en une sorte de dualité mystérieuse.

— Vous êtes séduisante non seulement pour vous, baronne, mais pour les autres, avait répondu Grégory, mais l’homme n’arrive pas neuf dans le mariage, il sait, lui ; apportera-t-il aussi ses vices qui ne sont que de… l’érudition, et fera-t-il de sa femme sa maîtresse ?

— Assurément non.

— Alors, invinciblement, l’époux regrettera ce qu’il quitte et qu’il connaît, devant ce qu’on lui livre à l’aveuglette, et avec des restrictions à la clé.

— Mauvais sujet !

— Mais non ! ma femme étant ma maîtresse, moi, son mari, je serai son amant. (Calino vous dirait cela). Dès lors, nous serons mauvais sujets de concert…

— Concert est joli !

Vous ne répondez pas…

— Mais vous sapez le mariage !

— Une des plus sottes institutions qui soient — après la laideur ! riposta en riant le duc.

— Alors vous ne vous marierez pas !

— Un beau jour, peut-être.

— Quand vous serez perclus, c’est cela ; les maîtresses, c’est le gingembre, les femmes, oh ! les femmes, de l’eau de mélisse tout au plus, pour remettre l’estomac.

— C’est ainsi !

— Taisez-vous, voici Christine ; si elle vous entendait !

— Bonjour, monsieur, fit la jeune fille en tendant la main à Grégory ; venez-vous ce soir au Parc Léopold, ce sera très joli, le Sporting-Club organise une fête, on patinera à la lumière électrique ; j’ai déjà un engagement pour un tour de lac avec M. d’Astor.

— Vous le savez, mademoiselle, d’Astor et moi sommes vos féaux ; vous me donnerez le second tour ?

— C’est cela, à ce soir ! et, légère, Christine disparut derrière une portière.

— Eh bien ! Grégory, vous ne croyez pas qu’on puisse être heureux avec une enfant pareille ? Je fais l’article, n’est-ce pas, comme ils disent ici, mais enfin ! mettons que vous ne me connaissiez pas.

— Oh ! baronne, c’est bien difficile à mettre, cela !

— Que voilà un compliment vraiment mondain ; deviendriez-vous sot ?

— Je me prépare au mariage ! dit le duc en baisant* la main de Mme de Silvère

Et, de fait, depuis ce jour, il y avait songé, à ce mariage, à cette fin de jeunesse, effrayante en son mystère. Lysiane fut son dernier essai d’amour libre, épreuve trop pénétrante pour qu’il l’essayât encore avec une autre. Lentement, sans abdiquer ses idées aux pieds de la baronne, il l’amena à le désirer presque pour gendre, tant, à côté de ses révoltes, de ses haines, de la rareté sombre de ses sentiments, il avait de droiture et de gentilhommerie. Au moins, se dit la mère de Christine, l’enfant aura-t-elle un homme de grande race qui ne faillira point.

Et, peu à peu, elle s’accoutuma à cette idée, puisant des sécurités nouvelles à chacune des causeries qu’elle eut avec le duc. Grégory, de son côté, amenait doucement Christine à lui, avait pour elle des tendresses plus paternelles que passionnées, au point de lui parler de la vie, de la grande bataille de l’heure, de choses graves et méditatives, au lieu de s’adoucir en paroles amoureuses, en baisers de voix, en sentimentalités d’idylle. Rarement seul avec elle, il lui parlait, en se tournant vers la baronne, qui trouvait adorable et d’un exquis dandysme, cette cour indirecte et comme tamisée par elle. La jeune fille écoutait les causeries, devenue plus sérieuse déjà, en écoutant ces deux êtres, l’un mûri par l’âge, l’autre jeune et fort, mais mûri par la vie, quelque courte qu’elle fût encore.

— Vous avez l’air si jeune, bel imberbe ! disait la baronne au duc.

— Ma moustache s’est trompée, répondit Grégory, elle a poussé en dedans !

Peu à peu, il vint à s’intéresser au travail d’initiation qu’il avait entrepris avec la baronne. Un instant même, il crut que Lysiane avait disparu de sa pensée, tant son intérêt — qu’il était prêt à prendre pour un commencement de passion — se portait vers cette élève qu’il guidait en la route compliquée de ses propres sentiments.

Lysiane m’a parlé de la paix du cœur, ne l’ai-je point, se dit-il, et rasséréné, tranquillisé par une vision de conjugalité placide, où des préoccupations apaisées lui feraient les heures sans trouble, le duc fit taire ses craintes et doucement se fit à l’idée d’une union prochaine avec Christine de Silvère.

Le mariage eut lieu sans tapage. « Lorsqu’une baronne de Silvère épouse un duc de Perriane, avait dit la mère de Christine, il n’y a que les rois ou les artistes qui soient dignes d’assister à la cérémonie ; or, les rois ne sont pas assez artistes et les artistes ne sont pas assez rois ! »

Au moment où finissait le repas d’Astor qui, avec deux ou trois vieux amis de la maison, le comte de Landen, ancien ministre, le général retraité Carmot et le médecin de la famille, François X***, composaient la réunion, d’Astor s’approcha de Grégory, et, d’une voix qu’il essaya de faire très calme, lui dit :

— Tu sais, Grégory, que j’ai, comme toi, aimé Christine ; c’est toi qui triomphes et je n’ai rien à dire, tâche de la rendre heureuse.

Ils se regardèrent un instant, les yeux fixes comme s’ils eussent voulu voir au fond d’eux-mêmes, puis, froidement et en silence, ils se serrèrent les mains.

Jacques d’Astor, comme Grégory, de bonne famille, avait plus que lui aimé Christine, et plus simplement. « Les tempêtes de la vie » n’avaient pas ébranlé sa conscience, puisque, depuis deux ans seulement, il avait quitté le château qu’il habitait au cœur de la forêt des Ardennes, pour venir habiter Bruxelles et en voir le-monde. Il fut donc, comme les gentilshommes campagnards, un simple du vice qu’il ne fit que coudoyer, et lorsqu’il songea à Christine, ce fut avec une presque candeur. Souvent il avait eu avec le duc de Perriane des discussions interminables à propos de cette candeur — le mot est-il juste ? — qu’il gardait intacte en lui.

— Nous sommes en pleine décadence des races, disait Grégory.

— Parle pour toi, ripostait d’Astor, je n’admets pas cette prétendue décadence que vous nous jetez à la tête comme un défi. Les poires n’ont pas à se vanter d’être blettes.

— Non, mais le faisan peut se vanter du parfum de sa pourriture.

— Pourquoi parlez-vous de décadence, nous sommes des éteints et des désolés pour vous autres, et vous croyez avec une douce na’iveté les fumisteries de votre littérature. On vous met en main et dans la tête des chosettes intitulées A Rebours ou autre chose, vite ! vous criez par portes et fenêtres : Nous décadons, vous décadez, ils décadent ! tiens, tu me fais pleurer. Mais je ne décade pas, moi ; je suis très solide, moi, de corps et d’esprit, je fais bras de fer pour l’un et mon devoir pour l’autre, je n’ai pas de vices biscornus, j’ai des sens qui sont pleinement satisfaits par les assouvissements normaux, et quand vous venez me parler d’androgynes, de lesbisme, de sodomisme et d’un tas d’inventions byzantines ou autres, j’ai envie de vous dire : allez vous laver ! ils peuvent aller à Jéricho, vos décadents ! cela n’empêchera pas un tas de bonshommes comme moi d’en faire d’autres ; votre décadence, c’est une excuse pour ne plus…

Ces discussions entre les deux hommes avaient naturellement servi à les réunir davantage. Brusques et de langage libre, entre eux, ils apportaient chez la baronne un raffinement contrastant de causerie élégante, et leur discrétion avait été jusqu’à ne faire leur cour à Christine que l’un devant l’autre, en sorte que, quoique adversaire de l’autre, chacan pût marquer les points.

Lorsque le mariage fut décidé, d’Astor admit sa défaite sans révolte, mais, avec une sorte de dévouement religieux, il voulut veiller de loin sur celle qu’il avait choisie et qu’un autre avait prise. Cette espèce de surveillance à distance lui fut d’autant plus aisée qu’il ne perdit pas un instant de vue les jeunes mariés. Ceux-ci, en effet, ne firent point de voyage de noce. Ainsi, d’accord avec Grégory, en avait décidé la baronne de Silvère : les voyages de noces, disait-elle, sont un peu comme ces vins qu’on vide avant qu’ils n’aient eu le temps de se parfumer ; c’est la gloutonnerie de l’amour.

Cette gloutonnerie, le duc de Perriane ne l’eut pas. Avec une discrétion respectueuse, il fit une femme de cette vierge qu’pn avait livrée au gentilhomme plus qu’à l’époux, et dont on attendait plutôt une amitié amoureuse qu’une passion d’amant.

Christine ne fut point surprise. Ayant vécu, comme sa mère, dans l’apaisement de sa race, elle aima surtout en « son duc », comme elle l’appelait en riant, l’intelligence et la délicatesse puritaines. Au commencement de leur union, Grégory tint à partager avec Christine ses jouissances intellectuelles. Ensemble, ils pénétrèrent dans ce sanctuairede l’art où les profanes n’ont point accès, mais à peine Perriane eut-il commencé cette sorte de sacerdoce conjugal, qu’il rencontra une chasteté inexpugnable chez sa jeune compagne. Ce qu’il aimait, les choses modernes, elle ne put arriver à les comprendre. Il dut bien des fois même blesser sa femme par ses théories, si neuves pour elle. Ses lectures de jeune fille s’étaient bornées à quelques auteurs romantiques dont on avait cacheté les pages trop ardentes, et c’est une poésie douce et sans flamme qui avait coulé dans son esprit, comme un fluide de candeur et de placidité. Elle n’avait jamais songé aux morsures de l’amour, n’en imaginait que les baisers, le voyait vague, nuageux, auréolé de voiles diaphanes ; tout en sachant les mystères de vie — ces mystères de Polichinelle — Christine n’avait pas eu la conception des brutalités humaines, et tout en elle se teintait de blandices, de candeurs, se bercait à l’idée d’embrassements presque angéliques. Un rêve lui avait montré tout cela dans la mousseline rose de sa jeune imagination, et voilà que maintenant, le duc, malgré ses subtiles délicatesses, lui faisait pressentir un monde de sensations qu’elle ne pouvait comprendre. Elle perçut qu’une science — celle des sens — lui manquait ; une seule pièce de Baudelaire, un jour, soudainement, par quelques syllabes, par un seul mot mystérieux lui entr’ouvrit le lourd rideau des choses. Et elle eut peur de cette pureté qui l’enveloppait toute, et dont elle ne pouvait se dévêtir. Elle eût voulu trouver, et ne savait. Le duc la traitait en enfant presque, ne voyait pas le trouble de la jeune femme, ne songeait pas à ce travail intérieur qui la torturait.

Elle voulut lire à présent, et, quoique Grégory la guidât, elle arriva à ne plus choisir, tant elle espérait que le hasard lui trancherait ce nœud qui lui liait la gorge et l’étouffait davantage de minute en minute.

Grégory ne changea point de manière. Il aima Christine paternellement, l’entoura de soins et d’attentions, tout en gardant malgré lui cette raideur britannique qui l’avait fait surnommer « le lord » par ses amis. Mais jamais il n’eut plus que cette calme sollicitude, et, sans s’éloigner de Christine, inspira à celle-ci une sorte de respect craintif.

Elle se renferma dans sa cruelle ignorance d’amour, et ce fut d’une âme déchirée qu’elle relut ces vers :

Maudit soit à jamais le rêveur inutile
Qui voulut le premier, dans sa stupidité,
Méprenant d’un problème insoluble et stérile,
A ux choses de l’amour mêler l’honnêteté !

Celui gui veut mêler par un accord mystique
L’ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,
Ne chauffera jamais son corps paralytique
A ce rouge soleil que l’on nomme l’Amour !

Christine eût voulu demander à Grégory le sens de ces strophes maladives, et n’osait. Il lui semblait avoir en elle une virginité qui s’accorderait mal avec ces questions voilées à son intellect, et que le duc l’estimerait moins.

Alors, elle se rapprocha de lui, passa de longues heures en face de cet homme au visage pâle, mais dont les yeux semblaient forcer la porte des pensées d’autrui. Elle l’aima, elle s’abandonna dans ses bras, elle se livra caressante et délicieuse, et Grégory dut retrouver avec elle les impressions de ses jeunes amours de seize ans. Ce continuel tête-à-tête avec l’époux, avec celui qui ne cessait jamais d’être causant, intuitif, plein de charme, calma la crise où Christine se sentait sombrer. Elle s’arrêta de vouloir connaître encore et sa sérénité revint peu à peu. Après l’orage qui avait en quelques mois bouleversé sa paix, elle se retrouva dans l’intégrité de la race des Silvère, les yeux apaisés comme s’ils s’étaient reposés sur des siècles, la bouche rafraîchie, la main calme. En elle toute une transformation s’était faite ; la jeune fille, devenue femme dans le travail de l’initiation turbulente, puis rassérénée, avait fait de Christine une créature parfaite de formes. Avec ses grands yeux bruns, sa chevelure aux teintes changeantes qui s’ondulait en fuyantes vagues, sa taille souple qui semblait vouloir se renverser sous une invisible caresse, elle avait la grâce moderne mêlée à la beauté simple des vieilles souches nobles.

Des fois, sans le vouloir, Grégory la comparait à Lysiane, mais chez sa femme il ne trouvait pas, comme chez la châtelaine de Rouge-Cloître, cette âpreté presque farouche que son ancienne maîtresse tenait de ses aïeux d’Espagne, croisés de sang français.

Le baron de Silvère, père de Christine, était aussi de France, mais la baronne descendait d’une ancienne famille brugeoise, et dans leur fille, la vivacité de l’un s’était fondue dans la placidité originelle de l’autre.

Jacques d’Astor visitait souvent l’hôtel de la rue Montoyer ; il se trouvait heureux dans ce jeune ménage qui ne voulut point se faire une solitude égoïste, et qui chercha même à grouper autour de soi les rares amis dévoués qu’il comptait.

Bien des fois, Christine se trouvait seule avec Jacques dans le petit boudoir où elle se tenait d’habitude et que Grégory lui-même avait décoré, fouillé, chiffonné, orné de bibelots rares, aux teintes fondues par le brouillard endormeur du temps. La jeune duchesse recevait d’Astor simplement, sans trouble. Il s’asseyait à ses pieds, sur un tabouret, et le jour baissait parfois sans qu’ils pensassent à interrompre la causerie.

Parfois, à ces moments, un pas, assourdi par les portières, se faisait entendre.

— Voilà Grégory ! disait-elle.

Celui-ci entrait : Bonjour, ami ! Bonjour, toi ! As-tu vu les autres ?

— Qui, ceux du Scotch ? oui, hier soir !

— Rien de nouveau ?

— Toujours aussi ennuyeux, sauf van Steen. Clergery va être poursuivi pour chantage, paraît-il ?

— Ah bah ! Allons tant mieux ; quelle ignominie nouvelle a-t-il commise ?

— On dit qu’il vient d’écrire un pamphlet contre des peintres de sa connaissance et qu’il a tenté de se faire graisser la patte pour se « faire taire ».

— Ils ont refusé au moins ?

— Naturellement ; alors, de complicité avec un bonhomme mi-proxénète, mi-éditeur, il aurait lancé une malpropre machine intitulée, intitulée, attends, pst, pst, les Rapins, c’est ça !

— Est-ce sûr ?

— Ah ! tu sais, je ne suis pas dans le mouvement, nous verrons demain ! En tous cas, si c’est vrai, ou l’on exécutera le Clergery, ou j’abandonne le Cercle.

— Vous y tenez donc bien, à ce cercle, monsieur Jacques, fit Christine, en souriant.

— Mon Dieu ! madame, oui et non ! comme à toutes les vieilles habitudes. Après trois actes d’Hérodiade ou d’autre chose, on éprouve le besoin de parler un peu, de se dégourdir.

— Et vous, mon ami, ajouta Christine en s’adressant au duc, vous aimez cela aussi, vous ?

— Vous savez enfant, que je n’ai pas à me dégourdir et que le besoin de parler ne m’obsède pas, sauf avec vous.

— Oh ! des compliments, Grégory !

— Voyez-vous, madame, reprit d’Astor, ces habitudes-là, ça ne se perd pas si vite. C’est un peu comme ces vieilles robes de chambre qu’on met depuis toujours parce qu’il semble qu’on y ait laissé la moitié de sa chaleur. Elles sont trouées, tachées, fripées, on les porte quand même !

— Parce qu’on n’a pas une main qui veille à les faire remplacer avant qu’elles ne vous possèdent ; vous devriez vous marier monsieur Jacques !

— Mais il n’y a pas de femmes, dit naïvement d’Astor.

— Vous êtes encore aimable, dit-elle plus naïvement encore.

— Oh ! vous !

III

Grégory souffre. Il pense. Il revoit. Grégory n’aime pas Christine. Il n’a pas cessé d’être à Lysiane. Il a bercé sa passion dans un rêve de deux cents jours, mais la passion sommeille, la passion ne dort point. Les souvenirs sont des cendres jamais éteintes. Grégory s’est distrait jusqu’à l’illusion de la tranquillité ; Christine n’est pas son épouse selon la chair ; elle n’est qu’une ombre blanche qu’emporteront les brises… Pourquoi les fatalités et pourquoi les souffrances ? Notre nature est faite pour la joie et pour le bonheur ; que le reste s’efface et disparaisse ! Dans le luxe il ne doit point y avoir de trouble ; soyons grands, faisons-nous grands et contemplons notre grandeur, trouvons-nous Beau, Supérieur, Divin, et vivons avec l’Idole : Nous ! Mais l’idole d’en face est plus belle ; là, dans l’ogive, elle regarde, encadrée d’ombre ; elle est plus belle, là, dans l’ogive, elle sourit, elle n’est plus jeune, mais son regard étourdit, sa taille monte en forme d’amphore, Elle dit : Je t’ai aimé. Ma main, ma bouche ont tordu ton corps, et lorsque tu songes, c’est à moi, que tu ne peux oublier, — car je suis la Seule !

Le château est drapé de deuil, les grands hêtres montent autour des pierres comme d’immenses cierges éteints ; des sanglots roulent dans la forêt profonde.

L’idole est plus belle ; là, dans l’ogive, elle regarde, encadrée d’ombre.

Le bois frissonne, des râles courent, des voix toussantes répondent, les branches sont crispées, la neige tombe. L’idole est encadrée de neige.

Au loin, au loin, des voix gémissent : Lysianel Lysiane !

Et Lysiane répond à la neige : Neige trop froide !

Et Lysiane répond aux voix : Où est votre corps, votre corps ?

La neige brûle, les bois sont ensanglantés de flamme et Lysiane dit à la neige : Je t’aime ! Je t’aime ! Oh ! Je t’aime ! — Pourquoi ne dors-tu pas, mon Grégory ?

— J’ai froid, Christine.

IV

Lorsque Christine se sentit mère, son calme augmenta davantage encore ; son être se fondit en une sorte de béatitude ; un compagnon nouveau se faisait en elle, lentement, et, la nuit elle se parlait tout bas en se disant que ce compagnon comprendrait sa confidence. Sa tendresse pour Grégory dut se partager à ce moment, et celui-ci retourna, sans qu’elle y prit garde, aux habitudes anciennes. Il voulait oublier le fantôme, et parfois se demandait si c’était possible, si jamais il résisterait à cette envie folle de revoir Lysiane, de l’aspirer, de se pénétrer d’elle. Il était trop reposé aujourd’hui, trop calme, trop heureux de ce bonheur familial, et souvent il avait une grande frayeur de s’alourdir en ces délices tranquilles, de laisser échapper et se fondre cette vigueur d’acier que ni la vie brûlante, ni les orgies, ni les nuits blanches, n’avaient pu rompre. Christine s’alanguissait, n’aimait plus autant la causerie du soir que la fatigue interrompait trop vite, et ces veillées courtes rendaient plus monotone encore le coin du feu où Grégory restait, parfois seul, parfois en compagnie de Jacques d’Astor.

— Je m’ennuie, Jacques, disait-il en s’étirant.

— Mais tu n’as jamais fait que cela toute ta vie, mon pauvre ami.

— Autrement.

— Ecoute, vieux ; s’ennuyer, vois-tu, c’est désirer ; tuas tout ce qu’il faut, non tout ce qu’il Te faut ; ta vie semble complète et parfaite — et tu n’es pas heureux.

— Oui, je désire…. Et il s’arrêtait ne voulant pas lâcher le secret du cœur qu’il gardait en lui. Je désire et rien ne me manque !

— Il y a des galériens qui regrettent leur boulet, lorsqu’on les a lâchés au monde.

— Tu dis vrai, Jacques, et je crois que c’est cela que je n’ai plus et que je voudrais ravoir ; j’ai honte d’être malheureux dans mon parfait bonheur et il me semble que je serais plus gai si je souffrais un peu. Tu ne dis rien.

— Je plains ta femme.

— Mais elle est heureuse.

— Pour combien de mois encore ? Grégory ne répondit pas.

La causerie recommença quelques instant après.

— Distrais-toi, disait d’Astor, fais quelque chose, occupetoi d’art ; tu es musicien, compose.

— Pour être médiocre, merci. Et puis la musique, fft ! c’est comme les robes, on en rit au bout de vingt ans. Les Italiens en ont fait comme leur macaroni : en pâte molle qui file ; les Français y mettent des calembours qui prétendent ; arrivent les Allemands, vive Wagner le Saint-Graal de la musique qu’on élève dans un soleil. Demain, on trouvera que Tchaïkowski vaut mieux, et l’on n’aura peut-être pas tort ; la musique est belle en raison inverse de la civilisation, — et bientôt il n’y aura plus de sauvages ! En littérature idem, Malherbe, un raseur, Corneille aux Invalides direction Perrin, Molière fait pleurer ; Hugo ! il y a si longtemps qu’il est mort ! Lamartine, de la pommade. On tombe dans Baudelaire superbe ! superbe ! tais-toi, il y a deux jours on m’apprend qu’il n’est plus rien à côté de Tolstoï et de Dosto’iewski ! Vrai Dieu ! si l’on continue, l’humanité finira par avoir du bon sens !

— Ecris dans les journaux, reprit Jacques en riant.

— Jamais ! on me nommerait sénateur pour m’en empêcher !

— Fais un livre,

— Il est fait… par les autres.

— Eh ! va-t-en à tous les cent mille diables !

— J’y pensais !

— Bonsoir ! nous avons un peu ri, c’est déjà quelque chose !

—… Qui se paie le lendemain ! comme les trop bons dîners. Bonsoir.

Ce soir-là Grégory passa par l’appartement de sa femme, et la baisa longuement sur le front, tandis qu’elle dormait.

V

Le lendemain, Grégory l’avait bien prévu, il eut la réaction de la gaîté de la veille, — et ce fut toujours ainsi. Fantasque, facile à distraire et distrait pour un rien, il retombait aussitôt dans le trouble de ses pensées sombres.

D’Astor venait à présent tous les jours à l’hôtel, s’informant de Christine dont la grossesse allait bientôt avoir son dénouement. Dolente, étendue sur une chaise longue, secouée de temps en temps par un spasme de douleur, elle tenait son mouchoir entre ses dents serrées d’angoisse, puis regardait Grégory qui la veillait ; elle parlait à de rares intervalles, d’une voix très douce et très mouillée, comme si déjà elle eût trouvé le rythme monotone avec lequel on berce les petits. Sa pensée ne s’étendait plus aux choses du dehors, mais se repliait en elle, vers ses flancs où l’être nouveau s’étirait ; parfois Grégory prenait un livre et lisait à haute voix quelque passage simple où le poète chantait l’âge d’or, l’enfance, les fleurs ; c’était comme un apaisement dans tous les cœurs, et un arrêt dans les secrètes tortures du duc. Toutes les sollicitudes et toutes les transes allaient à cette jeune femme dont le visage avait pris la pâleur maladive de l’ivoire, et qu’entouraient sans cesse la mère et l’époux.

La baronne de Silvère venait chaque jour passer quelques heures près de Christine ; elle renouvelait les lilas épanouis autour de la chérie, entr’ouvrait les fenêtres pour mélanger de brise printanière le parfum printanier des fleurs, baissait à demi les rideaux roses dont le tissu laissait filtrer une lumière atténuée, puis s’asseyait devant la jeune femme et la veillait, lorsque, accablée, celle-ci abaissait un instant les paupières.

Le terme arriva, l’enfant mourut.

Soixante jours et soixante nuits, Christine de Perriane resta sur son lit, sans force, sans voix, sans regard. On eût dit que l’âme de l’être envolé eut remplacé son âme, tant elle sembla redevenue enfant par la douleur. Les yeux fermés, pareille à un cadavre, ses deux mains blanches allongées sur les draps, elle se laissa doucement soigner, sans rien dire, et gardant son attitude immobile, comme si elle eût voulu, à force de mutisme et de prostration, tromper la destinée, et se faire enlever aux sphères mystérieuses, ainsi qu’une morte.

Au bout de deux mois, elle sembla s’éveiller de sa longue léthargie ; elle ouvrit les yeux et fixa un point vague, au pied de son lit ; elle ne semblait pas voir, mais dans son regard se lamentait une irrémissible désolation. Elle entr’ouvrit les lèvres et murmura : Grégory.

Celui-ci s’approcha de la sauvée, prit dans sa main brûlante la main de Christine et dit simplement : Je ne t’ai pas quittée.

Lorsqu’elle put se lever, la duchesse apparut comme neuve et inconnue. N’était la mélancolie qui l’imprégna toute, dans son geste las, dans sa parole alentie, elle sembla transformée. Peu à peu, de matin en matin, Christine rafferma. Pâle toujours, mais développée par la maternité, la femme du duc acquit des formes plus molles et plus sveltes ; ses yeux cerclés de noir semblèrent plus profonds et, comme ses yeux, sa pensée s’était approfondie en un nimbe d’ombre. Elle parlait moins qu’autrefois, mais le timbre de sa voix était devenu plus sonore, avait pris des notes plus caressantes ; à vingt ans, après une année de mariage, Christine était femme complète et parfaite, la taille de la jeune fille, mince, puis déformée par la grossesse, s’était harmonieusement moulée et gonflée aujourd’hui ; ainsi les bras, les épaules, la main dont les doigts se potelaient sans perdre leur noblesse originelle.

Jusqu’au jour où elle revint à la vie, la duchesse de Perriane ne s’était guère révélée, et l’on eût difficilement pu juger ce qu’il y avait derrière ses grands yeux rêveurs. Entre sa mère, dont l’esprit absorbant ne laissait guère place à la riposte, et son mari dont la maturité intellectuelle l’avait toujours intimidée, Christine évita longtemps de se livrer. Elle sentit qu’un mot maladroit devrait blesser — pour longtemps peut-être — celui qui l’avait choisie, et sans timidité comme sans vasselage, elle écouta plus qu’elle ne dit. Sa lune de miel fut donc passée en véritable observation des autres. Elle ne fut qu’un stage d’avenir au bout duquel la femme de Grégory voulait conquérir par elle-même celui qu’elle ne possédait que par le mariage. Ce que le respect, l’admiration même avaient fait, la jalousie et enfin la passion raisonnée, surchauffée le complétèrent. La jalousie, oui. Lorsque, encore affaiblie, elle s’était de longues heures reposée au soleil du parc, étendue sur une chaise longue, elle n’avait plus abandonné son âme à l’incessante tristesse, mais l’avait dirigée, clairvoyante et subtile vers son mari. Sensible par les sens, percevant exagérément, avec une hypéresthésie maladive, les moindres chocs extérieurs, la duchesse devait avoir la même sensibilité par l’esprit. Tout lui revint : l’indifférence froide de Grégory au début de leur union, ses amertumes soudaines exprimées par un rien de physionomie ou de parole, des bouts de conversation surpris entre le duc et Jacques d’Astor, un mystère enfin qu’elle sentait, effrayant comme un abîme, et que sa perspicacité inquiète devait découvrir pour arracher à sa vie le bonheur qu’elle voulait impérieusement comme la compensation de ses déchirements. Elle n’interrogea pas, se refusant d’accepter une confidence, mais sans rien dire, lentement, sûrement, elle dirigea son instruction comme un juge agit dans le secret pour ne pas effaroucher les coupables.

Et elle sut.

Les vers de Baudelaire, ces deux strophes mystérieuses lues naguère, elle se les rappela ; elle se souvint encore de ses premiers troubles tôt apaisés, et en elle se fit un éblouissement où toutes les choses mal comprises s’éclairèrent. Le nom de Lysiane, entendu dans un chuchotement, lorsqu’elle était encore jeune fille et songeait à peine à Grégory, lui revint, perfide en son harmonie, et cruel comme une prédiction de malheur. Ce nom, une nuit en songe, Grégory l’avait balbutié avec un accent qui ressemblait à un frisson.

Elle apprit ce qu’était Lysiane de Lysias, et eut presque peur. Les anciens amants de la Mystérieuse ne parlaient d’elle qu’avec un respect mêlé de crainte, et sans s’expliquer la fascination occulte qu’exerçait la comtesse de RougeCloître, Christine comprit que c’était Elle, la Troubleuse d’âmes, Elle, l’Inoubliable, Elle, la Rivale.

VI

Pendant ce temps, alors que la jeune duchesse, sûre de la guérison, n’avait plus besoin que des soins délicats de la baronne de Sylvère, Grégory, de nouveau désœuvré, retourna peu à peu vers sa vie de garçon. Au bar anglais, il se retrouvait presque chaque soir avec d’Astor, van Steen et de Leuze, que doublaient parfois quelques femmes, la grande Lucy, et une petite maigrichonne mi-bas-bleu mi-cocotte dont le premier amant, un romancier parisien de second ordre, avait fait une grue spirituelle ; on la nommait Panpan dans l’intimité et Mme de Prelle en public. Quant aux rastaquouères, le cercle s’en était purifié, et Clergery, condamné à [six mois de prison pour écrits erotiques, purgeait sa peine en compagnie de son éditeur.

En ce moment, la grande Lucy était la maîtresse en titre de van Steen et Panpan celle de de Leuze qui collaborait à son « futur roman » un roman qui n’en finissait pas d’être futur.

Grande et svelte, avec un nez aux narines dilatées, une grande bouche en coup de sabre, aux lèvres très rouges, simplement élégante comme une Parisienne qu’elle était, Lucy Bijou avait la manie du théâtre. Elle avait débuté dans la troupe de Judic qu’elle suivit un peu partout dans le monde, en Russie comme en Amérique, tournée dont elle était revenue en Belgique avec un opulent coffret de bijoux qu’elle « lavait » au besoin, lorsqu’elle se refaisait une virginité, caprice qui d’ailleurs lui prenait rarement. Elle fut engagée au théâtre de l’Alcazar, dans un rôle de féerie où elle fut remarquée par le baron van Steen. Celui-ci lui offrit des bouquets de roses rouges comme les lèvres de la charmante, de roses roses comme ses joues et des papillons de diamants comme son cœur.

De Leuze, qui se piquait de littérature et avait même écrit un petit acte que le théâtre du Parc avait joué avec succès, s’était attaché Mme de Prelle qui ressemblait à Sarah Bernhardt sauf par ses cheveux qui étaient noirs et sa taille qui était petite. Un paquet de nerfs, du bagout et une plume alerte.

Lucy Bijou potinait sur le dos des actrices, Panpan sur le dos des écrivains et de Leuze, van Steen s’unissaient à de Perriane pour démolir le grand monde

— Vous savez, la marquise de X., filée hier avec un officier des guides.

— Caron a fait un couac.

— Le dernier roman de Daudet ne vaut pas le diable.

Avec ces trois phrases, dont les noms propres — ou malpropres — changeaient, les amis et amies se racontaient l’histoire contemporaine, « toutes vipères dehors. »

Grégory restait tard au Scotch-J’averti, écoutant avec un reste d’intérêt les discussions redites qu’on y dévidait. Vers une heure du matin il remontait chez lui d’un pas ferme, parfois ralenti, les jours où, par un mot, par un geste, on lui avait rappelé le nom de Lysiane. Que devenait-elle ? On la disait maîtresse d’un jeune peintre très en vogue, mais était-on jamais sûr ? Pouvait-on savoir ? La vie de la dame de Lysias était comme un puits insondable, dans lequel s’engloutissaient toutes les conjectures et tous les soupçons.

Puis, Grégory frémissait au souvenir des heures nocturnes que les jours écoulés lui faisaient déjà plus capiteuses dans l’éloignement. Il la revoyait, avec des formes moins précises, plus fondues et plus pleines de voluptueux mystère. Le corps, qu’il avait détaillé, lui apparut encadré de lignes divinisées, toujours adorablement pures. Devant son regard déniaient toutes les stations d’amour où, comme devant un reposoir lumineux, il s’était prosterné devant YAugusta, dans une adoration de lévite. Comme les esclaves devant la despotique Byzantine, il s’était agenouillé, et ses prières, transformées en baisers de feu, avaient monté des flancs ployés de l’impudique à s’a bouche morsurante et fatale. Il se rappelait chaque pli de cette peau transparente qu’il enlaçait, chaque ondulation paresseuse de cette croupe impeccable de forme, chaque éclair de ces yeux mystiques, tantôt clairs et purs comme ceux des madones, tantôt sombres, caves, pleins de désirs pervers et demandant de toute leur flamme des assouvissements éperdus.

Retrouver tout cela, arracher pour un instant à l’Impossible ces sensations étranges et délectables, se revoir dans les bras l’un de l’autre, tandis que la veilleuse aux fleurs de sang laisse couler sur la chambre, sur l’alcôve, sa lumière sacrée, broyer sous le pied rude de son vouloir les jours et les nuits qui ont tissé leurs mailles sur la vie, redevenir le jeune homme d’il y a quatorze mois !

Et cela ne se pouvait !

Un vendredi, l’aréopage du Scotch-Tavern décida d’organiser un picknick, à la campagne.

— Moi, dit Panpan, avec un geste chaste de pensionnaire, j’ai besoin d’air pur, de papillons et de fleurs des champs.

— Mon idole, mon scarabée d’or, fit de Leuze, tu me touches :

// est jour, levons-nous, Philis,

Allons à notre jardinage

Voir s’il est comme ton visage

Semé de roses et de lys !


— Assez, hurla van Steen, si vous ne voulez pas que je vous dise du Corneille.

— Soyons graves, pour rire, dit la grande Lucy, et organisons les choses avec génie. Toi Steenette, tu te charges des choses sérieuses : rôti froid, poulets, foie gras, petits pains, et caetera et le reste, le reste surtout ; d’Astor a la partie fluviale : vins, Mumm et rincettes ; de Leuze les exquisitos et les cigarettes ; tu sais, pour moi il en faut de russes de chez le père Arangelovitch, avec embouchures ; Perriane, en sa qualité d’homme grave, est responsable de la vaisselle et des argenteries ; moi je regarde, Panpan m’aide. Et, à demain, « voici le couvre-feu messeigneurs. On vous attend à la deuxième tour du Louvre. Et nous, enfants, à la tour de Nesle ! » viens-tu Albert ?

Lorsque Grégory rentra chez lui, ce soir là, moins sombre que de coutume, il vit, éclairées, les fenêtres du boudoir de Christine, bien qu’il fût deux heures de la nuit. Il allait s’informer d’où venait l’étrange dérogation aux habitudes régulières de sa femme, lorsqu’un domestique vint le prévenir, en le recevant, que Madame la duchesse l’attendait.

Le boudoir de Christine était petit. Un large divan de satin vieil or sur lequel était jetée, à la moitié de la longueur, une épaisse peau d’ours noir dont la tête pendait à l’extrémité, en faisait, avec un secrétaire italien incrusté d’ivoire, deux poufs de satin vieil or, un guéridon-trépied en bronze de Gouttière, et deux Corot vaporeux suspendus aux murs tendus d’une étoffe sombre frappée de palmes vieil or, l’ornementation simple en même temps que sévère. La chambre était éclairée par deux girandoles en bronze noir dans lesquelles brûlaient des bougies. Une odeur vague de lavande parfumait discrètement ce boudoir où Christine passait la plupart de ses soirées, lorsqu’une représentation à l’Opéra ou quelque concert extraordinaire ne l’appelait pas dehors.

Ce soir, la jeune femme est en peignoir, une sorte de peplum en crêpe de Chine blanc rattaché à l’épaule par un camée rouge. Ses cheveux tordus sont piqués sur le haut de la tête par un peigne formé de gros grains de corail, et, pour bracelet, elle porte au bras, nu jusqu’à l’épaule, un large ruban de velours rouge agrafé d’or.

Cette Toilette Est Exactement Pareille A Celle

QUE PORTE LA COMTESSE LYSIANE DE LYSIAS dans le portrait qu’a fait d’elle, pour le dernier Salon, le peintre Clairin.

La porte s’ouvre. Un valet de pied annonce : Monseigneur. Grégory s’arrête, étourdi. Christine s’est levée et va vers lui, puis, très simplement :

— Qu’avez-vous, Monsieur ?

— Moi, rien, cette toilette, cette heure tardive…

— Me reprocherez-vous de vous avoir attendu, mon cher ami ?

— M’en croyez-vous capable, Christine ? surtout lorsque je vous vois si royalement belle.

— Voilà un compliment que je mets dans le coffret aux objets rares ; mais, ma foi, je crois vraiment, ajouta-t-elle en riant, que nous marivaudons ; puis, frappant le bouton d’un timbre, elle se rassit : Jean, dites qu’on m’apporte de quoi faire le thé, puis prévenez les gens qu’ils peuvent se retirer, je n’aurai plus besoin de personne.

Pendant ce temps, Grégory griffonna quelques mots pour avertir la bande joyeuse qu’on n’eût pas à compter sur lui pour le lendemain.

Lorsque le thé fut prêt, Christine indiqua du doigt un siège, plus bas que le sien, à son mari ; puis, s’étant à demi couchée sur le divan, laissant voir son pied nu dans une mule faite de mailles d’or, elle regarda le duc.

Celui-ci la regarda de même, ébloui, stupéfait, presque timide devant cette femme qui était la sienne, et qu’il ne pouvait reconnaître. Il ne retrouvait plus la jeune fille restée jeune fille malgré le mariage ; une autre lui apparaissait, transformée, superbe.

— Je vous écoute, Madame, prononça-t-il.

— Voici, mon cher maître, je voudrais simplement savoir si vous avez une ou des maîtresses. Oh ! ne répondez pas non, par galanterie d’époux. Je vous assure qu’un oui n’ôtera rien de l’affection et du respect que j’ai pour vous. Vous êtes libre de chercher dehors ce que vous ne trouvez plus dedans ; vous m’avez épousée sans amour et je me suis donnée sans foi ni conscience ; vous êtes donc bien libre et Dieu me garde d’invoquer un titre d’épouse, qui n’est ratifié par aucune loi sérieuse, pour vous rendre la vie désagréable par des récriminations dignes des gens de peu. Les épouses délaissées ne sont acceptables que dans les tragédies, et cela ne se lit même plus. Vous avez donc des maîtresses ; votre silence le dit ; merci de votre franchise. Ces femmes, vous ne les affichez pas, et vous restez le vrai gentilhomme que m’a donné ma mère. Je ne vous blâme pas ; seulement, si vous vous êtes fait libre, je veux faire de même.

— Qu’est-ce à dire, Madame ? dit Grégory avec un mouvement de révolte.

— C’est à dire que si vous prenez à gauche, je désire prendre à droite, en sorte de ne pas nous heurter l’un à l’autre.

— Et peut-on vous demander ce que vous comptez faire… à droite ?

— Non, dit-elle presque durement, je ne cesse pas de m’appeler la duchesse de Perriane, Monsieur, et cela doit vous suffire. Une femme trompée prête parfois à la pitié. Oh ! je ne parle pas pour moi qui n’ai poussé de sanglots que sur une petite tombe. Un homme trompé prête au ridicule, et, je vous le répète, je porte votre nom.

— Continuez, Madame, je vous écoute toujours, dit Grégory d’une voix altérée, votre conclusion approche. Ce que vous voulez, c’est la séparation…

— De corps, en effet. Il ne faut pas qu’un caprice puisse vous ramener un beau jour à moi, et que j’aie le post-scriptum de vos amours joyeuses. Même un caprice serait chose flatteuse pour votre humble servante, Monseigneur, si celle-ci n’avait le malheur de n’être née ni servante ni humble. Voulez-vous me donner votre parole ?

— Et si je refuse ?

— Je vous retirerai ce qui vous reste de moi : mon amitié et mon estime.

— Et si je vous aime encore ?

— Ce ne serait peut-être pas si sot, mon cher, mais ce serait un peu tardif, et, vous le savez, lorsqu’on a attendu trop longtemps à un rendez-vous, on s’en va. Non, décidément, prenez à gauche, Monsieur le duc.

— Qu’il soit fait comme il vous plaira.

— Maintenant, voulez-vous une tasse de thé ?

Christine prit le samovar et versa dans une coquille de Saxe, en laissant voir son bras nu, d’une blancheur rosée, sur lequel éclatait, pour le rendre plus albe encore, le velours pourpre de son bracelet. Sous l’étoffe, le duc la devina presque nue, et une bouffée de désir lui monta au visage.

— Vous êtes belle, murmura-t-il.

— Mais oui, mon frère, riposta-t-elle en souriant avec candeur. Ah ! j’oubliais de vous dire, dans quelques jours je pars pour le château de Marie-à-la-Bruyère où ma mère a bien voulu tout ordonner pour mon arrivée. J’espère vous y voir à l’époque des traques ; d’ailleurs, vous serez prévenu par une invitation, ainsi que nos amis. Nous nous reverrons avant mon départ, n’est-ce pas, Monsieur le duc ?

— Je suis à vos ordres, Christine.

— Bonsoir alors.

Elle tendit sa main à baiser et, d’un pas lent, passa entre Grégory et la lumière qui, sous la finesse de son vêtement, laissa transparaître son corps de statue ; puis elle sortit avec un sourire de sphinx.

Le duc resta seul, étourdi, médusé, ne sachant ce qui venait de se passer, cet éclair qui traversait sa vie et le frappait en pleine poitrine… ; il était trois heures et demie du matin ; le petit jour, traversant les stores, fit jaunir la lumière vacillante des bougies. Grégory éteignit les girandoles, fit glisser sur leurs tringles les rideaux des fenêtres, qu’il ouvrit toutes grandes. L’air frais de l’aube entra brusquement dans la chambre et baigna le front de Grégory. Celui-ci s’accouda à la fenêtre et regarda. La rue était presque déserte ; une charrette pleine de légumes passait avec un roulement lourd ; dans le lointain brama le sifflet d’une locomotive, puis tout retomba dans le silence.

VII

Cette soirée fut inoubliable pour le duc de Perriane. Sa femme lui échappait par sa seule volonté, lui rendant presque du dédain en échange de son indifférence rarement coupée de sollicitude. Elle se reprenait en froissant l’orgueil du duc par sa clairvoyance froide, et celle qu’il avait crue de pâte molle s’était faite de marbre par la pensée comme par le corps.

L’été passa. Seul, recevant de loin en loin de Christine une lettre aussi banale que courte, où elle mandait au duc ce qu’elle faisait au château de Marie-à la-Bruyère, ainsi que l’état de sa santé, Grégory s’ennuya.

Avec d’Astor, il parcourut les plages, n’y rencontrant que l’éternel monde des salons, toujours factice et toujours insup portable, pour ne s’arrêter qu’à un petit port de mer quasi. inconnu dont une seule auberge garnissait un semblant de digue. Là, dans la solitude, il se replongea plus avant au cœur de ses anciens spleens. La mer immense l’enveloppa de ses grandes tristesses. Le soir, souvent, elle brillait comme un désert de feu pâle, et, dans le sable mouillé, les pieds laissaient une trace lumineuse que lavait l’écume. L’horizon s’enfonce dans la nuit, et l’on n’entend qu’une grande plainte qui s’éloigne, approche, décroît encore, pour se changer en longs sanglots. La pointe brillante d’un phare apparaît au loin, mais les vagues submergent l’étoile et l’obscurité sans borne pleure, et pleure toujours. Sous ces eaux nocturnes roulent, parmi les débris de navires, les corps décomposés des matelots que la mort a cueillis dans les naufrages, et la vie des algues, et la vie des mystérieux polypes remue ces restes sans forme, s’incruste à leurs membres, couvre l’horreur funèbre d’une végétation qui s’agite doucement aux remous. L’Océan rêve le soir ; plus une carène ne ride ses étendues et ne déchire ses lames ; il rêve qu’il couvrira la terre, qu’un jour ses marées auront la force de s’étendre, qu’il ira plus loin, plus loin encore, pour augmenter sa nourriture d’hommes et de choses ; immense, il rêve d’être seul immense

Devant la mer, Grégory songea ; le passé, toujours le passé monta en lui comme montent les vagues aux piliers moussus des estacades.

L’image de Lysiane lui apparut de nouveau, mais fondue à présent à celle de Christine. Sur le même costume, il voyait tour à tour deux têtes, aux traits alternatifs, si bien que parfois elles n’en faisaient plus qu’une, sur laquelle il hésitait à mettre un nom. Tantôt c’était le regard étourdissant et noir de Lysiane, que rencontrait le regard de son rêve, tantôt l’œil limpide de la duchesse.

Lorsque les premières feuilles de l’automne commencèrent à tomber dans les bois, et que la mer prit les teintes vertes des premières tempêtes, Grégory reçut de Marie-à-laBruyère une lettre affectueuse lui disant que tout était prêt pour le recevoir et qu’on l’attendait s’il avait le désir de se mêler aux grandes chasses. Mal accoutumé à n’être plus, quoique d’après son acquiescement même, qu’un étranger que les questions d’intérêt seules liaient à sa femme, il eut un mouvement de colère en recevant cette sorte d’avis à venir ou à ne pas venir, auquel ne se joignait rien de plus que des mots d’amitié respectueuse. Le désir de revoir Christine l’emporta. Il partit.

Lorsque l’on descend, à quelques minutes d’Anvers, à la petite gare d’Eeckeren, on a devant soi une longue route plantée de chênes d’Amérique, et bornée, à droite par une immense étendue de bruyère, à gauche par les champs. La drève est poussiéreuse ; les charrettes et les batteries d’artillerie y ont creusé de larges sillons. Si l’on continue, on dépasse bientôt le village de Brasschaet, et, avant d’arriver aux campements militaires dont on entend résonner au loin les claironnades, on trouve à sa droite un village de quelques maisons ; c’est Maria-ter-Heyden (Marie-à-la-Bruyère). Derrière les fermes qui le composent s’épaissit un vaste bois de sapins dont les odeurs balsamiques parfument l’air, et au delà, l’on tombe sur une allée semée de gravier qu’ouvre une haute grille en pur style Louis XIV. C’est l’entrée du château de Silvère.

Vaste et lourd, avec son principal corps de bâtiment terminé en dôme et ses deux ailes massives, la demeure baronale porte vigoureusement ses deux siècles. On y entre par une large porte à triple arcade, et l’on se trouve dans un vestibule de marbre blanc où des colonnes corynthiennes alternent avec des médaillons portant les douze signes du zodiaque copiés sur ceux qui ornèrent, sous le Roi-Soleil, le pavillon de Marly. S’ouvrent à droite et à gauche, à hauteur de quatre marches d’escaliers, par des petites portes, les salles de réception dont des cheminées énormes forment le principal motif décoratif. Au dessus des portes, des panneaux du temps, aux couleurs ambrées par la patine ; ou bien encore des sculptures en bois représentant des attributs champêtres, gerbes, fléaux, guirlandes, harmonieusement groupés. Partout des armoiries où abondent les fleurs de lys du Roy. Des tableaux de Claude Lorrain, de Lesueur et de Poussin se mêlent, dans les galeries, aux œuvres modernes, deux Stevens, un Verwée, deux Ingres, des Corot, des Courbet, une reproduction en bronze du Milon de Crotone de Pierre Puget, un buste de Christine de Silvère à seize ans, par Carpeaux.

Lorsqu’il arriva au grand trot des chevaux que l’on avait envoyés, attelés au break, à sa rencontre, le duc qui voyait pour la première fois le domaine de sa femme, — ou plutôt celui de la baronne de Silvère, qui devait le laisser plus tard à Christine, — Grégory fut émerveillé.

Dans l’encadrement de la porte monumentale, la jeune duchesse attendait. Elle était vêtue d’une robe collante en velours noir frappé, sans aucune garniture ; les bras nus portaient encore le bracelet rouge et les cheveux relevés en une torsade japonaise piquée de longues aiguilles de corail ; LA TOILETTE EXACTE QUE PORTAIT LA COMTESSE LYSIANE DE LYSIAS A LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION D’Hérodiade.

Coïncidence bizarre et bizarre caprice, pensa Grégory, troublé par cette sorte d’avatar qui lui rendait Christine plus captivante encore que le jour où ils avaient rompu.

— Eh bien, duc mon époux, vous serez donc toujours ahuri en me voyant. Je ne vous connaissais pas si timide.

— Eh, madame, si l’admiration me retient le verbe ! Savezvous bien, ajouta-t-il plus bas, que je regrette ma parole.

— Tu ne mangeras pas le fruit de l’arbre de la science, et aussitôt le premier homme eut envie d’en manger…

— Envie oui, mais il en mangea…

— D’accord, mais il s’en repentit.

— En êtes-vous bien sûre, châtelaine, riposta le duc en riant.

— Certainement, dit-elle d’une voix grave.

Le premier repas au château de Marie-à-la-Bruyère fut absolument joyeux. Une dizaine de chasseurs, parmi lesquels les trois intimes de Grégory, quelques dames, et comme présidente la baronne de Silvère, ayant en face d’elle Christine, resplendissante et reine, en faisaient les convives. La jeune femme se livra ce soir-là tout entière à une adorable gaîté. Sans regarder le duc plus que tout autre invité, elle suivait dans son attitude la surprise des découvertes qu’il faisait de minute en minute. Car vraiment il la découvrait, comme certains Parisiens, après trente-huit années de boulevard, découvrent un beau matin le Louvre. Cette femme était la sienne — et il la voyait pour la première fois ; elle lui appartenait — et il avait renoncé à elle ; il allait l’aimer, il le sentait, — et ni sa richesse, ni sa beauté, ni sa force, ni son esprit ne pouvaient enlever cette forteresse défendue par la désillusion !

Jacques d’Astor aussi regardait avec attention Christine, mais, chez lui, c’était avec le regret de ne plus revoir la jeune fille qu’il avait espérée naguère et dont les traits virginaux s’étaient gravés en lui. On lui avait repris la petite fiancée de son rêve… Puis, intérieurement, il se fit un geste qui devait signifier : Après tout, tant mieux !

Lorsqu’on se leva de table pour passer dans le salon, Grégory offrit son bras à la baronne de Silvère, tandis que Jacques offrait le sien à la duchesse.

Celle-ci distribua elle-même les tasses de café, que lui présentait à mesure un laquais. Lorsqu’elle arriva au duc :

— Un, deux ou trois morceaux de sucre, dit-elle en souriant.

— Quatre, dit-il, cela vous prendra plus de temps ! Je suis fier, ajouta-t-il à demi-voix, d’être le duc d’une duchesse comme vous.

— Le duc, non le dux.

— Vous parlez latin à présent ?

— Pour vous je fais encore des sacrifices !

— Si aussi pour moi vous braviez l’honnêteté.

— Des cendres, des cendres, Monsieur de Perriane. Et elle lui tourna le dos.

Lorsque l’on se sépara, Christine fit conduire les invités à leur appartement. Votre chambre est à gauche, on va vous y conduire, dit Christine à son mari.

— Et la vôtre, à droite, sans doute ?

— Sans doute, répéta-t-elle froidement.

Un pas se fit entendre dans le grand escalier, c’était celui de la baronne de Silvère qui remontait vers ses appartements. Elle se rencontra avec Christine, qui la suivit.

La châtelaine de Marie-à-Ia-Bruyère n’avait pas perdu de vue un seul instant la transformation double de sa fille. Femme, et de toute perspicacité, elle avait vu se consommer l’éloignement des deux époux et comprenait vaguement pourquoi Christine s’était ainsi faite libre. « Le duc a gagné la première manche, se dit-elle, et perdu la deuxième ; c’est qu’il a mal joué ; avec une femme, ou l’on ne joue pas mal, ou l’on ne prend pas les cartes.

« Tu as été charmante, ma chérie, dit-elle à sa fille, lorsque toutes deux furent entrées dans la chambre de la baronne, et ton mari a dû être fier.

— Tu crois ? fit vivement Christine, tandis que sa mère souriait.

— Mais oui, je crois, il te lançait des regards ! j’ai cru revoir le baron, ton père, quand je lui disais des impertinences.

— Tiens, je n’ai pas vu !

— Que si ! ton petit doigt te racontait tout cela ! Tu organises ton tir de campagne, comme Messieurs les artilleurs du camp, et tu pointes tes batteries. Ecoute-moi et crois-moi, tire juste, mais tire vite, ou le but s’ennuiera de rester en place.

— Je ne te comprends pas.

— Cela ne fait rien, ton oreiller t’expliquera mon bavardage. Bonsoir, aimée.

Et la baronne eut un petit rire moqueur, en mettant la duchesse à la porte.

VIII

Pendant tout le séjour de Grégory au château de Marie-à-la-Bruyère, l’attitude de Christine ne se démentit pas. Sans qu’il pût s’en douter, elle surveilla le duc qui, de jour en jour, se courbait sous sa domination passionnée. Elle le traitait avec plus de sollicitude que ses autres invités, simplement par convenance, en lui faisant sentir discrètement que cette convenance était le seul mobile de ses attentions. Elle fut tellement habile que, pas une minute, il ne put se douter d’une stratégie de femme. Rentrée dans sa chambre, souvent Christine se jetait sur son lit, sanglotante, avec la crainte de se trahir et la douleur de ne pas vouloir se donner à cet homme qui revenait vers elle, brûlant, superbe dans sa passion d’amant, et dont l’œil fiévreux la poursuivait dans ses nuits énervantes.

Mais elle voulait écraser sous elle la Lysiane, et sa volonté lui rendait le matin ce visage indifférent et calme qui semblait ne la jamais quitter.

L’hiver approchait ; l’air glacé passait librement à travers les branches dénudées des arbres et le vent soulevait le lit des feuilles jaunes qui déjà jonchaient le sol ; un à un, les chasseurs déposèrent leurs fusils dans les rateliers et prirent congé de la châtelaine. En octobre, la duchesse de Perriane proposa au duc de rentrer à la ville. Celui-ci ne demandait pas autre chose. Sur le terrain de la capitale, le sien, il lui sembla qu’il serait plus fort, que les grands feux d’hiver amolliraient et fondraient la glace amoncelée au cœur de Christine ; mais, quelques heures après son arrivée, toutes ses espérances furent, une fois de plus, déçues. La jeune femme continua d’exiger qu’il annonçât ses visites et que celles-ci fussent aussi courtes que celles d’indifférents. Lorsqu’elles se prolongeaient, la duchesse rompait la conversation, d’un mot très froid, et se retirait en prétextant quelque course.

Sans paraître coquette, elle déploya toutes ses séductions ; sa mise toujours étonnamment simple, répudiait les bijoux et les broderies ; elle seule, sa beauté, voulait avoir tout le rayonnement, ne rien devoir aux artifices de la mode, cet opportunisme de l’étoffe, comme l’appelait d’Astor.

Le soir, à l’Opéra, elle recevait dans sa loge, comme dans son salon, les jeunes gens de l’aristocratie qu’avait attirés, comme les phalènes une lampe, son charme élégant. Pendant les entr’actes, des discussions artistiques, dans lesquelles jamais Christine n’eut le dessous, s’engageaient à propos de la musique exécutée, du dernier Salon, du livre paru.

Pas une solennité artistique n’eut lieu sans que la duchesse Christine s’y trouvât, toujours simplement vêtue, mais révélant, par une allure inimitable, l’élégance originelle des Silvère.

Elle lisait beaucoup ; en quelques mois, son éducation littéraire s’était faite. Après les grands romans et les « purs chefs-d’œuvre » classés parmi les choses problématiques qu’on « a lues », Christine avait suivi pas à pas la piste des tendances nouvelles. Des idylles romanesques du romantisme, de Mm8 de Staël, Chateaubriand et Georges Sand, elle tomba brusquement sur les « réalistes ». Quelques livres surnagèrent en elle de ce fleuve d’encre : La Curée, Charles Demailly, Une vieille maîtresse, Ce qui ne meurt pas, Les Fleurs du mal

Le mystère entra lentement en elle ; elle voulait comprendre, comprendre davantage encore, cueillir et disséquer ces fleurs morbides à la sève empoisonnée, analyser les venins de la vie pour les faire servir dans la composition du phyltre d’amour qu’elle devait joindre à sa royauté physique !

Aux ouvrages d’art maladif, succédèrent les livres interdits. Avec une patience interrompue de révoltes et de dégoûts, Christine rechercha les œuvres érotiques publiées sous le manteau. Le marquis de Sade lui livra Justine, Alfred de Musset Gamiani, Henri Monnier Tit Chat. Plus d’une fois, elle se sentit mordue à la chair et le sang remué par les descriptions obscènes, mais toujours la race pure des Silvère dominait en elle, et si ses yeux étaient plus cerclés et plus phosphorescents, à l’évocation des anormes qu’étalaient ces auteurs, avec une complaisance raffinée, elle éprouvait aussitôt une réaction de volonté puissante et despotique. Lorsque, seule dans sa vaste chambre aux lourdes tentures, elle se dévêtait, ayant encore, imprégnée en l’imagination, la dernière lecture interrompue, elle chassait d’un geste les scènes fatales, écartait l’excitation charnelle, et s’endormait n’ayant dans l’âme que la reconquête au prix de laquelle était cette lutte vaillamment engagée entre les sens frémissants et le cœur torturé.

Des nuits, Christine se réveillait brusquement, au moment de succomber aux baisers calcinants du rêve. Des couples enlacés avaient surgi, râlant et meurtris par les morsures, des orgies byzantines inventées par les auteurs démoniaques s’étaient élevées dans la volupté des nuages, des accouplements étranges, où les membres en nœuds de serpents faisaient songer à quelque lutte inouïe, s’étaient roulés dans son cauchemar…

Alors, dans la lueur tendre de la veilleuse, l’Initiée se levait, droite, les cheveux déroulés sur la blancheur du linge, et, les yeux fixes, largement ouverts, regardait devant elle, quelque point brillant qui l’hypnotisait. L’heure tintante la sortait de son immobilité ! Elle baignait son front dans l’eau parfumée d’iris, allumait un candélabre et lisait quelques versets printaniers de la Bible ou des fragments des Védas traduits en une langue naïve et apaisante.

Puis la duchesse Christine de Perriane s’endormait, calme et le sourire aux lèvres.

IX

Depuis six mois, Grégory n’a revu sa femme que par hasard, à de longs intervalles, au théâtre ou aux moments où la duchesse allait sortir. Le découragement l’a pris devant l’impassibilité de Christine qu’il n’espère plus conquérir, et, ballotté entre ses deux passions, la volupté passée et toujours présente, et le désir exaspéré par la froideur, il tente d’oublier. Fréquentant les petits théâtres, les cafés, les recoins nocturnes où il est sûr de ne pas retrouver ses tortures, il en arrive à fuir jusqu’à ses amis.

Etre seul, lorsque le soir tombe. Etre seul, se regarder souffrir, être son propre miroir qui vous renvoie l’image des plaies qu’on sent toujours ouvertes, scruter le passé, en disant : je regrette, et ne pas oser voir le futur en murmurant : j’espère ; se dire : demain je roulerai la même vie et la même brise fade m’emportera dans son voyage ; j’ai la richesse, j’ai toutes les amours et ce que je veux, ce dont je souffre, c’est ce que je n’aurai point. L’irrémédiable se dresse entre l’heure qui vient de sonner et celle qui va suivre, et d’autres heures suivront et d’autres encore. Garçon, un rhum !

Que me reste-t-il ? toujours le dégoût, la fatigue, la soif de quelque chose dont je ne serai jamais étanché, la faim d’une nourriture interdite et perdue. Ce mendiant, brute qui regarde par la porte entrouverte et fait semblant de souffrir, le pauvre, parce qu’il n’a pas mangé ! Moi non plus je n’ai pas mangé… Versez encore, garçon. Il faut que je parte, mes jambes sont lourdes… un bain de pied, sacrebleu ! C’est cela… combien ?… Voilà… c’est bon…

Elle était belle en noir, elle était belle en blanc, c’est ma femme ; drôle ! oh ! oui, pour drôle !… Et Lysiane drôle aussi… toutes les deux ensemble, ce serait cocasse… Eh ! cocher ! rue Montoyer, n° 23a. Ouf ! je suis éreinté… déjà deux heures… qu’est-ce que ça me fait… Je dors… cré cheval !…

Ah ! ah ! bon nous… y… sommes… combien… tenez., bonsoir… Le trou, nom d’un… le trou… voilà… queléreintement, mes frères ! L’escalier se moque de moi… je t’aurai… je t’aurai… eh ! la rampe..

Grégory, duc de Perriane, est ivre-mort.

Etendu dans un fauteuil, il s’est endormi, la respiration sifflante, les membres lourds, sans force. Le gilet ouvert, la tête renversée, il a une pâleur de cadavre, d’homme assassiné brusquement pendant une sieste. La lumière seule de la lune, à demi voilée par les rideaux, éclaire ce visage fatigué où la souffrance a mis un pli d’amertume. Tel, le duc est beau de toute la beauté que donne la vie brûlante aux tempéraments d’élite. Son origine a réagi contre toutes les tempêtes et sa vigueur surmonté toutes les batailles. En ce moment, les cheveux noirs rejetés en arrière laissent voir son large front coupé d’une ride profonde ; les yeux clos et cernés, les mains aristocratiques, pendantes et allongées sur les bras du fauteuil, il conserve dans la léthargie de l’ivresse son grand air noble.

Une porte s’ouvre, un rais de lumière glisse, se déplie en nappe d’or, et, sur la pointe des pieds, Christine entre. Elle prend un tabouret, puis, assise, regarde longuement l’homme endormi. Une odeur d’alcool se dégage de la respiration haletante de Grégory. La jeune femme n’en éprouve point de dégoût, aucun geste n’indique même qu’elle s’en aperçoive ; après être restée longtemps devant son mari, elle prend une carafe, verse de l’eau dans un verre qu’elle dépose sur un guéridon, y ajoute quelques gouttes de vinaigre parfumé, puis elle sort comme elle est venue.

Lorsqu’il se réveilla, le lendemain très tard, sans que personne eût interrompu son pesant sommeil, Grégory se demanda où il se trouvait ; peu à peu il reprit ses sens, se vit débraillé, sentit sa bouche pâteuse, aperçut le verre à portée de sa main et but avec avidité. Puis, il se souvint : la nuit passée à boire, le fiacre, la lassitude. Mais ce verre, qui l’avait déposé là ? Le duc passa dans sa chambre, y fit sa toilette, et, appelant son valet de chambre :

— Dites-moi, la duchesse est-elle sortie ?

— Oui, Monseigneur.

— Ah ! est-ce vous qui avez déposé un verre d’eau aromatisée dans le petit salon ?

— Non, Monseigneur !

— Personne n’est entré dans ce salon avant que vous n’alliez dormir ?

— Je me suis couché le dernier comme toujours, Monseigneur, et j’ai fait la ronde des appartements ; il n’y avait pas de verre d’eau dans le petit salon, je l’aurais remarqué.

— C’est bien, merci.

C’est elle, murmura-t-il. Elle m’a vu gris comme un laquais. Elle !

X

On est au grand complet, au Scotch tavern. De Perriane, de Leuze, van Steen, d’Astor, Panpan et la Grande Lucy. Celle-ci exulte ; on l’a engagée pour doubler Nakahira, la charmeuse de serpents, dans le Tour du Monde, et, méditant son costume, qu’elle veut chic à tout rompre, parle peu. La soirée va finir.

— Quelqu’un sait-il ce qu’est devenue la mystérieuse dame de Rouge-Cloître ? interroge Panpan.

— Grégory la regarde avec dureté.

— Allons, fait d’Astor, tu vas encore changer ce bonhomme-là en saule.

— Bah ! tu l’aimes donc toujours, Greg ?

— Fiche-moi la. paix, la comtesse Lysiane n’est pas ma maîtresse, je pense !

— N’est plus…

— N’est pas, c’est dit ; vous savez que j’ai horreur qu’on blague Mme de Lysias !

— Parfait, mon prince ! à propos, les autres, avez-vous vu la toilette de MmeCourtray aux courses ? Etonnante ! Jaune, des bottines au chapeau, avec des bouquets de coquelicots partout ; il ne manquait que le perchoir. Il paraît que son « passant » aime ça. Histoire de raser le mari ! Les femmes du monde ne devraient jamais s’habiller sans nous avertir. Ce n’est que lorsqu’elles ont nos toilettes qu’on leur confierait son fils.

— Oh ! vous pouviez bien parler de modes, fit de Leuze ; à peine en avez-vous trouvé une qui n’est pas trop ridicule, que vite on vous la change. Il se fait deux camps : celui des femmes bien faites qui se déshabillent dans les fourreaux unis et celui des mal-fichues qui se barricadent derrière les poufs. Il n’y a encore qu’un genre de robes intelligent : celles qui s’enlèvent le plus vite.

— Oh ! profane qui ne connais pas les finesses des préliminaires !

— Ta, je ne lis jamais les préfaces, et j’adore la table des matières.

— Rustaud !

— Byzantin !

— Eh bien ! fit Grégory, va pour Byzantin ! Je ne sais pas trop pourquoi l’on accable d’un beau mépris honnête les raffinements que nous mettons dans nos amours. C’est anormal, mais que diable est normal ? En amour, il n’y a qu’une chose sotte, anormale, et contre nature si vous voulez, c’est de se dégoûter soi-même. Il est contre nature de manger trop et l’indigestion vous l’affirme, de boire trop : on déborde, mais mon corps est à moi, mais le corps de la femme qui se donne est à moi, et j’en use comme il me plaît, sans consulter un code quelconque qui me prescrirait d’aimer… d’équerre.

— Voilà Grégory lancé.

— C’est vrai aussi, je me mets en fureur, quand j’entends de braves gens crier au bas-empire et à la débauche, lorsqu’on s’aime autrement que pour créer de petits misérables qui n’avaient rien fait pour ce piètre service. Un mauvais livre est un livre mal écrit. Le livre de l’amour, je puis l’écrire à l’envers, de la main gauche ou avec le gros orteil ; le tout est de le bien écrire et il n’y a que deux juges à cela : moi… et elle.

— Bravo, Greg, cria Lucy en frappant des mains, nous essaierons, veux-tu ?

— Lucy, vous êtes inconvenante comme une jeune fille. Je me retire. Bonsoir, les amis.

— Bonsoir, Greg.

Le duc s’était résigné. La première fois qu’il avait revu Christine après la scène du verre d’eau, elle lui avait tendu la main avec plus de cordialité que de coutume, et cette nuance seule, qu’il prenait pour de la pitié, le fit rougir. Il évita de se rencontrer avec sa femme qui, chaque fois, le troublait et l’attirait davantage ; la fascination de la duchesse, toujours plus forte, le jetait dans des spleens noirs qu’il passait plusieurs jours à secouer ; pendant ces périodes, il ne voyait qu’elle, ne sentait qu’elle, sa main fine le frôlant son parfum pénétrant qui le poursuivait ; vis-à-vis d’elle, le côté stupide de sa situation l’exaspérait ; il voulait alors s’étourdir, cherchant un dérivatif, et ne trouvant rien que les amours banales dont il avait pourtant l’irrémissible dégoût.

Lysiane, Lysiane seule eût ranimé sa vie, et cinglé de lanières ses lassitudes.

La revoir après deux ans, la revoir, seule, ressaisir dans une intonation, dans un geste, cette femme-énigme qui, en le rejetant, l’avait conduit à cet écœurement de toutes choses, qui lui faisait traîner sa vie comme une charrue trop lourde.

Bien des fois il avait songé à cette visite.

Il s’était dit : « J’irai et je lui parlerai, et je la reprendrai », et chaque fois une grande crainte l’avait saisi à la gorge de revenir de Rouge-Cloître plus dédaigné, plus amoindri, n’ayant même plus ce reste d’espoir, cette dernière lueur !

L’obsession persista. De loin, une voix passionnée l’appelait avec des intonations étranges, irrésistibles. C’était comme un appel entendu dans la distance et qui, de proche en proche, décroissait en ineffable douceur. La voix sanglotait en roulant à travers les vents, par delà ce bois de Rouge-Cloître dont le nom seul évoquait la couleur du sang qui bouillonne et la volupté qui s’enferme.

— Vous ferez atteler le coupé, dit un soir Grégory à son valet de chambre, je vais à la campagne.

La décision était prise. Il serait mal reçu, découragé, raillé par Lysiane, mais il la reverrait, il puiserait dans sa seule vue un renouveau de souvenance, et après ? après, au plus profond il tomberait, moins il y verrait clair !

Christine parut : Je ne vous savais pas là, Monsieur, dit-elle, je me retire.

— C’est moi qui me retire, Madame, on attelle, je vais à la campagne…

— À la campagne par ce froid de novembre !

— … Et je ne rentrerai peut-être que demain. Vous n’avez rien de particulier à me dire ?

— Absolument rien, répondit-elle.

XI

Il fait froid. Les feuilles sont tombées. Le bois est désert. Sur la route, la voiture roule avec un bruit dur. Il y a deux ans, presque jour pour jour, que Grégory a fait le même chemin pour la dernière fois. Comme aujourd’hui, la gelée avait crispé les branches des arbres, et la forêt, comme aujourd’hui, avait des crépitements de bois sec.

L’allée de Rouge-Cloître s’ouvre, avec sa double rangée de chênes, droits comme des colonnes. Au bout, l’on aperçoit le château couvert de la verdure sombre des vieux lierres ; le duc regarde ; un phénomène bizarre se passe en lui ; tout lui paraît autre ; plus il approche, moins il palpite ; il lui semble que ce n’est plus la même route et que le château est plus petit.

La voiture s’arrête ; il descend. On ouvre. Il gravit les marches de l’escalier dont les deux torchères niellées, sans flamme, ont perdu leur belle forme. Il entre ; la chambre haute dans son demi-jour n’a plus son ancienne grandeur ; le fauteuil de Cordoue est une contrefaçon, les Gobelins sont faux. Dans l’âtre brûle un monceau de bûches. Grégory s’assied, attend, contemple. Où est-il ? Pourquoi vient-il ici ? Tout est froid, tout est sombre en cette solitude, loin, très loin de ce qui vit, souffre et se lamente.

Au fond de la chambre, une lourde portière s’ouvre, une femme apparaît. Elle est vêtue d’un peignoir, une sorte de peplum en crêpe de Chine blanc rattaché à l’épaule par un camée rouge. Ses cheveux tordus sont piqués sur le haut de la tête par un peigne formé de gros grains de corail, et pour bracelet, elle porte au bras, nu jusqu’à l’épaule, un large ruban de velours rouge agrafé d’or.

— Salut à vous, duc de Perriane, dit Lysiane, avec un geste théâtral.

Ces seuls mots interdisent Grégory. La voix est presque inconnue ; la douceur en est envolée, elle s’éraille. On dirait entendre parler une statue.

— Bonjour, Madame. II ne trouve rien à dire. La comtesse sourit, elle tient encore l’Homme.

— Vous revenez donc, comme les autres, pour voir, n’est-ce pas, continue-t-elle en s’asseyant ; le mariage vous a traîné deux ans, oui… c’est cela… deux ans, c’est long. Êtesvous heureux, Monseigneur ?

— Oui.

— Vous prononcez mal…

— J’ai longtemps, toujours pensé à vous, Lysiane, ma vie est empoisonnée par votre souvenir, et je souffre, et j’ai voulu venir me donner du courage.

— Pauvre bête ! dit Lysiane avec un vague sourire de triomphe ; voilà où vous arrivez tous, vous cherchiez le sommeil et c’est le cauchemar qui vous est venu, le repos, et c’est la fièvre. Que voulez-vous que j’y fasse ?

— Rien, dit-il, je vous vois, je suis sauvé.

— Bah !

— Je suis sauvé, et je vous remercie.

La comtesse se leva, sans comprendre. Pour la première fois, sa perspicacité resta muette. Elle était toujours belle, et plus troublante que jamais, son règne n’était point fini ; comment cet homme lui parlait-il ainsi, glacé, l’œil calme, la main posée négligemment sur le bras de son siège, la regardant avec fixité, sans crainte, sans flamme ?

— Adieu, fit-il, en se levant.

— Adieu.

Il se retira lentement, tandis que la comtesse restait debout, immobile, la gorge serrée, le corps froid.

Le duc rentra chez lui le soir même, brisé, décidé à en finir. La dernière illusion était écrasée, et avec elle sa vie s’évaporait en fumée sombre.

Lorsque la voiture s’arrêta devant l’hôtel, pendant qu’on ouvrait les deux battants de la porte cochère, un rideau bougea imperceptiblement à une fenêtre du premier étage.

Le duc monta dans son cabinet, ouvrit les tiroirs de son secrétaire, et classa des papiers d’affaires, puis il sonna un domestique : • — La duchesse est-elle là ?

— Oui Monseigneur.

— Demandez-lui si elle peut me recevoir.

XII

La chambre de Christine de Perriane est vaste ; un large lit très bas sur lequel retombent des rideaux en velours sombre broché de bouquets de lys blancs et de coquelicots, en occupe le fond. Les murs sont tendus de satin foncé dont les plis sont maintenus par des médaillons de David. Un divan jonché de coussins prend tout le panneau principal faisant face à une cheminée noire unie, dans laquelle s’incruste un large cadran d’émail rose. Une lampe descend du plafond par une tige de bronze noir autour de laquelle s’enroule un serpent damasquiné de la gueule ouverte duquel s’épanouit une triple fleur de lys à pistils de flamme. Sur un lutrin sculpté, une bible, et au pied, quelques volumes écroulés.

Christine est là, couchée sur le divan. Elle a vu revenir le duc, elle devine qu’il est retourné à Rouge-Cloître ; il est demeuré trois heures absent. L’Initiée triomphe.

Superbe, elle se dresse ; ses grands yeux rayonnent de joie infinie. Sa haute taille moulée dans une cuirasse de satin noir semble grandir encore, elle se regarde, elle est belle, reine, maîtresse.

On annonce : Monseigneur.

C’est la première fois que, depuis un an, la duchesse reçoit son mari chez elle.

Grégory frissonne en la voyant ; tout le passé revient, ses angoisses, ses colères — et toujours ce désir qui lui brûle le sang.

— Madame, je vous trouble dans votre repos, pardonnezmoi. Ce sera la dernière fois. Je viens prendre congé de vous ; je pars pour longtemps sans doute et je puis ne pas revenir ; il faut donc que nous réglions ensemble les questions d’intérêt. Je vous laisse toute…

— Pardon, Monsieur, vous irez loin ?

— Très loin.

— Et je ne puis savoir…

— Merci pour cet intérêt que vous me portez ; j’ignore moi-même où j’irai…

— Mais on ne voyage pas ainsi, dit Christine en souriant doucement, voyons, puisque vous partez, donnez-moi la main, parlez-moi comme à une amie.

— Christine, murmura-t-il, je pars au pays où je ne vous trouverai pas, très loin, si loin que la fatigue me jetera brisé par terre — et je m’endormirai !

— Grégory, vous souffrez, ami !

Elle dit cela d’une voix si basse que ce fut comme un souffle, tandis que lui, fou de désespoir, cachait sa tête dans ses mains, en sanglotant.

Christine disparut un instant derrière un rideau, et sous la lampe qui trempait la chambre d’une lueur vacillante, il ne resta plus que cet homme abimé par la vie.

Lorsqu’il leva de nouveau les yeux, Christine était devant lui, immobile, les yeux grands, humides de bonheur. Puis elle s’avança lentement, très lentement vers Grégory, enveloppant l’éperdu de son regard lumineux et brûlant, dont l’éclat ressemblait à celui des étoiles d’automne ; tout le triomphe et toute la joie rayonnaient au front de l’Initiée ; au fond de la chambre, le lit semblait avoir entr’ouvert ses lourds rideaux, et, dans l’entrebaillement, un rayon de lumière glissa sur la blancheur du linge ; Christine alla vers la porte, la ferma à double tour et jeta la clef dans la flamme d’or du foyer.


GRETA FRIEDMANN

I

A Francis Nautet

Les amis, joyeusement se remirent à causer en attendant le lever du rideau. L’Eden-Théâtre venait seulement de s’ouvrir ; la salle était à peu près vide. Au premier comptoir, une jeune femme maquillée et poudrée, vêtue de rouge éclatant, alignait sur le marbre les hauts verres alternant avec les bouteilles de bières anglaises et les flacons de liqueurs. Parfois elle jetait un coup d’œil au groupe de jeunes gens qui bavardaient sous les palmes, près du jet d’eau.

— Je suis content de vous avoir fait venir à cette heure, dit Marius, le plus âgé de la bande, regardez donc, quel caractère étonnant a cette salle illuminée et vide ! On dirait qu’elle attend l’arrivée d’un rajah suivi de sa cour !

— Ah bah ! dit Chastel, un grand blond à la moustache fine, est-ce que Marius aurait des envies de débauche picturale ? Nous voilà loin des gothiques.

— Mon Dieu, fit Marius de sa voix creuse d’ascète, ce qui est beau est beau, je n’ai pas de parti pris, pourquoi n’aimerai-je pas ceci ? d’ailleurs, voyez-vous ? on garde toujours un peu de cette lumière orientale dans la patte, et mes madones en auront demain l’auréole plus éclatante, voilà tout.

— Eden pour paradis…

— Profane, va !

Jacques Ferrian, l’avocat d’hier, n’écoutait pas la conversation. Accoudé au dossier de sa chaise, le regard vague, il semblait perdu dans une pensée sans fin.

Imberbe, portant vingt-cinq ans à peine, la lèvre un peu tirée, avec une sorte de dégoût, l’œil très bleu, Ferrian avait la beauté efféminée de l’adolescent, crispée par une vie précoce. Il portait les cheveux très longs, à la mode romantique, et toute sa toilette, depuis ses escarpins à fine pointe jusqu’à son veston de velours noir, côtoyait la mode sans y tomber. C’était du dandysme discret non de l’élégance, de la distinction, non du chic. Il avait l’horreur de ce qu’on a nommé la gomme, assimilait les jeunes gens décorés du pardessus mastic à ces chevaux de course fragiles comme des jouets. C’étaient pour lui des bêtes de perfectionnement…. Seul, orphelin, libre et maître d’une solide fortune, Jacques avait tant bien que mal passé son dernier examen de droit, et, la veille, prêté serment au Palais de justice. Ses amis Chastel, le compositeur anversois, Beckx, le violoncelliste en vogue, Carol, le gros sous-lieutenant aux chasseurs, Kéradec, le peintre breton que son tableau Les Landes avait rendu célèbre déjà depuis le dernier Salon, Marius enfin, son compagnon de jeunesse, tous ensemble étaient allés chercher Jacques chez lui et presque de force l’avaient emmené à l’Eden.

— Dis donc, Ferrian ! cria Carol, tu as l’air ennuyé comme un corps de garde ?

— Moi, pas du tout, je ne m’ennuie jamais, je songeais, voilà tout. A ta santé !

— A la tienne, et peut-on savoir…

— Mon cher Carol, permets-moi de te dire qu’il n’y a rien de sot comme de demander à quelqu’un à quoi il pense. Penser, c’est se parler tout bas et je présume que c’est parce qu’on n’a pas l’envie de le faire tout haut.

— Zut alors ! le serment t’a rendu grincheux, mon cher.

— Voilà un « mon cher » qui vient de l’âme ! Pardon ! ne te fâche pas, je suis un peu fatigué, ennuyé, je ne sais quoi. Il fait d’un bête ici ! Dites-donc, restons-nous ?

— Attendons au moins les nègres, on les dit épatants.

— Soit.

Marius se rapprocha de Ferrian et le regardant fixement, lui dit doucement — comme à un frère :

— Tu me diras bien, à moi, ce qu’il y a…

— Ce qu’il y a, Pierre, je vais vous le dire à tous, puisque vous y tenez ; ce qu’il y a, c’est que j’en ai assez ; oui, continua-t-il d’une voix devenue tout à coup grave et lente, j’en ai assez de cette vie roulée à tous les vents et salie à toutes les fanges. Ici, depuis six ans, rien n’a changé dans mon existence ; c’est un train-train, une vivote, une suite d’habitudes inévitables, toujours pareilles. Pas d’horizon, pas d’au delà ; sans cesse les rencontres agaçantes de visages trop connus ; l’après-midi la flâne, et le soir… ah ! le soir ! Dieu sait quoi… tenez ! ce que nous faisons ici, dans cette fumée, horripilés par cette musique de bastringue, frôlés par ces femmes dont les sourires se figent et dont les regards se moquent. Je me sens avili, dégradé, là-dedans ; il me semble que je rougirais d’y être vu par certaines gens que je respecte, que j’aurais le devoir de me dérober à ces soirées vides dont je me retire plus dégoûté, plus vieilli, plus amoindri vis-à-vis de moimême et de vous tous. J’éprouve un immense désir de me purifier, de me nettoyer demain d’une partie de mon passé, de mettre entre lui et moi une fosse de raison, de tranquillité, d’amour… Vous me trouvez stupide, gaga, n’est-ce pas ? j’ai l’air de crier à l’immoralité du siècle, à la fange humaine, vous riez, je vous la fais à la Caton, je pose à l’homme grave, au désillusionné, au blasé. Vous croyez que je blague, et c’est vous, oui, c’est vous qui blaguez avec vos joies factices, vos. hilarités subites, vos bravades, et il n’y en a pas un de vous, pas un qui ne pense comme moi, qui n’éprouve les mêmes dégoûts et les mêmes fatigues.

— Qui sait ? fit Chastel.

— Prends garde, on pourrait te croire sincère…

— Oh ! je ne me rallie pas, reprit Chastel avec un mouvement de révolte brusque, mon orgueil à moi est au dessus de ce que je puis souffrir en moi-même ; j’ai le droit de ne pas montrer ma peine, si j’en ai ; j’estime que le faire, c’est demander l’aumône d’une pitié, et j’aime mieux crever de mes larmes que de les avouer…

— Bravo, Ghastel, dit Beckx, c’est plus homme !…

— Mais moins humain, interrompit Jacques, d’ailleurs, Chastel, tu as plus de cœur que tu ne veux bien…

— Pour moi, peut-être, c’est mon affaire.

— Tu as raison, mon brave, et j’avais tort, pardon.

La toile se leva et les causeurs ayant payé le garçon allèrent s’accouder au balcon.

Tandis que les niggers dansaient au son du ben-joe, faisant claquer avec un bruit de lattes, leurs longues savates à pointes, les promenoirs s’étaient remplis ; sous le velum, autour des bassins, près des buvettes, s’attablaient des groupes parlant haut, jetant parfois des appels burlesques aux femmes qui passaient près d’eux ; les globes lumineux des lampes électriques jetaient sur la foule une teinte blafarde de clair de lune mêlée à la clarté jaune des gaz. Le gravier s’écrasait sous les pas des garçons qui, de table en table, apportaient des bocks, au milieu d’un tumulte de voix et de cris.

Les Roumaines venaient d’entrer, deux grandes femmes à la démarche balancée et hautaine, récemment arrivées à Bruxelles. L’une, noire, Dora, rappelait certaines héroïnes de Véronèse, avec sa peau très blanche pointée à l’aile du nez d’un grain de beauté ; l’autre, Fiammine, une blonde d’un blond d’or, qui, le nez un peu relevé, les yeux très enfoncés, les traits durs, faisait songer aux vicieuses de Félicien Rops ; toutes deux grandes et rythmiques, toujours ensemble, ayant le même sourire glacé, dédaigneux presque. De l’Eden, où tous les soirs elles arrivaient à 9 heures précises, elles descendaient chez Marugg, et rentraient ensuite vers minuit, souvent seules, gardant leur allure d’impératrices byzantines qui marcheraient sur un tapis de croupes d’esclaves.

Ferrian se retourna brusquement lorsque les Roumaines franchirent la dernière marche de l’escalier de marbre et entrèrent dans le jardin d’hiver. Dora, la noire, lui adressa un sourire imperceptible.

— Tenez, dit-il soudain en s’adressant de nouveau à Chastel, voilà les seules femmes que j’aie un peu aimées, un peu, non ! follement, pendant tout un temps, hanté par elles, et vous qui êtes artistes, toi Chastel, toi Marius, vous me comprenez n’est-ce pas ? ces deux marbres que j’ai possédés, ils m’ont révélé la beauté, la vibrante beauté ; c’est la Vénus immortelle, celle de Baudelaire, superbe, dont le corps est musical, dont la ligne est impeccable, dont chaque geste est grand, harmonique. Eh bien, voyez-vous, il n’y a que deux amours possibles pour nous artistes : celui-ci qui remplit nos yeux mais qui nous fait mal, et l’autre, le bon, le vrai, le durable qui remplit nos âmes et nous fait vivre ! J’ai eu le premier, je veux l’autre. Voilà !

— Tu as bien tort, va ! dit Chastel.Ton repos tu ne le trouveras pas, ou si tu le trouves, tu en auras plein le dos ! le repos, mon pauvre ami, mais c’est le cercueil, le bois de sapin, la concession à perpétuité !

— Pas de concessions ! cria Carol qui n’écoutait plus.

— Retourne aux Roumaines, je t’assure, continua Chastel. Ferrian contempla encore d’un air pensif les deux grandes

femmes, puis, le visage tourné vers la scène, il regarda.Toute cette vaste lumière, ces gaz, ces lanternes, cette féerie de rayons, c’était si beau ce soir-là, beau comme l’apothéose de la jeunesse moderne, artificielle et triomphante !

Jacques se détourna. Il prit la main de Chastel, puis, avec un sourire contraint :

— Maintenant mes amis, j’ai vu ces pauvres diables noirs qui n’ont pas l’air d’aimer beaucoup le théâtre ; je vous ai donné un petit cours de philosophie transcendante que vous trouverez profondément popote, et je m’en vais. Marius vous a dit, n’est-ce pas, que je pars demain pour l’Allemagne ?

— Mais non.

— Ah ? Je vous l’annonce, solennellement. Je resterai un an au bord du Rhin, une idée à moi.

— Tiens tiens, dit Chastel, elle est bien bonne ! Gretchen, Werther, Kant, Raison pure et chromolithographie ! Tu me rapporteras une pipe et de la choucroute.

Eh bien, bon voyage, Jacques, tâche de trouver là-bas ton oiseau bleu, surtout ne prends pas l’accent ! Au revoir.

— Au revoir Beckx, Carol, mon vieux, toi, adiousias !

Ferrian partit avec Marius, tandis que le gros Carol, arrêtant une petite femme boulotte criait de sa voix de bassetaille :

— A nous les femmes du monde !

II

Là-bas, au milieu de Laeken, dans une rue déserte à petites maisons basses, avec, parfois, de longs murs au dessus desquels les arbres du jardin royal, faisaient une grande crête de verdure, Pierre Marius le peintre de vierges avait son atelier.

Les hautes.murailles blanches en étaient parsemées d’esquises et d’ébauches à peine indiquées. Çà et là, des copies merveilleuses de tableaux gothiques, où des personnages raides, au geste anguleux, aux lèvres minces, aux yeux petits et doux, s’immobilisent sous des ciels dolents par lesquels volent des anges à cheveux couleur de lune serrés dans de longues robes noires qui se cassent d’un seul pli.

Là se concentrait la vie de Marius. Gothique, il menait l’existence des peintres gothiques dans les vieilles cités flamandes.

Recueilli comme eux dans la sereine observation des choses, il aimait les recoins sombres où plane une tristesse. La nature évoquée à ses yeux n’était point bruyante ; au contraire, elle semblait assoupie en de longues méditations accumulées, et l’on éprouvait, à voir ses tableaux, l’impression que donnent les cathédrales immenses où l’on s’écoute marcher au milieu de la sonorité des colonnes.

De fait, Marius aimait les temples. Lors de son séjour à Rome, il s’était pris de passion pour la cité sainte dans ce qu’elle a de pieux et d’austère.

Quelle grandeur pensive dans les églises vides ! Les pierres de l’ogive semblent soupirer, le bruit des dalles roule, agrandi, à travers les galeries ; un rais de soleil incendié de rouge par une verrière, griffe le sol ; au fond de leurs niches tapissées de vieil or, les saints porte-clefs et les apôtres porteglaive se dressent dans leurs manteaux à plis droits, et, au fond du chœur, prosterné sur la dernière marche de l’autel, quelque moine brun balbutie des prières. Une lumière chaude et rousse baigne toutes choses ; les colonnes entrecroisent leurs ombres ; la lampe du tabernacle crépite et bouge ; une cloche tinte, un long écho se répercute comme un appel d’âmes, et l’âme à l’unisson s’anéantit dans la troublante admiration du Beau.

L’église avait déterminé la direction artistique de Marius. Il avait compris, dans une soudaine révélation, la magie des vieux maîtres, la couleur éclatante et douce des tryptiques flamands, la divine pureté des vierges blondes aux fines paupières pointées de bleu pâle, la science impeccable des groupes, et, dans les paysages reculés qu’on entrevoit par les balcons de marbre, la sereine nature des Primitifs.

Marius avait connu Ferrian au collège. Pierre, avec ses allures déjà graves et songeuses, s’était senti attiré par l’esprit vif et subtil de son compagnon. Il aimait ce fantasque dont les boutades souvent avaient une épique na’iveté et qui, instable, sautait d’une idée à une autre, sans se douter une minute de ses contradictions.

Ferrian avait, à ce contact, acquis un peu de la maturité de Marius. Non que son caractère eût changé dans le fond, mais éclairé par la nature artiste en même temps que songeuse de Pierre, il s’était passionné pour le Beau, visitant les musées, piochant la musique, lisant en cachette tous les livres que les pères interdisaient, et s’ouvrant des étendues inexplorées encore où la vie lui déroula ses mystères, comme un théâtre fantastique dont le rideau se lèverait tout à coup sur une lumineuse apothéose. A seize ans, sans avoir connu le monde, il’en avait la crainte et l’appétit, les réalités que lui avaient révélées ses lectures, étant voilées encore par le grandissement de l’écrivain.

La piété seule de Marius n’avait pas trouvé d’écho dans cet esprit indépendant de naissance qui cherchait à comprendre et ne voulait pas croire. Les mysticités religieuses lui semblaient démodées et il comparaît la croyance moderne à l’antique, trouvant à toutes deux une poésie — rien de plus — et un prétexte pour l’artiste à sortir des lois mathématiques des choses pour bondir dans l’infini de l’imagination. Mythologie et catholicisme lui étaient synonymes, légendes tous deux, mais légendes merveilleuses, inspiratrices de chefsd’œuvre.

Pourtant il avait conservé sinon la croyance religieuse, une sorte de « légitimisme » dans le cœur. Le mépris de la politique mangeuse de prêtres débordait parfois sur ses lèvres, en paroles amères et hautaines. Ayant entendu dans les assemblées publiques des orateurs à la voix tonnante, revendiquer avec des phrases toutes faites, des périodes connues, des idées volées au Christ et mises en blouse, les droits de la démocratie, le partage des biens, l’égalité, Ferrian resta froid. Sous les discours trombones, il sentit la candidature proche ; sous l’appel à la fraternité l’orgueil des applaudissements.

Un jour s’était présenté à la tribune un ouvrier maçon, les vêtements rapiécés et blancs de plâtre, qui, la main tendue vers l’orateur, avait crié en flamand cette bêtise : « Avec votre platine d’égalité vous vous f…. de nous ! Prenez ma truelle et achevez le mur que j’ai commencé ce matin. Partagez ce que vous avez dans vos caisses ! Conseiller c’est bien, donner l’exemple c’est mieux, vous êtes des farceurs ! »

On l’avait hué, c’était juste.

Quand il sortit du collège des Pères, le même jour que Marius, Ferrian fut plus libre de se laisser aller à sa passion pour toutes choses d’esprit. Avant d’entrer à l’Université, à dix-huit ans, encore sous la tutelle d’un oncle qu’il n’aimait pas, il voulut voyager ; il vit l’Allemagne, la France et l’Angleterre, tandis que Pierre Marius, abandonnant tout pour la peinture, entrait à l’Académie, sous Portaels, et bientôt après allait se fixer à Rome où les maîtres et la religion l’appelaient simultanément.

Lorsqu’il revint d’Italie, sa réputation était déjà assise. Calme, ayant de quoi vivre seul, le jeune peintre se retira dans son vaste atelier de Laeken qui lui faisait l’effet d’une demeure de petite ville. Tous les samedis soirs seulement, il passait les ponts pour aller aux réunions de camarades, chez Ferrian, et les causeries avec les amis se prolongeaient souvent très tard, laissant à chacun une bonne impression de cordiale et intelligente intimité. On y parlait d’art, toujours, en buvant des grogs ; Beckx et Chastel jouaient des duos de Mendelssohn, ou bien le premier improvisait au piano, sur les vers berceurs d’un sonnet ou d’une ballade romantique, des chants graves et continus qui pleuraient comme des mélopées ; Ferrian lisait parfois quelques strophes de poèmes écrits par lui aux heures de spleen, à ces heures où, regrettant de ne pas avoir approfondi un art spécial, il éprouvait l’intense désir de les embrasser tous à la fois.

Marius parlait peu. Il semblait passer dans la vie sans la connaître, replié sur lui-même. Aux causeries du samedi, seul jour où on le vît, il écoutait les autres d’un air presque paternel, ne comprenant pas la gaîté bruyante, lui dont la joie même paraissait triste.

Peu accoutumé à boire, il se sentait tout étourdi lorsqu’il revenait de chez Ferrian ; parfois alors, il sortait de son mutisme et parlait d’art avec une ferveur d’enthousiasme, comme s’il chantait des cantiques, et des exclamations allongées ainsi que des hosannah : « Van Eyck, Metsys ! Oh ! c’est beau ! comme c’est grand, comme c’est au dessus de tout ce que nous faisons, de tout ce que nous ferons jamais !… » puis, sa voix baissait peu à peu, et il continuait sa route en se parlant à lui-même, avec de larges gestes lents.

III

A Bruxelles, la vie de Jacques Ferrian avait été toute différente de l’existence austère du peintre. Loin de s’isoler dans la volonté tenace d’une tâche, il s’était jeté dans le monde où l’on s’amuse, aimant l’asphalte des boulevards, — les galeries Saint-Hubert, les cafés, le bruit qui étourdit, et la foule. Mieux que personne, il connaissait la vie nocturne de la ville.Tous les soirs, après son dîner, qu’il prenait rarement chez lui, par horreur de toute solitude, il descendait la Montagne de la Cour et la rue de la Madeleine illuminées à cette heure de toutes les clartés de leurs vitrines, s’arrêtait aux montres des librairies pour voir d’un coup d’œil les nouveautés parues, puis entrait dans le Passage où seulement il ralentissait le pas, se sentant là presque chez lui, en demeure conquise.

A la Taverne Royale, il retrouvait presque toujours Carol, Chastel, Kéradec et, tout en buvant des « ballons », le quatuor dominait de ses éclats de voix, de ses exclamations bruyantes, les bruits multiples du café. Carol surtout, l’officier des chasseurs qui était connu par ses fumisteries énormes et ses nombreuses algarades, mettait dans le groupe sa grosse gaîté de soldat bon vivant. Il s’était attaché — on ne sut jamais comment — aux trois artistes, et souvent de son bon sens invulnérable il redressait les abracadabrants paradoxes d’atelier que débitaient les autres.

Les quatre — on ne les connaissait guère sous d’autres noms — se levaient au coup de huit heures et, qu’il y eût une première représentation à la Monnaie ou au Parc, un concert, une séance artistique quelconque, fût-ce à la Renaissance ou aux Nouveautés, unanimement ils décidaient d’y aller. Ils dirigeaient même les cabales, applaudissaient bruyamment avec de grandes exclamations d’enthousiasme, ou sifflaient à pleins poumons, malgré claque et public.

Kéradec et Chastel étaient les plus fougueux de la bande. Le premier, dont les tableaux, d’ailleurs, faits avec une étonnante furie de couleur et comme brossés avec un pinceau de bronze trempé dans du feu, disaient bien la nature violente, portait, sans se soucier de ce qu’on l’appelât M. Mille-HuitCent-Trente, les cheveux longs et la souquenille Baudelaire. Grand, légèrement courbé, les traits nerveux, il avait une allure de chouan révolté. Kéradec avait passé par toutes les phases de la vie d’artiste On se souvenait même de l’avoir entendu naguère, aux temps d’Académie, pérorer dans les meetings, et, de sa voix métallique et sonore, plaider la cause des ouvriers ; aujourd’hui ses convictions s’étaient presque détruites, étouffées par les élans de son art, mais il aimait les humbles et posait même à se faire l’égal des vagabonds nocturnes, à leur payer à boire, si bien que les autres l’avaient surnommé « Pauv’Peup’ », avec un brin de mépris aristocratique.

Chastel personnifiait bien ce mépris, avec sa moue un peu dédaigneuse, son dandysme excessif qui donnait à toute sa personne l’allure d’un prince indien voyageant incognito. Aussi n’avait-il de passion — sincère ou non — que pour les auteurs qui parlaient à ses aspirations élégantes : Byron, Barbey d’Aurevilly, Bourget ; pour les musiciens Schumann et Chopin.

A onze heures, on revenait à la Taverne Royale ; on rebuvait des bocks et la soirée commençait. Noctambules enragés, les quatre faisaient régulièrement le pèlerinage des caboulots de la rue des Bouchers, assistant aux rixes fréquentes des étudiants, des louches bohèmes de cafés-concerts et des souteneurs qui, à ces heures tardives, convergent vers les mêmes centres.

Certaines boutiques restent ouvertes toute la nuit à ces bandes panachées : celles des marchands de comestibles.

Derrière le comptoir blanc, un garçon armé d’une fourchette aiguë pique dans les caisses de fer-blanc les grasses sardines dorées ruisselantes d’huile, que des consommateurs hétéroclites tassés devant lui prennent à même, des deux doigts, avec un recul du corps ; une miche de pain français complète ce repas nocturne. Et les artistes — les quatre — aimaient ces scènes de mœurs si bien locales, le spectacle étrange de cette foule d’affamés aux mines souvent hâves et défaites, se ruant presque sur le garçon en tablier gris, qui, toujours impassible, flegmatiquement, pique les sardines, ouvre de nouvelles boîtes, reçoit l’argent, pendant des heures.

Le décor est d’ailleurs une fête de mangeailles. Les fersblancs plaqués de cuivre accrochent les rayons du gaz et les renvoyent sur les piles d’oranges ; des fromages énormes s’étagent en colonnes gris sombre, tandis que, à l’étalage, de gros saucissons habillés d’argent, des cervelas ventrus et luisants alternent avec des jambons gonflés et des langues charnues.

Des lignes de flacons de tomates et de sauces tracent aux murs des raies noires et rouges, et à la lumière c’est un festin de couleurs grasses auxquelles les misérables, le visage au dehors collé à la glace des vitrines, semblent, en les fixant d’un œil envieux, vouloir rassasier leurs énormes appétits.

— Qu’est-ce que c’est que ça pour des stoeffers ? disait parfois un gavroche en voyant entrer les quatre amis.

Et Carol, avec un accent marollien, bien veule et grasseyant, qu’il avait divinement attrapé, répondait en levant le coude :

— Smoel toe, sans ça je vaie le dire à mon père qui est garde-ville dans la rue des Renards !

C’étaient encore des rires sans fin et des joies, lorsque, gravement, Chastel pinçait de ses longs doigts de marquise un de ces harengs à la daube nommés roll-mops, et le déroulait en faisant des yeux drôles.

La dernière halte, vers deux heures du matin, était le Café de Paris. Au sortir des quartiers noirs du Ba-ta-clan et de la rue de la Fourche, les quatre inséparables respiraient plus librement en débouchant sur le nouveau boulevard au fond duquel, comme un œil phosphorescent ouvert dans la nuit, s’allumait l’horloge du Temple des Augustins. Ils entraient alors dans le café nouvellement installé où se retrouvaient toujours des figures connues, de gens souvent coudoyés, attablés en groupes, ayant avec eux des filles à la miné provoquante qui, dans les jaillissantes lumières des lustres reflétées par les glaces, semblaient plus jeunes et plus fraîches.

Bientôt on se séparait, et Ferrian, le seul qui habitât le haut faubourg, remontait d’un pas fatigué, ayant perdu son entrain, et longeant les murs avec une sorte de frayeur d’être seul vis-à-vis de sa pensée qu’il sentait mécontente et aigrie. Les rues étaient désertes, la route semblait interminable, et seulement lorsque Jacques se retrouvait dans sa chambre, entouré des objets accoutumés, il se resentait vivre et songeait à cette bonne existence paisible d’avenir qu’il caressait comme un beau rêve et comme une revanche à son passé, à son présent pleins d’un morne dégoût

D’autres fois, ce dégoût les retenait, deux ou trois, réunis jusqu’à l’aube.

Avec ses frères en spleen, Ferrian restait alors de longues heures dans quelque bar éloigné, buvant de grands verres de gin qui ne le grisait plus, mais devait le brûler intérieurement sans qu’il le sentît. Les yeux alors prenaient, dans l’écarquillement fiévreux des paupières, une fixité farouche exprimant tout un navrement, et qui paraissaient regarder dans le vague un point noir et funèbre.

Là, d’heure en heure, la causerie s’alentissait ; les paroles devenaient rares, s’échappaient en monosyllabes tristes, comme les gouttes d’une sauce épuisée ; elles redisaient la pensée désespérante de la veille : « Où allons-nous ? Et après ? » Toujours ce mot : « et après ? » qui semblait indiquer du doigt un abordage final où, dans la tempête, leur crâne sauterait comme une carène sur la torpille. « Et après ? » ils avançaient dans les heures avec ce mot de ralliement qui n’avait jamais de réponse, tant ils se comprenaient muettement, de la main tremblante, du regard errant, de la lèvre entr’ouverte pour dire — et qui ne disait pas.

Et les heures étaient interminables.

Aussi lorsque le soir de la représentation de l’Eden, il revint chez lui au bras de Marius, Ferrian fut-il heureux, bien heureux en songeant que le lendemain il aurait consommé sa résolution de s’arracher à l’atmosphère étouffante de cette vie sans issue.

IV

Lorsqu’il débarqua à Cologne, après cinq longues heures, Ferrian éprouva un grand soulagement et comme la sensation d’une transformation déjà complète de lui-même.

Il entra dans le buffet de la gare, y but une tasse de café brûlant pour se remettre du froid de la nuit, presque dissipée ; puis, en attendant le départ du train pour Bonn, il se dirigea vers le Dôme.

Brusquement, en débouchant sur la place étroite qui paraît craquer sous l’entassement de la grandiose cathédrale qui la domine, il eut la première révélation de l’Allemagne. Car c’était bien pour lui celle qu’il avait apprise, le pays des romantiques légendes ranimées par ces pierres noircies et ces flèches gothiques. Il l’avait lue ainsi dans Gautier, dans Gérard de Nerval, dans Hugo. Par la porte en ogive de l’édifice à peine achevé, il voyait passer toute une génération littéraire enthousiasmée par les Burgraves, et des mots cli’chés lui montaient, incohérents, aux lèvres, de burg, de palefroi, de vidrecôme ; il redevenait sans le vouloir le « moyen-âgeux » d’antan, songeait à Gringore, aux clercs, aux bazochiehs, à Esmeralda…

Il admirait le superbe décor, sombre et rigide dans l’air gris du matin à peine levé, le décor mystérieux et pensif qu’il avait prévu et contemplé de loin, par un effort d’esprit, dans des poèmes dix fois lus.

Le charme dura d’ailleurs pendant tout son séjour, pour cet artiste abstracteur qui sut détacher l’homme du tableau et voir l’Allemagne sans se douter du Prussien.

A Bonn, deux heures après, lorsqu’il descendit de wagon, Ferrian regarda autour de lui avant de sortir de la petite station.

Quelques jours auparavant, il s’était assuré d’un logement qu’un ami lui avait retenu en passant ; un appartement confortable dans une de ces « pensions bourgeoises » usitées là-bas, où l’étranger vit avec son hôte dans l’intimité de la table et des relations journalières. La demeure d’un professeur de paléographie, le docteur Hans Friedmann, lui avait été désignée comme « excellente à tous les points de vue ».

Ferrian s’étonnait de se trouver seul à l’arrivée, lorsqu’un grand vieillard sec, aux traits creusés et durs, s’approcha de lui et, avec un fort accent :

— Monsieur Jacques Ferrian ? demanda-t-il.

— Lui-même, monsieur… Le docteur Friedmann, je pense ?

— Ja… pardon… oui… je suis heureux de vous recevoir dans notre petite ville, monsieur Ferrian… j’espère que vous y serez content.

Il débita sa phrase d’un trait ; puis, hélant une grosse servante qui s’était tenue à distance, il la chargea de veiller aux bagages et prit le bras de Ferrian :

— Je vais vous conduire à la maison, si vous voulez ?

— Ecoutez, monsieur Friedmann, dit Jacques en l’arrêtant, faites-moi un grand plaisir, montrez-moi tout de suite le Rhin, j’en meurs d’impatience !

— Ah ! ah ! certainement, monsieur Ferrian, certainement, nous irons, ce n’est pas loin. Tenez, continua-t-il en se retournant, vous voyez cette grande allée d’arbres, c’est là que nous habitons, moi et ma fille, vous voyez, là, à droite, la septième maison…

— Vous avez une fille, monsieur le professeur ?

— Oui, Greta, sa mère aussi s’appelait Greta. Je l’ai nommée ainsi parce que Gretchen c’est trop commun, voyez-vous, mais j’aime tout de même Gretchen… alors vous comprenez… Greta… c’est… vous comprenez…

Il pataugea encore une minute dans son explication, puis :

— Tenez, dit-il, voilà, là, à gauche, la statue de Beethoven… vous connaissez Beethoven ? et, à côté, la Mùnsterkirche, la cathédrale, et, à droite, là, l’église protestante, vous voyez ! Ce parc, c’est le Hofgarten, et ce grand bâtiment, c’est un morceau, est-ce qu’on dit morceau ? de l’Université ; ce petit pavillon, au fond, c’était un laboratoire, mais à présent cela ne sert plus.

Le vieux bonhomme, fier de se faire si bien comprendre, continuait :

— Ceci maintenant, c’est la rue de Coblence, Coblen\erstrasse, auf Deutsch ; nous monterons, si vous voulez par ce jardin, c’est ÏAlte Zoll.

— Ah ! ça ! pensa Ferrian, c’est pas un homme, c’est un Baedeker !

Ils gravirent la pente d’un jardin, en haut duquel, la face tournée vers le Rhin, se dresse la statue du patriote Arndts, avec cette inscription : Der Rhein, Deutschlands Strom, nicht Deutschlands Grenue (le Rhin est le fleuve, non la borne d’Allemagne). Plus loin, deux canons, volés aux Français en 1870 et offerts à l’université de Bonn par l’empereur Guillaume, ouvrent leurs gueules rouillées.

Jacques courut à la rampe qui limite la terrasse de YAlte Zoll et resta ébloui.

Il était près de sept heures du matin ; un soleil pâle et voilé allumait sur l’eau, d’un vert adouci, les vapeurs qui traînaient encore par longues places ; dans la distance, la chaîne des Sept Montagnes, alternant ses mamelons piqués de ruines, prenait des teintes d’un bleu sombre, fonçant encore de distance en distance, et devant, la campagne de l’autre côté de l’eau, s’étendait, immense et lointaine.

A cette heure de réveil, la vie sortait silencieuse des chaumières parsemées dans le vert des plaines, et le Rhin, toujours mélancolique et lent, montait vers les collines, et se perdait en des perspectives infinies.

— C’est beau, dit Ferrian, tout haut, l’œil plein.

— Vous trouvez ? fit le professeur en se tournant avec ennui vers le panorama.

— Oui, c’est beau, monsieur le professeur, beau par soi-même et par le passé qui gronde, par l’histoire qui survit dans ces ruines, dans ce fleuve toujours le même, dans ces montagnes toujours dressées, toujours superbes !

— Oh ! oh ! vous êtes poète, dit le vieux en riant sèchement. Allons, monsieur Ferrian, vous reverrez cela plus tard. La petite nous attend.

Ils descendirent la colline, traversèrent de nouveau le Hofgarten et, cinq minutes plus tard, Hans Friedmann introduisait Jacques dans une petite maison riante, précédée d’un jardinet déjà fleuri.

— Greta ! Gretch ! Gretch ! cria le professeur, en s’effaçant pour laisser passer son hôte.

— 'Ja, ich komme ! je viens ! répondit d’en bas une voix claire et perlée.

On gravit un étage, et les deux hommes entrèrent dans un vaste cabinet-bibliothèque, au milieu duquel une grande table couverte de livres et de paperasses empilés témoignait d’une besogne inachevée.

— C’est mon bureau, fit le vieillard ; j’étudie en ce moment les dialectes anglo-saxons… très intéressants, monsieur, et fort peu connus… il y en a plusieurs… j’ai été trois fois à Londres, cette année, pour trouver des documents, et je crois être en possession de manuscrits absolument… peu ordinaires.

— Ah !

— Oui, tenez, voyez-vous ?… j’établis la marche différentielle… dit-on différentielle ?… oui… à travers plus d’un siècle…

— Tiens !

— Oui, et je n’ai pas fini, non ; je crois savoir qu’il existe à Oxford une collection des plus sérieuses, et j’irai voir. Voici, continua-t-il en mettant ses lunettes, voici le tableau exact des…

A ce moment, la porte, vivement ouverte, délivra Ferrian des explications philologiques du docteur Friedmann, et une jeune fille très blonde, aux yeux clairs, un peu naïfs, entra.

Vêtue d’une robe simple, blanche éclaboussée de pois rouges, elle avait, avec son allure légèrement gauche, le vrai type de l’Allemande, ce type encore commun dans certaines provinces et que fixa immortellement la Lotte de Goethe.

Greta tendit la main à Ferrian, cordialement, et comme le professeur, déjà accroché par une feuille de manuscrit, oubliait la présence de son hôte, elle dit à Jacques en français très correct :

— Je suis heureuse, monsieur, de votre arrivée. Si vous voulez, je vous conduirai à votre chambre.

Jacques, ignorant des façons allemandes, s’étonna, cha-rmé d’ailleurs par cet accueil :

— Je vois bien, mademoiselle, que je m’entendrai mieux avec vous qu’avec monsieur votre père. Les Anglo-Saxons de M. Friedmann ne sont pas drôles !

La jeune fille, déjà confiante, se mit à rire.

— Oui, il a toujours été comme cela, dit-elle ; depuis dix ans, nous ne nous parlons qu’aux repas, et ce n’est pas gai, je vous assure, ajouta-t-elle d’une voix rêveuse, mais cela va changer un peu ; vous voudrez bien quelquefois sortir avec moi, n’est-ce pas ?

— Comment ?…

— Mais oui, pourquoi pas ? J’ai un cousin aux hussards, Friedrich Rœhre, Fritzchen. Il me menait souvent au concert, mais maintenant on l’a envoyé à Berlin, et mon père n’aime que ses livres. Vous comprenez, c’est triste. Tenez, monsieur Jacques, pardon ! je peux, n’est-ce pas ? Appelez-moi Greta, si vous voulez, c’est plus commode ! Voici votre chambre ; j’ai mis tout ce qu’il faut, mais s’il manque quelque chose encore, dites-le-moi.

Puis elle se retira en fermant doucement la porte.

Tandis qu’il ôtait son habit, Jacques, ahuri, marmottait :

— « Elle est charmante ! elle est charmante ! elle est charmante !.. » Allons bon ! de l’Emile Augier ! Drôle de pays ! Sortir avec elle, comment donc ! C’est Chastel qui rigolerait !

Il s’habilla rapidement, mit son chapeau, et s’apprêtait à sortir, lorsque la voix de Greta lui cria :

— Dîner à midi, n’oubliez pas, monsieur Jacques !

— Non, non, à tantôt, mademoiselle !

— Bonjour, monsieur Jacques !

« Sacrebleu ! oui, c’est Chastel qui rigolerait ! »

V


Ce fut une des périodes les plus heureuses de l’existence de Ferrian. Délivré de toute chaîne, dans cette atmosphère calme de petite ville, au milieu d’une nature dont son esprit délicat sut apprécier tout le charme, il se laissa bercer par la vie, sans songer à l’avenir, le cœur dégagé de tout souci, de toute peine, et le corps vivifié par l’air enveloppant du Rhin.

Levé de bonne heure, tous les matins il partait en de longues excursions dans les montagnes, et souvent la nuit le surprenait assis sur un tronc abattu, regardant au loin le paysage noyé d’ombre. Ce n’était pas la rêverie bête du poète pleurard, accordant son luth sur une roche, mais une sorte de prostration, d’anéantissement délicieux, de paresse de penser à laquelle il se laissait aller comme à un repos ineffable. Devant lui, rien que des arbres, des plaines et des monts, sous le ciel ; en lui, la paix, le bercement de l’idée atténuée et flottante.

Dans ses courses, il emportait toujours quelque livre, d’une littérature harmonisée au tableau déroulé à sa vue, et, par une magie, il peuplait la contrée de héros fabuleux. Du haut du Mont-de-Vénus, il voyait presque à ses pieds le pic moins élevé du Godesberg avec sa tour solitaire, et, dans les brumes épandues, les évocations s’offraient plus intenses à ses yeux de poète devenu penseur, qui ne rêvait pas, ne pleurait pas — et se contentait de méditer.

Ce n’est pas sans raison qu’on a ridiculisé les premiers romantiques, à la voix sans cesse mouillée et sanglotante. La solitude, pour leurs complexions maladives, se désolait, et leurs vers expriment une tristesse universelle causée seulement par leur faiblesse et leur étisie. Pour Ferrian, dont la nature saine et forte était à l’abri de ces morbidesses et de ces « névroses »,. la solitude ne fut qu’un moyen de voir plus grand, plus profond — et mieux. Sa contemplation se doubla d’une concentration de pensée qui, de jour en jour, posa son esprit, naguère si fugace et si instable. Dans ces bois, auxquels il lui semblait se mêler comme un Sylvain, devant les lointains où le fleuve des fleuves coulait ses eaux, il voyait mieux les recoins de son être et mesurait ses forces. Il se disait que lui aussi était artiste, que lui aussi manierait un jour l’outil qui vibre et qui chante. Il éprouvait cette constante envie de transcrire dans une œuvre ce qu’il voyait, cette chose insaisissable que d’autrès, en la regardant, n’avaient pas vue : la grandeur sereine de la contrée où il était venu se reposer de vivre, dans un repos parfait. Son âme s’était adaptée à cette quiétude introublée. Tout pour lui, en ce moment, n’était que sérénité, que détachement voluptueux de toutes choses bruyantes, et les jours et les heures le portaient et le balançaient comme s’il eût été dans un hamac suspendu entre des branches endormeuses.

Le soir, au retour de ses promenades, après un dîner très court, le vieux Hans Friedmann se retirait dans son cabinet de travail, et Ferrian restait seul avec Greta.

La petite Allemande voyait en lui le premier ami véritable qu’elle eût jamais connu.

La famille Friedmann n’avait à Bonn d’autres représentants que le vieux paléographe et sa fille. Les parents, nombreux cependant, s’étaient dispersés aux quatre coins de l’Allemagne, et, une fois par an, tout au plus, on se revoyait pour refaire connaissance et parler du passé. Berlin avait deux Friedmann, dont l’un officier, l’autre Landgerichts Referendar, avocat de deuxième classe ; à Baden, une vieille fille, Clara Friedmann, tenait un hôtel d’étrangers ; enfin, la deuxième sœur du professeur avait épousé un médecin bavarois, à Munich.

Tous les premiers de l’an, Greta écrivait quatre lettres de souvenir avec Prosit neu Jahr en manière de compliment, et son affection familiale se bornait là.

N’ayant pas été introduite par son père dans la société de Bonn, la jeune fille avait, malgré son âge, — dix-sept ans, — une sorte de gravité que la première distraction venue transformait en un sourire. Elle n’apprit point la coquetterie, et sans être timide, avait gardé toute la franchise de l’enfance. Son père lui faisait presque peur avec son inaltérable impassibilité ; c’était une horloge, cet homme, une machine qu’on aurait remontée depuis vingt ans et qui ne devait s’arrêter que d’un coup, — par la mort.

L’arrivée de Ferrian fut l’aube et le soleil dans la vie de Greta.

Une camaraderie d’écoliers s’était établie entre eux dès les premiers jours. La jeune fille aimait à faire parler Jacques de son pays, de la Belgique, de la vie qu’on y mène, des coutumes et des gens, toutes choses qu’elle ignorait.

Quoiqu’elle parlât très bien le français, Jacques eut le plaisir de l’initier à la littérature qu’il aimait et qu’elle ne soupçonnait même pas. Avec un tact d’effleurement, il sut choisir chez les auteurs contemporains des pages qu1 ne pussent offusquer la candeur presque invraisemblable de son élève. Tour à tour, il lui lut les nouvelles les plus exquises de Daudet et de Droz, les vers les plus doux de Hugo et de Gautier. Musset surtout fit une grande impression sur l’enfant dont il augmenta le penchant romanesque. Élevée sommairement, Greta n’avait pas assez de vigueur pour résister au capiteux envahissement de la poésie romantique. Elle y retrouva, plus délicate, la sentimentalité de Gœthe, et, bercée aux cadences des strophes que Ferrian lui lisait de sa voix sonore et musicale, elle en arriva à l’écouter comme s’il eût été le poète lui-même, et glissa lentement à une confusion que Jacques ne cherchait pas à dissiper.

Ainsi grandit peu à peu leur amitié, jusqu’à devenir un continuel échange de pensées et d’aspirations. Ferrian, qui, naguère, eût trouvée ridicule cette intimité presque idyllique, — paul-et-virginienne, comme disait Chastel, — lui le sceptique d’antan, blagueur d’amour et coureur de filles, ne se doutait que vaguement, et à certaines heures de retour, de la transformation que quelques mois d’absence avaient opérée en lui, au point de lui faire trouver du charme à une églogue qui, sous son apparence naïve, cachait un sentiment, d’autant plus tenace qu’il était plus caché.

Lorsqu’il s’aperçut du pas qu’en si peu de temps il avait franchi, il eut peur.

Mais la vie, ainsi coulée, était trop adorable pour qu’il ne trouvât pas aussitôt une excuse à ses craintes et un prétexte pour ne la point troubler. Il se dit qu’après tout il était libre, qu’aucun danger ne le menaçait, que Greta résumait en elle les idéals nombreux qu’au cours de sa jeunesse il avait entrevus, et il laissa mollement aller les événements, dussent-ils le conduire à une union qu’il n’avait aucun motif de redouter.

C’était, au reste, une joie profonde pour Ferrian de voir peu à peu se développer physiquement et moralement cette vierge qu’il avait trouvée presque sauvage, abandonnée à elle-même, n’ayant pour guide que son instinct de femme, de la pétrir entre ses mains, de dresser et de guider dans ses voies cette intelligence qui recevait les impressions pour les rendre marquées à un coin nouveau, chatoyantes d’un reflet plus délicat et plus harmonique.

De jour en jour, ce changement se faisait plus visible chez Greta ; l’enfant devenait femme, et avec la floraison rose des dix-sept ans, surgissait une gravité mêlée d’irrésistible grâce. Son esprit et son corps s’épanouissaient comme un pur lys blanc, dans la montée de deux sèves matérielle et spirituelle.

A la faiblesse ployante des premières branches se substituait, de minute en minute, une vigueur de rameau vert, et l’heure était venue où l’être se sent traversé d’une ardeur inconnue et d’un frisson nouveau.

Un matin, après le déjeuner, le professeur étant, comme toujours, remonté à son travail, Greta retint par la manche Ferrian, qui s’apprêtait à sortir.

— C’est aujourd’hui, à trois heures, le concert Strauss. Nous irons, n’est-ce pas ? dit-elle.

— Mais… j’avais l’intention d’aller à Cologne… cependant…

— Oh ! oui, restez, monsieur Jacques, insista la jeune fille, on jouera des valses et, moi à votre bras, nous nous figurerons que nous sommes au bal et que nous dansons ensemble.

Elle avait la voix émue en disant cela, et Ferrian, pour la première fois, vit en elle la femme, captivante et caressante à la fois, qu’il avait formée.

— Oui, j’irai avec vous, Greta, fit-il lentement ; vous me donnerez le bras… et je serai bien heureux.

Elle rougit, surprise, tandis qu’il continuait :

— Oui, bien heureux, Greta, de vous sentir près de moi, et je croirai que vous êtes ma fiancée et que vous m’aimez. Greta le regarda, les yeux humides, et balbutia : — Oh ! monsieur Jacques, vous êtes bon, vous êtes bon ! Puis elle sortit vivement de la chambre.

VI

Strauss ! Strauss ! Strauss ! Johann Strauss !!!

Ce nom, suivi d’un long programme imprimé en lettres rouges, jaunes, vertes, bleues, éclatait à tous les coins, depuis le bout de la « Poppelsdorfer-Allee » jusqu’au fond du Godesberg. Le jardin de l’Hôtel Kley, peigné, ratissé, plein de fleurs, avec ses cercles de chaises autour des petites tables rondes, resplendissait sous l’éblouissante tombée du soleil ; les kellner, en tabliers blancs, allaient et venaient, servant aux premiers arrivés les sherry-gobler et les maitrank, commandés avec de grands cris : Fin, \ivei, dreil schnell ! Donner tvetter ! Boum !

Arrivèrent bientôt lés étudiants par groupes de corporations : les Borussen, à la casquette blanche relevée de ganses d’argent ; les Hanseaten, coiffés de la petite rondelle rouge posée de travers sur les cheveux repeignés, blinquants, bouclés et relevés d’un côté ; les Pfael\er, les Franconen, les Westphalen, tous avec leur dégaine de margraves ; les uns, chics, le monocle à l’œil ; d’autres, vieux déjà, aux lunettes d’or à fines branches ; et, aussitôt assis, on demandait à boire, vite, le Bol légendaire, la grande soupière où l’on verse douze bouteilles de Niersteiner ou de Johannisberg, quatre de Mosel, trois de Champagner, du sucre, un plat de fraises, un flacon d’ananas, du Maikraut… et : Prosit ! Danke ! Bitte sehrl Bitte ! Crambambuli ! Hopsasah ! Hallil Hallol Eh ! Kellner ! Boum !

Au milieu, près des balustres, en face du Rhin filant droit ses eaux couleur d’absinthe où le soleil allume des nappes de topaze, avec les montagnes bleutées par le lointain, pignonnées de ruines aux lignes bizarres, devant les bateaux qui sillonnent, lançant de leurs ponts, légers comme des dentelles, les cris de joie, les appels, les exclamations, bruyantes des passagers piquant vers Drachenfels, Rhondorf, Nonnenwerth, Godesberg ; plus loin, Ehrenbreitstein, Oberlahnstein, Stolzenfels, Coblenz, Loreley, — là, sous les arbres remués comme des palmes, des familles entières arrivaient, se pressaient, s’installaient ; des éclats de rire perlés montaient dans les branches ; les fillettes traînaient en courant des chaises, faisant, avec un bruit clair, sauter les petits cailloux ronds du gravier ; les jeunes « fraûlein » aux cheveux blonds, aux yeux bleu pâle, vêtues de robes vives, puis les mères, les vieux, les hussards en culottes collantes cloués aux chaises et tenant leur lourd sabre à fourreau d’acier entre les jambes, quelques cuirassiers blancs venus de Cologne, tout cela bougeait, houlait, parlait, jabotait, et : Boum ! Kellner ! Ja, Herr Professor ! Boum ! eh ! da ist er ! da Strauss ! prafo ! prafo ! Hurrah !

Le maestro gravit les marches du kiosque ; puis, se retournant, salua raidement, la main plate sur le cœur.

On applaudit encore : Prafo ! Pra-a-a-a-fo !

Un silence. Strauss leva sa baguette, parcourut d’un regard circulaire l’orchestre, puis abaissa le bras, — d’un coup brusque.

Et la valse commença, lente, amollie, glissant les notes comme des gazes, frissonnant dans les feuilles, puis réveillée tout à coup, reprenant le thème qui met des envies de valse aux jambes ; et les jeunes filles, l’œil noyé, caressantes comme des chattes, regardaient les hommes. Allait la valse, la valse ! et ses ondulations tournantes grisaient les têtes, et les buveurs, le regard vague, se balançaient sur leurs chaises comme des bêtes repues, accompagnant la musique de longs gestes tendres.

Le soir, descendu peu à peu, amoncelait sur le Rhin ses larges ombres ; un à un, on alluma dans le jardin les becs de gaz dont les globes dépolis firent autant de lunes blanches au milieu des verdures. Il y eut un grand mouvement de houle avant le dernier morceau : la Bataille de Gravelotte.

Les officiers, animés par la boisson, se promenaient à présent dans les chemins, avec des allures plus cassantes, attendant avec impatience les airs de bravoure promis par l’affiche. La colonie française, éparpillée dans la foule, s’était retirée. Les bruits reprenaient, plus forts, enflés et comme mugissants, à croire qu’un souffle de haine eût passé sur toutes ces lourdes têtes. Dans les allées sablées, les étudiants reformaient leurs groupes, et la lumière des gaz faisait éclater crûment le rouge, le blanc, le bleu des bérets. L’orchestre aussi s’était débandé ; une partie, avec ses pupitres et ses instruments, avait disparu derrière un bosquet au fond du square, tandis que l’autre, restée dans le kiosque, se calait avec des mouvements plus larges et plus dégourdis.

Ferrian et Greta se promenèrent quelques instants, puis allèrent s’accouder à la balustrade de granit, devant le fleuve.

Au loin, dans la campagne, en aval, jaillissaient de temps en temps de petites lueurs aux fenêtres des masures, et l’on percevait des vies humbles agitées derrière de minces rideaux. Des bruits troublants venaient aussi du lointain, apportés par des courants de brise, et le fleuve enfoncé dans la nuit roulait toujours, accompagné par le bruit doux et mélancolique de ses eaux.

Quelqu’un frappa sur l’épaule de Ferrian ; il se retourna :

— Tiens, Chastel !

— Ja ! fit gravement celui-ci. Ah ! pardon, ajouta-t-il en apercevant Greta, pardon, tu n’es pas seul.

— Tu vois ; mademoiselle, je vous présente Georges Chastel, un de mes bons amis de Bruxelles. Mlle Friedmann, la fille de mon hôte… Et que fais-tu ici ?

— Je me promène ; il fait d’un bête à Bruxelles ; tout le monde est filé pour la mer, pour la campagne, que sais-je ? Alors je suis filé aussi et me voilà. Hier à Cologne, demain à Coblence, et ainsi jusqu’au Mont-Blanc ; il n’y a pas de raison pour que cela finisse. Là-dessus, bonsoir ; ils vont commencer leur histoire patriotique, je n’en veux pas, je te verrai à mon retour.

— Comment ! tu pars ainsi, déjà ? mais il me semble que j’ai une masse de choses à te dire.

— Eh ! non, mon brave ; tout le monde va bien en Brabant ; le Palais de Justice a toujours des courants d’air, Manneken-Pis est à sa place et la littérature est dans le marasme. Voilà, bonsoir !

— Voyons ! une minute…

— Non, bonsoir, tu n’es pas seul et ensuite, je te le répète, je n’ai pas envie d’entendre leur sale musique sur Gravelotte.

Un tas de tes Prussiens, ajouta-t-il dans l’oreille de Fer

rian Allons ! adieu… Mademoiselle…

— Il me déplaît, votre ami, monsieur Jacques, fit Greta lorsque Chastel fut parti.

— Un très bon garçon pourtant ; un peu fantasque.voilà tout. A ce moment, un formidable accord de cymbales et de

grosse caisse retentit. Le grand morceau commençait, une sorte de fanfare guerrière symbolisant le départ des escadrons pour la bataille. Au milieu, la Garde au Rhin, jouée vite, en pas redoublé, et, au loin, l’air triste de La Reine Hortense. Les troupes françaises s’avançaient ; leur chant de guerre s’enflait peu à peu. Les Prussiens continuaient, à sons assourdis, leur marche en biais à travers la campagne. Puis, tout à coup, une décharge de canon, deux trois, vingt, coupées par la pétarade sèche des mitrailleuses françaises, une mêlée de sons brusques, bruyants, énormes, un tutti de cuivres, de longs appels de clairons, tandis que l’air de la France, de plus en plus faible et s’éteignant, brisé par un choc d’accords victorieux, disait, comme une plainte mourante — la défaite. Un silence, — et de nouveau l’air du Rhin, triomphal, insolent, implacable.

Une immense clameur d’enthousiasme accueillit le finale ; on eût dit que le lendemain de la victoire nationale fût revenu avec ses envahissantes allégresses.

— C’était beau, n’est-ce pas ? dit Greta en prenant le bras de Ferrian.

— Vous trouvez ! dit celui-ci, il me semble, à moi, que les valses étaient plus douces et que vos yeux étaient plus doux quand on les jouait, là, tantôt.

— C’est vrai, répondit-elle, oui, vous avez raison, monsieur Jacques, ce morceau n’est pas bon pour l’Allemagne ; nous rentrons, n’est-ce pas, ajouta-t-elle en se penchant un peu vers le jeune homme.

— Bah ! fit Jacques, allons une minute au Rhin, il doit être si beau à cette heure.

— Pas longtemps alors ; le père serait inquiet ; il est vrai que les Anglo-Saxons…

Ils descendirent en riant la courte Fahrgasse et prirent la droite, vers le Traject.

Jacques avait saisi la main de Greta, et elle, appuyée sur lui, semblait se reposer de cette journée inoubliable, où pour la première fois ils s’étaient dit ce que, depuis si longtemps, ils avaient caché au fond d’eux mêmes, comme une faute.

Ils marchaient tous deux en silence, les mains entrelacées et les lèvres entr’ouvertes, comme s’ils eussent voulu, avec l’air endormeur du soir, aspirer des souffles mystérieux de poésie et de tendresse. Il semblait que des voiles fussent répandus dans l’espace, comme des traînes de robes mystiques ; des souffles tièdes tournoyaient avec un murmure éloigné d’êtres qui s’endorment. Dans cette fin de jour, pareille au sommeil apaisé d’une nuit de caresses, il y avait une sorte de capiteuse vibration, d’harmonie aimante, une ivresse étouffée qui se balançait parmi les eaux glauques, les feuilles remuées et les souffles épars.

Jacques et Greta ne parlaient point, la tête bourdonnante, les bras tombés dans une lassitude amollie, énervés et saturés de ce calme ineffable.

Ils se laissaient aller sans volonté à cette physique et voluptueuse étreinte de la nature, et des images de couples enlacés dans la nuit les sollicitaient.

— Viens, dit Jacques, doucement, d’un accent musical comme un chuchottement de feuilles, viens, toi la bien-aimée de ma vie, nous nous aimerons sous les étoiles qui nous parlent et qui nous appellent, viens, Greta ! oh ! Gretchen, ma mienne, ma blonde Liebchen ! je serai ton époux et les montagnes mettront leur ombre sur nos fiançailles…

Il se grisait à ses propres paroles qu’il cherchait atténuées et plaintives, oubliant ses railleries, sa raison, se livrant tout entier à cette montante ivresse d’amour.

… Viens, Greta, je t’aime ! restons ici, laisse-moi me mettre à tes genoux, Greta, oh ! Greta.

Elle, frissonnante, s’anéantissait sans force et sans voix dans cette caresse éperdue de mots, de souffles, de baisers, et la nuit, au loin, ne porta plus sur ses ailes noires que la mélodie claire de l’eau clapotante et mélancolique….

Lorsque le vent, tout à coup fraichi, les eut frappés au visage, tous deux se dressèrent ; les nuages déchirés ouvrirent sur leurs faces la lumière blanche de la lune, et, blêmes, épouvantés, ils se regardèrent. Jacques, le premier, reprit ses sens, il comprenait presque ; l’ivresse était passée, et, comme un évanoui qui se réveille, il se demandait si c’était vrai, s’il n’avait pas une hallucination folle ; il n’était pas sûr… puis il regarda de nouveau Greta, leurs yeux se croisèrent sans se voir, et, plongés tous deux dans la réalité de l’irréparable, sans force, anéantis, ils marchèrent l’un à côté de l’autre, muets.

Toutes voix s’étaient tues ; les capiteuses visions avaient disparu ; la nuit semblait, comme eux, plongée dans un remords, et ils eurent peur d’être seuls ainsi dans cette solitude traversée par le frisson nocturne. Ils marchèrent plus vite, remontèrent la Fahrgasse et se retrouvèrent devant le Hofgarten qui faisait une ombre compacte sous le ciel. Ils le traversèrent d’un pas fiévreux, enfilèrent l’allée de Poppelsdorf et se retrouvèrent arrêtés court devant la petite maison de Hans Friedmann.

— Entrons, dit-elle enfin, d’une voix sourde.

— Oui, répondit Ferrian.

Tous deux franchirent la porte, ensemble, se poussant du coude, craignant chacun d’être le dernier, avec cette terreur qu’une main occulte allait s’abattre sur eux et les rejeter violemment en arrière.

Jacques monta, elle monta ; au premier, la porte du cabinet de travail était encadrée de lumière. Greta s’arrêta un instant, haletante.

— Herein ! Entrez, fit la voix du professeur.

Le père, courbé sur ses paperasses, ne leva point la tête.

— C’est toi, Gretch, dit-il en continuant à feuilleter un manuscrit.

— Ja, répondit-elle d’une voix étranglée.

Alors seulement il la regarda, d’un air étrange :


— Vous êtes restés longtemps à ce concert.

— Ja, répondit-elle encore, presque durement, comme révoltée et enragée à tout dire.

Le vieillard la regarda de nouveau, puis, se levant :

— Et Ferrian ? demanda-t-il.

— Oben. En haut, dit Greta, le ton plus cassant, pressée d’en finir, de dire tout de suite. Elle voulait, dans ses idées honnêtes, s’accuser à l’instant, jeter sa faute fièrement, en être responsable toute seule.

Le professeur alors se leva violemment et, lui prenant le bras :

— Was ist ? Qu’y a-t-il ?

— Jacques, oui, mon amant l

Le vieux devint vert, sa face anguleuse se crispa, ses yeux s’ouvrirent grands, et, accroché d’une main au fauteuil, dressé, superbe, il étendit brusquement le bras vers la porte, d’un seul geste droit, puis, de sa voix frémissante et creuse, ne cria qu’un mot qui vibra comme un tonnerre :

— Heraus ! Dehors !

Greta le regarda une dernière fois, comme pour fixer dans son souvenir cette vision de malédiction et d’épouvante, puis, à reculons, l’œil sec, elle ouvrit la porte et la referma sur elle, tandis que Hans Friedmann s’écroulait de toute sa hauteur sur le tapis.

Elle trouva sur le palier Ferrian qui avait écouté cette courte scène.

— Viens, fit-elle.

— Oui, répondit-il, sans comprendre.

Ils se retrouvèrent dans la nuit plus épaisse et plus effrayante. Jacques suivait la jeune fille. Elle marchait vite. Ils traversèrent de nouveau le parc, et devant l’hôtel de Belle-Vue, Greta fit signe d’arrêter. Elle avait à ce moment l’œil égaré des somnambules. Ferrian lui prit la main, et cette main lui sembla froide comme celle d’un cadavre.

Lorsque Greta eut sonné et que la grande porte de l’hôtel se fut ouverte, un garçon à moitié endormi, portant une lanterne, reçut cet ordre bref :

— Deux chambres, une pour Monsieur, une pour moi ; train de Cologne, demain à cinq heures, vous nous réveillerez.

Le garçon décrocha deux clefs d’un châssis noir, et ils gravirent l’escalier.

Lorsqu’ils furent seuls, Gretta s’assit dans un fauteuil, puis deux larmes débordant soudain de ses yeux, sa froideur se dissolva brusquement, et elle s’abattit sanglotante, la tête renversée. Alors Jacques s’approcha d’elle, se mit à ses pieds, lui prit de nouveau les mains, en lui disant des paroles douces et consolantes :

— « Ne pleure pas, enfant, ne pleure pas, toi la bien-aimée de ma vie, Greta, Gretchen ». Il tâchait de retrouver sa voix enveloppante et câline ; enlaçant la taille de la jeune fille, la bouche tendue vers elle, il plaidait la cause d’amour, et chacune de ses paroles allait vers Greta comme une caresse d’apaisement ; il disait :

— Viens, Gretchen ! demain, nous serons unis ; viens dans mon pays, je te ferai oublier tes peines, je t’aimerai ; tu es ma fiancée et nous serons ensemble dans le temps de l’avenir. Je t’aime, Greta ; nous sommes l’un à l’autre, ma blonde, ma tant chère ! Toi qui souffres, dis-moi que tu pardonnes ! Va ! je tâcherai de faire ta vie exquise et berçante, veux-tu, dis ?

Elle leva sur lui ses yeux noyés de larmes et répondit :

— Je veux ! tu seras mon maître et mon soutien. Je suis tienne, je te pardonne, mon Jacques, mon seul !

Et sur le seuil de la chambre, dans le silence de la nuit, ils se donnèrent un long baiser.

VII

Au début, le voyage des deux jeunes gens fut douloureux. Sans bagages, comme des fugitifs, ils partaient pour toujours. Ferrian, encore étourdi par la rapidité des événements qui, depuis la veille, s’étaient précipités ; Greta, défaillante et tombée à présent, revenue de son énergie factice et d’autant plus brisée qu’elle avait été plus forte. Où allait-elle ainsi, dans l’inconnu, loin de tout ce qu’elle avait connu et aimé, loin pour toujours de la ville paisible où, depuis son enfance, elle avait vécut dans une insouciance de fillette, avec ce vieillard austère qu’elle laissait derrière elle tout seul, broyé par la honte et la douleur ? Sans doute, Jacques régulariserait leur union ; il l’épouserait tout de suite, mais le rigide honnête homme, élevé dans la sévérité de sa conscience, ne pardonnerait pas l’effroyable coup porté par elle avec une froide et cruelle franchise. Il finirait ses jours, plus sauvage sans doute et plus renfermé, fuyant les hommes qui lui demanderaient compte d’elle ; il tomberait abattu par ses douleurs, comme un arbre vieilli qui se penche, de jour en jour, lentement, vers le sol, assommé par le poids de ses branches…

Et elle, Jacques l’aimerait-il longtemps ? Sa passion, n’étaitee point une crise d’un instant qui l’avait poussé vers elle par une inexplicable fatalité ? Etait-elle faite pour cet artiste aux goûts affinés que sa nature d’Allemande presque inculte ne pouvait encore bien comprendre ?

Greta rêvait ainsi, regardant par la vitre de la portière le paysage qui fuyait, les pâtures, les haies, les files de peupliers dressés sur l’horizon, les nuages enfin courant sur l’espace comme s’ils ne voulussent pas l’abandonner, Greta l’Allemande !

Ferrian, qui n’avait point parlé depuis le départ, alla vers elle, s’assit à ses côtés, et, devinant le doute de sa pensée, essaya de lui redire les paroles douces qu’il avait par deux fois balbutiées.

Mais elle, revenue au calme, lui répondit :

— Nous nous épouserons, bientôt, Jacques, et je vous aimerai de tout moi-même, et si vous vous détachez de moi, je me dirai que j’ai commis une grande faute et que Dieu me la fait expier.

— Ne parlons pas de Dieu, dit Ferrian, mais parlons de nous-mêmes. Ecoutez-moi, mon enfant bien-aimée ; je vous ai choisie depuis bien longtemps, Greta, je vous ai appelée de toute ma voix intérieure depuis trois ans de mon existence. Si je suis allé en Allemagne, c’est pour me dérober à une vie qui m’obsédait ; j’aspirais à trouver une femme simple et douce qui m’aimât comme je me promettais de l’aimer ; je vous parle gravement, Greta ; souvent j’ai des spleens, vous ne me connaissez pas ; peut-être vous ferai-je souffrir quelque jour ; je vous le demande, soyez bonne pour le grand enfant qui vous prie de le soutenir ; soyez ma compagne, Gretchen, et si je vous fais pleurer parfois, je vous le promets, je tâcherai, par ma tendresse, de vous faire oublier mes défaillances.

Greta le regardait pendant ce temps, l’œil humide ; elle prenait confiance, heureuse presque de ce qu’il ne se fit pas valoir et que déjà, sans qu’elle le demandât, il se prît à avouer les secrets de sa conscience. Elle éprouva une jouissance ineffable à se dire qu’elle aurait à lui pardonner quelque chose, à se sacrifier pour lui, à mettre sa douceur sur les plaies de ce fantasque qui souvent semblait rire — et pleurait.

Elle souriait à présent, et, heureux, rassérénés, oubliant leur remords déjà lointain à leur égoïsme d’amour, ils eau* sèrent tranquillement comme des amis, arrangeant d’avance leur vie à venir, leur « chez soi ». Lui racontait ce qu’il voulait, son idéal apaisé de vie bonne ; elle, radieuse, avait fait le même rêve ; elle lui dit sa vie, comment elle avait été élevée, dans le goût des choses simples, sans ambitions qu’une famille…

Et leurs pensées ravies dans une ascension de joie future oubliaient déjà le jour passé, la veille d’effroi, la malédiction occulte descendue sur leurs fronts. Leur bonheur, pour avoir été violemment construit, n’en était pas moins durable et la vie s’ouvrait rayonnante et pleine de tendres sécurités.

VIII

Le mariage s’était fait sans bruit. Seuls dans le secret de l’incident de Bonn, les quatre fidèles Kéradec, Carol, Beckx, et Chastel, rappelé de voyage par Ferrian, servirent de témoins.

Le lendemain de la cérémonie, on apprit la mort du professeur Hans Friedmann, mort attribuée par ses confrères de la Faculté de Médecine à la rupture d’un anévrisme.

La douleur de Greta, qui apprit la nouvelle trop tard pour aller ensevelir son père, fut très calme. Par un égo’isme qui eût pu paraître monstrueux à qui n’eût connu la froideur qui avait existé entre le professeur et sa fille, jointe au délaissement dans lequel Hans Friedmann avait élevé Greta, elle n’eut que le regret, non le remords de cette perte. Le professeur lui avait appris à lire dans Curtius et Mommsen, à penser dans Kant et Hegel. Il était tombé victime d’une faute commise par elle, mais ne l’avait-il pas préparée, cette faute, par sa constante indifférence ? N’avait-il pas oublié que la femme a besoin, pour se soutenir, de la femme, et que les mains d’un vieillard sont inaptes à pétrir l’imagination délicate et le cœur d’une jeune fille ? Elle était responsable de la mort du vieillard, celui-ci était responsable de la chute de Greta, et doucement tranquillisée par l’amour de Jacques, sûre désormais de l’avenir, l’enfant pleura des larmes qui ne la brûlèrent point et furent comme des fleurs pieuses déposées par devoir sur une tombe respectée.

La nouveauté de sa vie, d’ailleurs, devait la distraire. Entrée dans une maison de garçon avec ses instincts de femme rangée, elle fut aussitôt prise aux multiples occupations de l’intérieur. Elle vit ce que manquait à la petite demeure coquette : la légèreté papillonnante d’une main de femme, et se livra tout de suite au travail de métamorphose. Elle classa, arrangea, harmonisa les objets, supprimant les loques, les choses inutiles et laides, laissant intactes, en son intuition qui jamais ne la trompa, les choses auxquelles devaient s’attacher une pensée d’art ou un souvenir. En peu de temps, le « home » conjugal fut organisé ; ce n’était plus la garçonnière quasiabandonnée, mais l’intérieur confortable et élégant que Ferrian avait rêvé, et si parfois celui-ci dut replacer un cadre, jeter plus négligemment un bibelot sur une étagère, détruire la symétrie monotone d’une théorie d’assiettes rares sur un bahut, mettre enfin le désordre dans l’ordre rigide, il comprit que sans Greta il n’eût su en arriver comme aujourd’hui à aimer son chez-soi où tout était chaleur et tendresse.

Décidément accroché par ses goûts aux lettres, Jacques écrivit, non plus des poèmes ainsi qu’autrefois, lorsque, comme tous, il avait été pris de la maladie du vers, mais de courtes nouvelles d’abord, un roman ensuite. Nature affinée, il tenta de rendre dans notre langue un idéal harmonique qui l’avait toujours obsédé. Ne se servant que de vocables longs, aux consonnances musicales demi-voilées, il voulait que sa phrase tînt autant de la mélodie que du langage, et c’était encore, avec ses ambitions descriptives, son vieux regret de ne pouvoir manier tous les arts, et son rêve de les condenser tous par l’effort de la plume. Peindre par la description et rythmer par l’accord assonnant des syllabes, rendre en même temps les subtilités de la pensée humaine par des récits calmes sans complications, intéressants seulement par la piste suivie pas à pas des nuances psychologiques, tel était le but de Ferrian. Cette tâche minutieuse et patiente lui convenait d’ailleurs. Aux écrivains d’action il préférait les « étudieurs d’âme », et, d’abord passionné pour les « naturalistes » dont il adopta un instant comme évangile les étroites théories, il ne tarda pas à s’apercevoir combien leur méthode est faite de procédés, combien l’assimilation en est facile, combien surtout ils s’attachent au décor dont ils font la force motrice de leurs types humains, par une inconsciente déviation du sens de la vie.

Il était retourné aux œuvres de fiction où l’artiste constamment se montre avec ses passions, ses partis-pris, ses sublimes erreurs et surtout sa vision agrandissante des réalités. Il lut et relut surtout Barbey d’Aurevilly, aimant la folie, l’invraisemblance de ses romans, sous lesquels il démêla une vérité intérieure bien plus grandiose que chez les autres, parce qu’elle se fait jour à travers la partie la plus immatérielle et la plus fugace de l’homme. Pendant longtemps il eut aussi l’obsession de Baudelaire, ce maladif qui semble marcher dans un perpétuel cauchemar pareil à une seconde vue, et qui, noyé dans des paradis artificiels, voyait dans les obscurités et les mystères.

Ferrian aussi voulait faire une œuvre, un livre, il ne savait quand, un jour, dans longtemps, n’importe ! mais un livre où il eût discerné les bizarreries fantasques de son être, où il eût créé une figure immortelle qui n’eût été que lui-même — mais pour lui-même seul — à l’insu du monde.

Ne croyant pas à son génie, tout au plus à un talent ordinaire doublé d’énergique volonté, il se fortifiait pourtant dans cette espérance fragile qu’après lui — qui sait ? — il laisserait une page, une seule, survivante dans le temps.

Qui dira la souffrance de ces hommes qui, inconnus ou méprisés de ceux qui les entourent, se crucifient sur le Calvaire de l’art, et voient saigner leur plaie, à chaque instant rouverte par une lame glacée d’indifférence et de gouaillerie ? Le tourment du chef-d’œuvre est le pire des tourments ; il est fait d’une incertitude meurtrissante que rien ne pourra calmer, et l’artiste descend dans la terre, parfois acclamé, rarement compris comme il eût voulu l’être, comme il avait le droit moral de l’être, avec cette angoisse qu’il emporte avec lui peut-être, au gouffre sans fond de la mort, l’œuvre qu’en la discrétion de lui-même il avait espéré immortelle. Le moindre et le plus modeste a plus d’orgueil qu’un empereur des mondes et Ferrian, dans un moment d’enthousiasme, l’avait un jour dit, le front haut : « Non, je ne suis pas modeste, je ne veux pas ; il n’y a que les sots conscients de leur sottise qui le soient ; j’ai l’orgueil immense de mon esprit, je m’admire, oui », et il rappelait le mot superbe de Préault : « L’artiste, c’est celui qui voit plus loin et plus haut que les autres. Voyez-vous cette étoile ? » dit-il au vulgaire, « non ? Eh bien MOI, je la vois ! »

Greta comprit cette ambition immodérée de son mari, et certes elle eût craint d’être abandonnée un jour au profit de l’art, si elle n’eût aussi compris que ce tourment du chefd’œuvre est précisément ce qui fait l’homme plus sensible. Aux heures de spleen, lorsqu’il doute et se décourage, c’est dans la tendresse qu’il se réfugie ; son amour alors est si intense, il se réveille si vivacement d’une somnolence qui n’est jamais l’oubli, — l’artiste n’oublie pas, — ses caresses ont un élan tel, que c’est pour la femme aimée une volupté infinie de délicatesses et de douceurs. Car il aime mieux que les autres, il comprend mieux la femme parce qu’il tient d’elle ; sa nature rendue subtile par l’art, s’harmonise à la nature féminine — subtile originellement. Le besoin d’aimer s’unit au besoin de créer, et c’est du repos intérieur de la vie que sortent les œuvres durables, sinon par leur grandeur, au moins par leur sérénité. Il y a deux sortes de productions : celles écloses dans le calme et qui délassent, et celles qui ont germé, fleurs maladives, dans les soubresauts de vies désordonnées ; ces dernières ont un charme malsain, elles sont le produit d’une époque de décadence apparente mais demeurant superbes, car elles incarnent les névroses les plus aiguës et, par suite, les plus réceptives ; mais elles ne conviennent qu’aux esprits atteints du même mal, et le moment arrive où l’on demande à se reposer dans une paix artistique que fatalement amènera l’époque suivante. Ainsi, après avoir vu Rops, on goûte mieux les Primitifs, de même après Baudelaire on apaise son cœur sur les moins savantes harmonies de Lamartine.

Telles étaient les idées littéraires de Jacques Ferrian, et il était tout naturel qu’il cherchât une formule simple, de cette simplicité voulue qui est le comble de la complication, en ce sens qu’elle est occulte et ne trahit pas le labeur qu’elle exige.

IX

Ferrian se mit à l’ouvrage avec d’autant plus d’acharnement que son ancien entourage s’était séparé de lui. A son retour, il avait reçu de Pierre Marius une lettre, datée de La Trappe, dans laquelle celui-ci lui annonçait son entrée au couvent. Jacques ne fut point étonné de la nouvelle. Il connaissait assez son ancien compagnon pour comprendre sa brusque décision, précipitée encore par l’absence de Ferrian.

— Cela devait être, dit celui-ci à Greta. Marius n’était pas fait pour notre vie, et si le cloître ne lui interdit pas la peinture, je parie qu’il est heureux. L’Art et Dieu, c’était sa double tendresse.

Jacques vit en pensée son ami vêtu de la robe de bure, le capuchon relevé, peignant des fresques aux murs blancs d’une chapelle ; il se le représentait debout sur un échafaudage, dans l’ombre des colonnes, dessinant des vierges et des séraphins suspendus en théories ployées sur des nuages, dans la contemplation du ciel ; il l’invoquait perdu par les hauteurs, tournant parfois la tête vers le tabernacle entouré de cierges, ou fixant les yeux sur la lampe toujours allumée qui, dans les églises, est comme un balancier mystérieux arrêté à l’heure de la mort divine.

— Oui, il doit être heureux, bien heureux !

Et le cœur de l’ami allait vers l’ami qu’il savait plongé dans la jouissance profonde d’une double et perpétuelle adoration.

Chastel, lui, toujours fantaisiste et toujours jeune, était, le lendemain du mariage, reparti pour le Rhin en destination de sa dernière étape, pris à cette idée fixe de remonter le fleuve jusqu’au Mont-Blanc. Lui qui s’était moqué tant des Guillaume Tell en bois, des chromolithographies naturelles et des glaciers en sucre, allait là-bas sans s’en douter, saisi par la fatalité suisse à laquelle on n’échappe pas.

L’intimité ne fut donc pas troublée, et Ferrian ne le regrettait point. Il était bien agrippé par son livre à venir et dans l’enfantement de son œuvre, s’aperçut à peine de la désertion de ses anciens camarades.

La tendresse, toujours égale et forte de Greta complétait sa vie et il eut pour la première fois la conscience d’avoir réalisé ses rêves et d’être heureux.

Le bonheur est fugitif — c’est un lieu commun de le dire — et pourtant on n’est pas juste envers lui. Une heure, une minute de joie dédommage d’un mois de douleur, et la douleur elle-même est rarement aussi cuisante qu’on se la figure. L’homme est tenté de grandir sa peine à un idéal de peine qu’il s’est organisé ; d’une tristesse il fait un désespoir et d’une larme un sanglot. Le stoïcisme et la résignation sont devenus si rares, que souvent on se croirait au milieu d’une foule de désolés passant dans la vie comme des martyrs.

Ferrian avait trop vu et trop vécu, trop scruté sa consciencce pour ne pas s’apercevoir que chacun de ses vœux de jeunesse s’était réalisé, et la conviction de son bonheur aidait à rendre celui-ci plus inaltérable encore.

Jamais il ne parlait de Bonn à Greta ; lorsque la préoccupation de son livre ne tenait pas trop Jacques, il avait avec elle de longues discussions enjouées dans lesquelles il se livrait à elle comme elle à lui, achevant tous deux de connaître le fond d’eux-mêmes, se découvrant d’heure en heure, unis chaque minute davantage.

Lorsqu’elle était seule, la jeune femme restait certains jours pensive ; elle songeait à l’orage qui l’avait soudainement jetée dans sa nouvelle vie ; ce n’était qu’un rappel sans regret et comme une évocation tranquillisante qui lui faisait mieux goûter la douceur du présent.

X

Entrez. — Ce n’est personne ! C’est moi, bonjour ! — Marius ! toi, mon brave, mon vieux ! Du diable si je m’attendais à cette surprise, assieds-toi là bien vite, campe-là ton manteau, comment vas-tu ? Assieds-toi donc, il y a une éternité… j’ai appris que tu étais entré dans les ordres, comme un sacré calottin que tu as toujours été ; oh ! je m’y attendais, va !

Les traits du moine s’étaient amaigris ; avec sa longue barbe noire et sa face anguleuse, il ressemblait à quelque farouche inquisiteur, n’étaient ses yeux calmes qui semblent s’être reposés toute une vie sur un coin du ciel. — Alors tu es heureux ?

— Oui, Jacques, tu sais, nous sommes un peu des soldats, nous autres, et pour moi, j’aime ma garnison.

— Tant mieux, tant mieux… Tiens, ça me fait un drôle d’effet de te voir dans ce costume, il y a longtemps, au fait…

— Oui, sept mois que je le porte, mon cher, et il n’est pas trop lourd.

— Je me souviens, tu étais déjà pieux au collège, même je t’embêtais rudement en te parlant de femmes, te rappelles-tu ?

— Si je me rappelle ! Farceur ! Ce n’est pas toi, en effet, qui aurais abusé de la messe ; tu avais des romans reliés comme des paroissiens romains ; le brave surveillant te croyait en prière !… Enfin !… Tu es marié ! •

— Oui, j’ai épousé une Allemande.

— Et cela va bien ?

— Très bien, oui, Greta est très aimante et très aimée, mais depuis quelques jours elle m’inquiète un peu ; à certains moments elle est toute pensive, à croire qu’elle regrette quelque chose… ou quelqu’un.

— Ah ! est-elle un peu moins mécréante que toi, scélérat ?

— Oh ! non ! tu sais, je n’aime pas l’église ; elle n’y tient pas non plus ; cela s’arrange à merveille.

Le prêtre poussa un soupir.

— Cela te fait de la peine, mon bon Pierre ; ce n’est pas ma faute, si je ne crois plus.

— Tu as donc cru ?

— Comme tout le monde, puis c’est filé tout à coup, à partir du jour où, m’étant occupé d’art, j’ai vu. Un matin, je me souviens, j’étais à Sainte-Gudule : un prêtre disait la messe ; le croirais-tu, en une minute, j’ai tout renié, parce que sa chasuble était de travers ! Il m’a semblé que les vitraux avec leurs grands guerriers gothiques s’enflammaient de colère ; puis, le prêtre s’est tourné avec impatience vers l’enfant de chœur qui ne lui apportait pas assez vite les burettes ; j’ai cru voir un comédien manquant sa réplique par la faute du souffleur, et pour ce rien, je suis parti furieux contre cet homme qui me volait mes derniers respects.

— C’est puéril.

— Eh non ! le décor, mon cher, le décor ! Une belle messe, bien dite, hiératiquement, au milieu de belles verrières, au son d’une belle musique, fera plus de croyants que tous vos catéchismes ! Te souviens-tu du père Golen, au collège de Namur ? Ce bonhomme-là avait une façon de chanter le Pater Noster, qui vous donnait le frisson ; je ne l’ai jamais oublié !

— Allons, allons ! je vois bien que tu es demeuré le même. Du paradoxe encore et toujours ! Et les amis d’autrefois, les vois-tu ? Beckx !

— A la Royale, tous les soirs. Je ne le vois plus.

— Carol ?

— Idem.

— Chastelî

— En voyage.

— Kéradec ?

— A lâché la peinture pour la politique socialiste !

— Total zéro, mon pauvre Jacques, nous voilà bien éparpillés dans la vie, et nous étions fous avec nos beaux projets de dîners et de banquets d’anniversaire !

— Oh ! oui les anniversaires, flûte ! Des deuils périodiques ! Nous nous retrouverons aux enterrements… et encore ! on s’y enrhume.

— Mauvais cœur !

— Pourquoi ? Que me sont-ils, en somme, à présent ? Je suis heureux lorsque je les revois, car ce n’est pas eux qui me visitent, c’est mon passé, et celui-là, je les défie bien de le prendre et de le mettre en terre. Tiens, voici ma femme. Greta, je te présente un de mes bons amis d’autrefois, Marius.

— Je suis heureuse de vous serrer les mains, monsieur, dit Greta avec un sourire très doux, Jacques m’a souvent parlé de vous comme d’un des plus fidèles compagnons qu’il ait eus.

— Ce sont nos épouses qui nous ont séparés, madame, j’ai l’Eglise, Jacques vous a, et si je suis heureux de mon lot, je suis sûr, en vous voyant, qu’il est bienheureux du sien.

— Oh ! oh ! cria Jacques en riant, voilà Marius qui devient « dix-huitième » ; je vous salue, l’abbé de Bernis, ajouta-t-il en se prosternant.

— Vous dînez avec nous, en famille, n’est-ce pas monsieur, dit Greta.

— Je ne résiste pas une minute, madame, cela me réchauffera le cœur.

— Tu en as donc besoin ?

— N’en a-t-on pas toujours besoin ? fit Marius d’une voix grave, pour nous autres prêtres la vie est plutôt faite de paix et de tranquillité que de joie, et l’on se reporte volontiers et sans le vouloir, au temps où elle était plus bruyante, mais aussi moins solitaire.

— Oui, ajouta Greta, je crois qu’on regrette toujours quelque chose…

— On a tort, madame, le simple souvenir réconforte et le regret décourage. « .

— Est-on maître de son âme ?

— Ceci est presque l’aveu d’une peine et je vous dirai alors — comme avis de prêtre ce ne sera peut-être pas trop prudhomme — que les devoirs doivent être au dessus de ces regrets…

— Ta, ta, ta, interrompit Ferrian, nous ne sommes pas ici pour philosopher. A table ! Gretchen ! Donne-moi la clef de la cave.

XI

Si tu savais, mon brave, comme c’est drôle de te voir ainsi accoutré ! Tiens ! je regrette tes longues redingotes d’huissier du bon temps ! Te rappelles-tu ? Et gaîment revinrent les souvenirs de la vie de jeune homme.

— Bah ! fit Jacques, on chante toujours qu’on est dégoûté de la. vie seule, et lorsqu’on est marié, je t’assure qu’on la regrette rudement, parfois.

— Dis donc, Jacques, tu es aimable, dit Greta en riant.

— Enfin ! c’est ainsi ! Ah ! je me souviens ! Quand je faisais le dégoûté, que j’avais un air éteint, vidé… Mais, mon cher, une promenade aux champs m’aurait retapé pour six mois ! Vois-tu, nous sommes tous trompés par la minute ; qu’il nous arrive une fatigue physique, vite ! nous nous « montons le coup » et nous nous figurons que nous serons toujours éreintés ainsi, que nous sommes usés, qu’il n’y a plus rien à tirer de l’existence. Excuse-moi, Madame Ferrian, mais les artistes sont fous de se marier. Moi, j’ai eu de la chance — et encore, ajouta-t-il en embrassant Greta !… L’artiste est un oiseau qui doit être libre, qui doit pouvoir vivre d’une croûte, sans se préoccuper d’un nid à nourrir, ni d’une oiselle… fixe à caresser !

— C’est peut-être vrai pour quelques-uns, dit Marius, mais à d’autres il faut la tranquillité, le recueillement…

— Mais, sacré animal ! Comment veux-tu qu’on se recueille et qu’on pense, lorsqu’il faut payer sa servante, vérifier des comptes et se demander constamment si oui ou non l’on pourra lier les deux bouts ! Cela, parce qu’un beau jour on s’est fichu dans la boule qu’il était temps d’avoir une descendance de petits bonshommes qui vous piailleront aux oreilles pendant que vous cherchez dans les nuages une rime d’or ou une étoile !

— Eh bien ! et toi ?

— Oh moi ! dit Jacques d’une voix lente…

Et comme le dîner venait de finir, il se leva de table.

XII

Lorsque le moine fut parti, Greta songea longuement à ce qu’il avait dit. Elle ne comprit pas qu’elle se fût laissée aller à ternir d’une ombre sa joie, et s’accusa d’ingratitude envers Ferrian. Ne l’entourait-il pas toujours des mêmes tendresses, avait-il jamais failli ? Parfois il semblait oublier qu’elle existait, perdu dans son livre qui de jour en jour prenait une forme décisive, une unité qu’il polissait sans cesse davantage. Mais lorsque, fatigué de la tâche prolongée tard dans le silence des nuits, les yeux cernés et la gorge sèche, il relevait la tête et dégageait son esprit de l’œuvre inachevée, il avait pour Greta une sollicitude paternelle qui ne se démentait pas. Il lui parlait avec une gravité douce, continuant son sacerdoce artistique, lui lisant les pages les plus envolées des poètes et souriant de la voir de plus en plus éclairée à la rayonnante lumière du Beau.

Pendant la période qui suivit la visite de Marius, elle fut heureuse et insouciante, mais une gêne semblait de loin en loin la tourmenter comme si un poids occulte eût pesé sur son cœur. Des ressouvenances vagues de choses qui ne sont plus lui donnèrent des songeries dont elle ne saisissait point la cause, et parfois elle se rappelait ce mot qu’elle avait dit un jour, sans en bien comprendre tout le sens :

— Ne regrette-t-on pas toujours quelque chose ?

Ce quelque chose que, sans le connaître, elle regrettait, c’était le ciel de sa jeunesse ; et, comme la fleur transplantée qui se fane, elle songeait à la terre d’autrefois.

Lorsque accroché à la Fée verte, l’homme a, pendant de longs mois dégusté ses poisons, quand l’absinthe bien-aimée a fait trembler ses phalanges, allumé dans ses yeux les flammes folles de l’hallucination et subtilisé ses sens, il peut, par une volonté violente, rejeter loin de lui la passion qui le tue. Mais que, presque guéri, il boive par faiblesse une seule goutte de la liqueur amère, l’ivresse remontera à son cerveau, rivresse des anciennes absinthes, et les visions de la névrose reviendront, et ses mains trembleront encore et son esprit de nouveau sera saisi par le poison vert — irrémédiablement.

Ainsi, lorsque Greta se rappelait une minute de son passé, tout le passé revenait, tournoyait autour d’elle, l’accablant de ses douloureuses évocations, et l’enfant souffrait d’être ingrate à l’aimé dont une for^e irrésistible l’éloignait d’heure en heure.

A présent, elle évitait Jacques pour qu’il ne vît point qu’elle avait pleuré ; ses meilleurs instants furent ceux où elle restait seule, quand tout bruit s’éteignait et que Jacques, dans son cabinet de travail, souffrait son livre ; elle pensait alors aux époques abolies, ne résistant parfois une minute, que pour se replonger bientôt dans son ivresse du lointain et son bonheur d’autrefois.

Jacques ne s’aperçut pas tout de suite de cette transformation qui s’opérait avec une vertigineuse rapidité ; il attribuait le mutisme de Greta au travail lent qu’il croyait avoir provoqué par son initiation, et, sans se préoccuper de voir sa femme pensive, il laissait au temps le soin de dissiper son trouble.

XIII

Un matin retentit dans le vestibule un vigoureux’coup de sonnette. Jacques se réveilla en sursaut ; des éclats de rire suivirent, tandis que la porte du salon s’ouvrait. La voix de Greta se mêlait à une grosse voix inconnue. Ferrian s’habilla et descendit.

o Jacques, c’est Friedrich Rœhre, tu sais, mon cousin Fritzchen, le hussard ! Oh ! il parle français très bien, n’est-ce pas, Fritzchen ? »

— Très heureux de vous recevoir, monsieur ; Greta parle souvent de vous ; nous dînons ensemble, n’est-ce pas ?

Le cousin était un beau grand gars, à la figure joufflue, un peu bête, qui tournait son chapeau dans ses fortes mains de soldat, en balbutiant quelque chose : « Très content… oui… j’ai un congé… alors j’ai pensé que Gretch serait heureuse… il y a si longtemps, n’est-ce pas ?… »

— Oui, oui, eh bien, vous êtes notre hôte ; bavardez ensemble ; Greta vous montrera la ville, et ce soir nous boirons à l’allemande ; cousin, à plus tard.

Restés ensemble, Gretchen et Fritzchen ne s’arrêtèrent plus de parler. Ce fut une pluie de souvenirs. Elle demandait si Bonn existait encore ; lui racontait qu’il y avait passé quelques jours, qu’il avait retrouvé des camarades, fait des visites aux professeurs du Gymnasium. Et Clara Zebacher qui s’était enfin mariée. Et Frau Hillemann qui avait deux enfants de plus. Et les vieux Kiihne morts à trois jours d’intervalle. La grande fête universitaire avait eu lieu cette année sur le Kreuçberg, et l’on avait bu, mais bu ! Le docteur Georg était revenu ivre-mort !…

— Et Karl Grah, il se bat toujours en duel ?

— Encore la semaine dernière à la Sandplatç ; huit épingles !

— Donnerwetter !

— Il y a eu une Kneipe énorme après.

La journée se passa en causette. Au dîner, Ferrian parla peu, resta pensif. Lorsque le café fut servi, Greta ouvrit le piano :

— Fritz, chantez une fois [ein Mal) l’Absence, de Wenzel Millier.

Le cousin chanta cet air très simple et triste comme une complainte avec l’éternel adieu que chaque couplet répète : So leb’denn wohl, du stilles Haus !

Il chanta encore le Weine nur nichtl de Weber, le Rheinlied, de Kunze, puis les couplets à boire : Crambambuli, Gaudeamus, Vive la Compagneia ! Von hoh’n Olymp, et Greta disait : encore ! encore !

XIV

Lorsque son livre fut achevé, Ferrian éprouva un irrésistible besoin de se détendre, de se reposer de son œuvre, et proposa à Greta, un soir, d’aller passer la saison à Ostende.

— A Ostende, fit-elle avec une moue, il y a tant de monde là ; il y a mieux à trouver ; tiens, ajouta-t-elle en éclatant d’un rire faux, si nous allions plutôt à Bonnl

Jacques pâlit ; ce nom seul de Bonn lui rappelait la scène la plus poignante de sa vie, la scène qu’avec acharnement il avait voulu arracher de sa mémoire. La nuit sombre du départ descendait à ce mot dans tout lui-même, et il eut horreur du souvenir, du remords éveillés soudain par celle qui eût, comme lui, dû l’effacer d’un coup d’oubli.

Il regarda Greta, et, se levant, dit non, d’une voix dure. Puis il quitta la chambre sans rien ajouter.

Dès ce soir, Ferrian se renferma, le cœur meurtri, la joie éteinte. Ni aversion, ni révolte : le découragement seul de s’être trompé et de n’y rien pouvoir. Un mot, un seul, de celle qu’il avait crue la perfection de la délicatesse dans l’amour, et tout disparaissait, tout sombrait, tout s’écroulait. C’était encore, songea-t-il avec un sourire douloureux, la chasuble de travers du prêtre de Sainte-Gudule ! II reprit le manuscrit qu’il avait abandonné, et se mit à le remanier, à le bouleverser. Il y jeta les bouffées de désespoir qui souvent l’enveloppaient aux heures vespérales ; il se sonda plus encore, écrivit avec le sang de son cœur et le fiel de ses dégoûts. Son livre peu à peu devint le poème de la solitude, le chant douloureux de l’illusion brisée.

Comme certains nocturnes de Chopin, ce fut une œuvre de douceur au milieu de laquelle, ainsi qu’en des spasmes, râlaient des amertumes funèbres. Désormais, il ne songea plus à publier ce roman devenu inégal, fou, détraqué. Il en avait l’égoïsme et relisait avec une intense volupté les pages où il se retrouvait, comparant son existence à une plante rare dont les fleurs, superbes d’abord et royalement ouvertes sous le ciel, se seraient effeuillées en une nuit de froidure.

C’étaient encore des pages gaies qu’il avait laissées intactes et dans lesquelles toute une joie débordait, un hosannah à la vie, à la gloire.

Un passage inachevé disait :

« Bonheur ! je t’ai trouvée, ma Blonde, toi que j’ai tant cherchée et que j’appelais, et qui ne venais pas ; je t’ai trouvée, toi l’Enfant que je voyais au fond de moi-même et dont la main dans l’ombre venait me caresser dans mes nuits de dégoût et de mélancolie. Je t’ai trouvée, ma Vierge, ma Chaste, ma Bien-aimée, et nous serons l’un à l’autre dans le temps de l’avenir. Bonheur ! Sois bénie et sois adorée ; je trouverai pour te parler des mots qui seront doux comme des musiques et subtils comme des parfums ; je t’aimerai comme un oiseau dont les ailes sont fragiles, et mon cœur, ce papillon fixé par une épingle à ton cœur, inventera pour toi des joies inconnues de tendresse caressante et délectable.

« Je t’ai trouvée, ma Pure ! toi qui laveras mon âme du passé et reposeras mon être des fatigues de la vie évolue. Va, je serai bon, parce que ma bonté me vaudra tes sourires ; je serai pur, parce que je voudrai ressembler à ta blancheur ; je tuerai ma jeunesse pour faire vivre à tes yeux pers l’homme que peut-être tu as baisé dans tes rêves de jeune fille, — et je viendrai à toi, ma Bien-aimée, et je te dirai :

« Je suis làl Dis-moi dans quelle langue je dois te parler, et pour toi je découvrirai des idiomes plus assoupis que le bruit du vent dans les feuilles et des cigales dans les blés. Je fouillerai tous les dialectes et j’improviserai des phrases si berçantes que tu me diras de clore mes lèvres pour ne point mourir de leur mystique volupté.

« Dis-moi de me mettre à tes pieds, et je te regarderai dans les yeux et nous nous parlerons sans rien dire, ô Greta, Gretchen ! et les mots que nous ne prononcerons pas auront des rayonnements d’étoiles, et nous croirons entendre de lointaines mélodies voilées et rêveuses….

« Viens ! je t’ai attendue si longtemps et si longtemps appelée. Je criais ton nom dans le silence de mes spleens, et ta voix ne répondait pas à ma voix.

« Et maintenant, ma Perle, te voilà. Tes yeux se sont abaissés sur moi, tu m’as dit : je suis Tienne.

« Sois ma Fiancée, ma blanche Fiancée à toujours, et que ces mots, que je prononce ainsi qu’une prière aux Madones, aille à tes lèvres comme l’éternel baiser de mes joies ! »

Et lorsque Jacques Ferrian relisait ces pages, la nuit solitaire entendait ses sanglots, et tard, très tard, il se retrouvait ainsi, parcourant pas à pas, dans son livre, le chemin du passé.

XV

Croyez-moi, mon pauvre ami, le temps et la débauche sont deux grands remèdes ; le cœur s’engourdit à la longue, et c’est alors qu’on ne souffre plus. Cette vérité n’est pas neuve, et je reconnais qu’Alfred de Musset vous l’eût beaucoup mieux accommodée ; mais de tous les vieux adages que, de génération en génération, les hommes se repassent, celui-là est un des plus immortellement vrais. Cet amour pur que vous rêvez est une fiction comme l’amitié ; oubliez celle que vous aimez pour une coureuse. Cette femme idéale vous échappe ; éprenez-vous d’une fille de cirque qui aura de belles formes.

« Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de morale, rien n’existe de tout ce qu’on nous a enseigné de respecter ; il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possibles, en attendant l’épouvante finale qui est la mort.

« Les vraies misères, ce sont les maladies, les laideurs et la vieillesse ; ni vous ni moi, nous n’avons ces misères-là ; nous pouvons avoir encore une foule de maîtresses, et jouir de la vie.

« Je vais vous ouvrir mon cœur, vous faire ma profession de foi :

« J’ai pour règle de conduite de faire toujours ce qui me plaît en dépit de toute moralité, de toute convention sociale. Je ne crois à rien ni à personne, je n’aime personne ni rien ; je n’ai ni foi ni espérance.

« J’ai mis vingt-sept ans à en venir là ; si je suis tombé plus bas que la moyenne des hommes, j’étais aussi parti de plus

haut… »

(az1yadé. Extrait des notes et lettres dun lieutenant de marine anglaise).

Ferrian lut très lentement ce passage et demeura pensif…

XVI

Le temps et la débauche sont deux grands remèdes. »

Est-ce vrai ? N’est-ce pas vrai ?

J’ignore…

Nos rêves, partis du cœur, se sont envolés dans la nuit et nous ne souffrons plus vraiment que lorsque ce cœur, arraché de nos poitrines, les a suivis, ces rêves, par delà les espaces sans bornes où rien n’existe, où rien ne vit, où rien ne sent…

Ne plus sentir. Être comme les statues de marbre qui, dressées pour toujours en haut des colonnes, regardent sans cesse d’un œil qui ne voit point, quelque chose là-bas, dans l’infini.

Ou bien sentir, mais sentir par le corps, ainsi que les bêtes, s’assouvir dans les caresses matérielles qui font la tête lourde et suscitent aux longs sommeils qu’aucun rêve ne trouble. Laisser filtrer goutte à goutte de soi-même l’intelligence, et ne plus dire qu’un mot : C’est bon ! Dans une immense forêt, où la lumière diaphanise les feuilles, où toutes les vies cachées ont l’air de sommeiller sans voix et sans bruit, où l’automne tiède et mélancolique frissonne dans le rêve isolé des branches, — m’anéantir, me mêler aux feuilles mortes au milieu d’une clairière, être enseveli sous les larmes jaunes des arbres, et ne plus être, participer à l’évolution des choses, m’éparpiller, un soir d’hiver, lorsque la rafale fera tourbillonner la neige parmi les débris où j’aurai reposé mon corps, être parcelle et faire le voyage infini pour renaître où les brises me porteront, dans la sève d"un radieux printemps nouveau…

Pourquoi Werther s’est-il brûlé la cervelle, puisque cela fait mal ?

Est-ce que je souffre ? C’est doux de souffrir, pour causer avec soi-même et se dire : « Je te plains ».

C’est ce soir la reprise de Sigurd… pourvu qu’il y ait encore de la place !

« La Walkyrie est ta conquête
Et ne crains pas qu’elle regrette
Prè—è—s de toi les palais des cieux. »

Jacques Ferrian se berçait en sa détresse, la trouvant douce et la trouvant exquise. Il avait bon de se sentir le cœur martyrisé dans une erreur de destinée folle qui tout à coup était venue et tout à coup était partie. Puis, sentant qu’il n’y avait rien à faire, et que c’était irrémédiable, et qu’il était lié pour la vie, un désespoir immense le prit. Il ne voulait pas dire sa douleur cependant. Aucun parent, aucun ami ne reçut la confidence de son âme blessée et trompée ; il garda pour lui, comme un crime, sa secrète souffrance ; il fut heureux presque d’être malheureux sans qu’on le sût, de gémir dans le silence, de se savoir amaigri, émacié, souffrant de corps autant que d’âme, car il avait senti en lui naguère, au beau temps des ambitions, des rêves fous, des adorables désirs, une soif de joie et de tendresse. Il avait voulu se faire aimer et se faire comprendre… Il avait tant crié, pleuré dans le tourment de sa continuelle solitude, pour arriver à la suprême et infinie délectation, et maintenant il se trouvait perdu dans un abîme de néant et d’indifférence. Il retournait à la pensive contemplation de lui-même, avec, dans sa vie, un rêve de moins et un regret de plus, avec l’irrémissible plainte de sa jeunesse abolie et son avenir tombé.

XVII

Délaissée par sa faute, Greta ne se plaignit pas. Au contraire elle aimait sa solitude. A présent, elle restait de longues heures silencieuse, regardant un point à l’horizon, fixement, avec le chimérique espoir de faire venir vers elle par un intense effort, un peu du paysage, un peu du home qu’elle ne pouvait revoir. Elle se disait aussi des mots allemands, d’une voix très assourdie pour leur donner plus de douceur, s’écoutant dans l’ombre comme si d’invisibles amis fussent là, près de son oreille, à lui chuchoter des choses tendres et mélancoliques. Puis elle allait au piano et jouait des phrases de Beethoven alternées à des phrases de Strauss, voulant, par la magie des gammes, par la plainte des accords, par la cadence du rythme, fondre l’âme du maître sombre des symphonies à l’âme du maestro joyeux des valses.

Un soir — à la clarté jaune du soleil qui commençait à disparaître derrière les toits — Greta songeait, perdue dans son obsédant rêve, le regard immobilisé, le corps anéanti dans une prostration désolée, lorsque tout à coup, éveillée en sursaut, elle tendit l’oreille. De la rue, un son criard montait, une complainte d’orgue de barbarie vinaigrant des notes tantôt claires et dures, tantôt ronflantes, plaintives presque…

Et c’était l’air du Rhin, le « Loreley-Lied » dont les phrases, à travers le burlesque instrument qui les psalmodiait, lui pénétraient pourtant l’âme de leur sanglot. Tout revenait encore, Gott ! Gott ! Elend ! comme un appel de la terre aimée, une plainte d’absente, un soupir de mère qui agonise et supplie Loreley ! oh ! Loreley ! roche grise qui baignes tes pieds de pierre dans l’eau verte du Rhin, Loreley ! nymphe mystique, blonde nymphe d’Allemagne, Loreley ! toi qui déroules ta chevelure d’or clair et que le pêcheur contemple, en extase ! Loreley ! Loreley !

La musique allait, gémissante, avec des notes fausses qui giglaient, qui se cassaient comme des cordes, des sifflements de cœur qui se brise, des râles de mélodies qui se meurent, Loreley ! des crépitements, des saccades, qui s’entrecoupaient de longues notes plaintives, Loreley ! Là-bas, loin dans le passé, dans l’inoubliable ! mon Dieu ! mon Dieu ! pitié ! pitié !

Et le bonhomme tournait, tournait toujours sa mécanique, remuant et perçant comme une vrille l’âme de Greta, de Greta Friedmann, de Greta l’Allemande !

Cet air semblait un cri lointain venu des rochers pensifs de la patrie ; un large éclair traversa la pensée de Greta, lui montrant dans une nappe de lumière blanche, le pays, les heures évolues, les promenades lentes sous les tilleuls et les grands marronniers des jardins, les musiques enveloppantes ainsi que des fumées de mélodie, et voguant en longues bandes parmi les feuilles remuées aux brises…

Alors, tout n’était que douceur, que simplicité, que calme vie à travers une nature apaisée et reposante. Les montagnes baisées par les nues roses, le fleuve aux eaux roulées mollement, les pierres écroulées et verdies de mousse, les radeaux descendant le Rhin d’une allée insensible et paresseuse, toutes ces choses abandonnées et non revues s’évoquaient à la jeune femme dans un demi-jour d’automne, poétisées par la distance et purifiées par le temps. Ses souvenirs s’étaient fondus en elle, et, pour son esprit mélancolisé par une inexprimable nostalgie, il semblait que les ballades, les poésies mystérieuses, les peintures pâlies, les musiques traînantes fussent la réalité, cette réalité disparue et transformée par un long et douloureux regret.

Ce Loreley-Lied, elle se souvenait si bien de l’avoir entendu par l’orchestre des concerts de chaque semaine, sous les arbres du Kley-Garten. Elle écoutait encore les violons chevrotant comme un être humain qui pleure, et donnant à la simple musique de Silcher l’intense émotion des ballades ; avec eux elle avait dit, en sourdine, les dolentes paroles de Heine : — « Je ne sais pourquoi je suis si triste… L’air est glacé, le jour s’efface, le Rhin coule doucement et les pointes des montagnes disparaissent dans la nuit qui tombe… »

« Je ne sais pourquoi je suis si triste l… »

— Parce que les douceurs mortes ne revivront point et que la solitude désole mon âme…

« La nymphe adorable est assise au faîte de la roche, sa tunique lumineuse rayonne, elle déroule sescheveux d’or…m

— Qu’avait-elle encore à faire au monde, seule, avec l’étreinte de ses peines ? Pourquoi n’irait-elle pas au delà de la vie, dans le rêve phosphorescent des étoiles et la neige diaphane des voies lactées, pleurer ses amours et ses joies finies ?

« Elle déroule ses cheveux d’or et chante un Lied dont la mélodie tremble et sanglote… »

— Pourquoi resterait-elle dans l’abandon morne de sa pensée ? Pourquoi ne prendrait-elle pas son vol d’hirondelle blanche vers les hauteurs sereines d’où peut-être elle reverrait le Rhin glissant entre les montagnes.

« Le batelier, de son bateau, la regarde avec extase… »

— Elle descendrait, la nuit, reposer l’ombre d’elle-même au bord de l’eau verte, où brillent, comme des joyaux oubliés, les cailloux aux reflets d’astres.

« …// ne voit point les écueils et son regard est fixé sur la nymphe blonde. »

— Et quand les brouillards sur les eaux d’émeraude se seraient allongés comme des rêveries expirantes, elle poserait ses pieds sur la terre grise des bords, et reverrait la place où l’amant est venu. Il est venu, la voix triste, la voix douce, la voix étrange, et il a dit : « Viens toi, la bien-aimée de ma vie, nous nous aimerons sous les étoiles ». Et il a dit encore : « Viens Greta, Gretchen, ma Mienne, ma blonde Liebchen… »

« Les vagues ont englouti le batelier, car la Loreley n’a pas abaissé sur lui ses yeux… »

— Elle baisera la trace reparue de leurs pas dans le sable, et remontera se mêler aux nuages, et son ombre plus pâle qu’un souvenir et plus pâle qu’une espérance, roulera dans l’ombre des nuits à venir sur la voile gonflée des brises…

Le chant de l’orgue cessa, Greta continuait à l’entendre dans le passé…

XVIII

Es-tu là, Greta ? cria Ferrian. — Madame est sortie ce matin à neuf heures, monsieur, répondit d’en bas la servante, elle a dit qu’elle ne rentrerait pas pour déjeuner.

— Ah ! bien, je ne déjeunerai pas ici non plus.

— Bien, monsieur.

Jacques, ce jour-là, fut heureux d’être libre jusqu’au soir. Depuis longtemps enfermé, il éprouvait l’intense désir de humer un air plus frais et de reposer ses yeux cernés sur les velours des verdures.

Il prit le train en destination de Groenendael, et, un livre sous le bras, s’alla perdre dans la grande forêt de Soignes. Avec le printemps revenu, les branches et les bruyères s’étaient animées et comme dégourdies ; dans les branches circulaient des brises lentes et le sol cédait, amolli, sous le pied, avec un craquement sec de brindilles. Çà et là s’ouvraient des clairières, et, dans l’intervalle des troncs, des perspectives immenses où le soleil passait obliquement comme à travers un vitrail d’église. Jacques se sentait revivre au milieu du silence sylvestre. Son âme, où tous les soucis s’étaient fondus en une sorte d’atonie, d’écroulement général, de renoncement et d’indifférence à toutes choses, s’ouvrit et se déploya, respirante, détendue, portée, comme par une vague mystérieuse, aux douceurs anciennes. Il oublia le présent, et, en face de ces arbres, dont les ramures se balançaient avec une oscillation berçante, dans ces allées, —où rien d’humain ne troublait la sérénité de la Terre, il lui semblait qu’une magie le ramenait en arrière, dans le passé de la lointaine enfance. Il était venu dans ce bois, étant petit. Il avait regardé ces avenues et gravé son nom dans ces écorces rouilléés, il s’était couché, jambes au soleil, dans les feuilles sèches des étés morts. Rien n’avait changé ; le ciel avait gardé sa splendeur de naguère, les arbres, à travers les ans, continuaient la pensive méditation de leur orgueil, et lui, lui non plus n’avait point changé ; il n’avait pas quitté ce bois, il y avait vécu, sans savoir, sans penser. Au delà seulement, bien loin, existait un homme appelé Ferrian qui souffrait au cœur et qu’il ne voulait point reconnaître !

Le concert assoupi des souvenirs monta de son âme au ciel comme un encens mélancolique, et des mots de joie apaisée et des phrases lentes de contentement intérieur lui vinrent aux lèvres sans qu’il eût la force de les parler…

Lorsqu’il sortit du bois, Ferrian retrouva Ferrian. Jacques rentra en ville à six heures. A la gare du Luxembourg il prit une voiture et se fit reconduire chez lui.

— Madame, est-elle là ?

— Non, monsieur.

Une inquiétude vague le saisit.

— N’a-t-elle rien dit en partant, ce matin ?

— Non, monsieur.

Jacques pénétra dans le cabinet de travail et courut à son secrétaire ; la clef, que Greta portait toujours sur elle, était dans la serrure. Ferrian ouvrit le meuble. Il y manquait un billet de mille francs…

Il se laissa tomber alors dans un fauteuil, écrasé, anéanti, en sanglotant : « Greta ! Gretal Elle est partie ! Elle est partie ! »

XIX

Kéradec, le nez plongé dans un numéro du Peuple, acheva sa lecture :

« L’avenir est à la démocratie ! Au flot réac tionnaire qui menace de nous submerger, opposons le progrès toujours plus audacieux et plus vaillant ; aux régimes rétrogrades, substituons celui de la souveraineté par le peuple, le suffrage universel, afin que la Belgique ne soit plus désormais qu’une grande famille où tous les frères seront égaux en droits comme ils le seront en devoirs ! » Hein, c’est tapé, ça ?

— C’est de toi, fit Beckx.

— Oui, mille dieux ! J’ai pondu ça en dix minutes sur un coin de marbre, à l’imprimerie du journal.

— Le temps ne fait rien à l’affaire.

— Liberté, Égalité, Fraternité ou la mort ! Baiser universel des peuples ! C’est d’un neuf !

— Pardon, d’un quatre-vingt-neuf !

— Pas de mots !

— Voyons, pauv’Peup’! tu n’es pas sérieux, n’est-ce pas ? entre nous, là !

— Pas sérieux, hurla Kéradec, mais vous êtes étonnants vous autres ! Pas sérieux ! mais je me f… de votre art, moi !

— Farceur !

—…oui, je m’en f… ; j’accomplis une mission, moi. Tout citoyen a le devoir de s’occuper des grandes questions sociales…

— Crac !

—…de l’avenir du prolétariat !…

— Boum !

—…de l’égalité…

— Et de trois ! Ils y passeront tous ! Prends garde qu’on te soupçonne, artiste que tu es ! Ceux qui demandent du pain pour le peuple, on ne les gobe pas… Ils veulent faire leur beurre !

—…Voyons, fit Kéradec sans relever l’interruption, vos beaux vers sur les petites femmes, à quoi que ça sert ?

— Je vous le déclare, si, par le fait d’un article, je parviens à faire donner à l’ouvrier une augmentation de salaire, je croirai avoir fait plus que vous ! Na !

— Eh bien, moi, puisque moi il y a, dit Chastel en levant sa belle main fine, j’estime qu’un beau vers vaut tous vos sacrés poncifs sociaux, et quant à vos ouvriers, j’espère qu’on nous balaiera toute cette racaille !

— Toi, Chastel, on promènera ta tête au bout d’une pique !

— Qu’on me laisse mon monocle et je m’en fiche l

— Très chic, Chastel, mais pas pratique, fit Carol.

— Rrçon, un bock !

— Deux !

— Trois !

— Quatre !

— Bien, Messieurs ! Quatre bocks ! Quatre !

Il était onze heures du soir. Un flot de monde, sorti du Théâtre des Galeries, s’était éparpillé dans le Passage, et quelques femmes attardées gagnaient au plus vite Tortoni.

La Royale allait bientôt se fermer, et les quatre se levaient pour partir, lorsqu’ils virent entrer Ferrian, très pâle.

— Halli ho ! fit Carol, qui voilà ?

— Bonsoir !

— Qu’as-tu ?

— Ne riez pas, ne vous moquez pas ! je suis fou, je suis désespéré. Greta, ma femme, partie !

— Ah ! dit Chastel en dissimulant un sourire gouailleur.

— Depuis dix heures je la cherche partout. Personne ne l’a vue. Et vous ?

Ils se regardèrent.

— Aidez-moi je vous en supplie ! où dois-je chercher ! que dois-je faire ? dites !

— Mon cher Jacques, répondit lentement Chastel, assieds-toi d’abord et puis écoute : Quand une femme s’en va, c’est qu’elle a ses raisons ou… qu’elle est folle. Dans les deux cas il faut attendre, dans l’un qu’elle revienne… pour la mettre à la porte, dans l’autre qu’on la ramène… pour l’interner. Ton Allemande n’est pas perdue, que diable !

Ces mots ton Allemande furent pour Ferrian comme un éclair, ton Allemande ! ils se gravèrent dans sa pensée, tout à coup.

— Tuas peut-être raison, Chastel !

Il y eut un silence ; Ferrian saisi d’une idée fixe, s’absorba, l’œil vague, immobile. Les derniers mois lui revinrent à l’esprit ; les tristesses de Greta, sa folle idée de revoir Bonn, ses émotions brusques lorsque le pays quitté s’évoquait par une parole, par une musique… ton Allemande…

Il se leva, demanda un Guide et pointa les heures des trains ; à minuit il y avait un train pour Cologne… mais non ! il était fou de partir… il avait tort… on ne s’enfuit pas ainsi par nostalgie, sans souci des êtres aimés…

Pourtant la conviction se faisait, inconsciente, mais nette, décisive, irrésistible.

— Je pars, dit Ferrian.

— Ah ! et pour où ?

Jacques ne répondit pas et vivement serra la main des amis en murmurant : — Au revoir.

XX

Ce fut un voyage infini. Dans le roulement du train

y express, les heures passèrent comme des longs jours qui ne veulent pas s’achever.

Eveillé et fiévreux, Ferrian collait son front à la vitre humide du wagon et regardait les campagnes sombres qui défilaient toujours, toujours…

La nuit était noire et des ombres d’arbres agrandis, s’allongeant au bas du talus, défilaient toujours, toujours…

L’aube se leva, incertaine… le train courait… des bandes de lumière traversèrent l’horizon voilé et des clartés blanches se répandirent sur les pâtures, sur les bois, sur les vergers qui défilaient toujours, toujours…

Puis au loin une lueur monta plus intense, plus éclatante et se répandit en nappes au long des grand’routes, au milieu des labourés, au plat des toits rouges qui défilaient toujours, toujours…

Les stations passaient, le jour illumina les plaines ; un large soleil inonda le ciel d’une pluie de rayons, puis l’horizon changea ; des collines apparurent, des montagnes boisées entre lesquelles s’enfonçaient des vallées mystérieuses où se dressaient des ruines, des débris de tours alternant avec des châteaux modernes, de vastes maisons de plaisance, des chalets, des villas, qui défilaient toujours, toujours…

Enfin le Rhin, comme un grand serpent d’or vert, scintilla dans la vallée des Sept montagnes.

Bonn.

XXI

On n’avait pas reçu d’étrangers la veille.

XXII

Par un caprice, Jacques voulut refaire le chemin exact qu’il avait parcouru avec Greta deux ans auparavant. Il entra dans le jardin de l’Hôtel Kley, désert à cette heure, alla s’accouder à la balustrade de pierre, au fond, et après avoir un instant contemplé le Rhin dont les eaux semblaient endormies, il retourna sur ses pas, traversa de nouveau le square, prit la rue de Coblence, descendit la Fahrgasse et se trouva devant le fleuve. La paix du matin se fondait avec le murmure des eaux et le murmure des lointains. Une douceur infinie planait, et Jacques, le cœur écroulé, sans espérance, allait, contemplant d’un regard perdu le paysage apaisé. Tout le passé remontait à son esprit, les heures d’amour en ce pays rêveur, les mains entrelacées et les têtes jointes dans l’ivresse des longs embrassements. Il se souvint des paroles qu’il avait dites à Greta, ces mots que, par un raffinement d’artiste, il avait cherchés harmonieux et atténués ; leur anéantissement, enfin, dans cette nature aimante qui semblait leur avoir soufflé ses troublantes sollicitations. Reverrait-il Greta, sa blonde ? Ne reviendrait-elle pas à lui qui soufflait ?

Et au moment où, repris au dernier espoir d’une rencontre au pèlerinage d’amour, il sondait la route du bord comme pour y évoquer la forme exquise de la disparue, il vit, là-bas, une femme qui l’appelait de loin d’un geste déployé. Alors une joie intense le prit ; il courut, il bondit vers elle qui ne bougeait plus, se jeta à ses pieds, l’entoura de ses deux bras, lui baisa le-front, follement, en sanglotant : Greta ! Greta ! Gretchen !

Et Greta, l’œil fixement tourné vers le soleil, lui parla comme en un rêve, d’une voix mouillée et douce :

— C’est toi, Jacques, je savais que tu viendrais à moi ; je t’ai attendu, mon Jacques ; c’est ici, souviens-toi, que nous nous sommes aimés pour la première fois. Regarde comme le fleuve est beau, mon doux fleuve allemand ; nous nous aimerons sous les étoiles, Jacques, et les montagnes mettront leur ombre sur notre amour… Jacques, continuat-elle en le regardant d’un air las, je t’aimais tant, mais je voulais, je devais revenir un instant, une minute ici ; nous repartirons ensemble, dans ton pays, mais chaque été nous reviendrons… ici… veux-tu i

Et tandis que, silencieux, ils se regardaient, noyant mutuellement leurs âmes dans l’oubli des tristesses passées, le Rhin continuait sa marche lente et mélancolique vers la roche de la nymphe Loreley.