Premier Traité : Les rites
CHAPITRE XXIII
Premier Traité : Les rites
p.201 Le duc grand astrologue dit : Très florissante est l’admirable Vertu (101) ! Elle est la régulatrice de toutes choses ; elle fait agir les êtres nombreux. Comment serait-ce l’effet de la force humaine ?
Je me suis rendu auprès du ta-hing (102) qui est le p.202 fonctionnaire préposé aux sites. J’ai examiné ce que les trois dynasties avaient retranché et ce qu’elles avaient ajouté. J’ai reconnu alors que c’était en prenant pour point de départ les sentiments humains qu’on avait déterminé les rites, que c’était en se fondant sur la nature humaine qu’on avait institué les maintiens (103). L’origine de cela est fort ancienne.
La raison humaine traverse en long et en large les dix mille principes ; il n’est rien que ne pénètrent les règles (104). On attire par la bonté et par la justice ; on réprime par les supplices et les punitions. Ainsi, ceux qui ont une grande vertu occupent une position élevée ; ceux qui ont de gros appointements sont honorés. C’est ainsi qu’on coordonne tout l’intérieur des mers et qu’on maintient l’ordre dans la multitude du peuple.
Le corps humain se plaît dans un char ; c’est pourquoi on a fait le char doré et le joug orné (105), afin de p.203 multiplier pour lui (106) la décoration. L’œil aime les cinq couleurs ; c’est pourquoi on a fait les emblèmes bigarrés de la hache et du double méandre (107), afin de manifester au dehors sa puissance. L’oreille se réjouit au son des cloches et des pierres sonores ; c’est pourquoi on a fait p.204 des harmonies avec les huit instruments de musique (108) afin de distraire son cœur. La bouche trouve agréables les cinq saveurs ; c’est pourquoi on a fait les mets variés (109) et les assaisonnements (110) afin d’obtenir son approbation. Les sentiments sont flattés par les joyaux et les choses p.205 de prix ; c’est pourquoi on a taillé et poli les insignes de jade droits et ronds afin d’agréer à ses pensées. — Donc, dans le char de cérémonie (111) les nattes de jonc (112) ; p.206 avec le bonnet en peau (113), le vêtement de toile ; la guitare creuse aux cordes rouges (114) ; dans le grand bouillon, le breuvage sombre (115), voilà ce par quoi on l’empêchait de se livrer à des excès et par quoi on prévenait sa corruption. — Ainsi, la hiérarchie établie entre le prince et les sujets, dans les réceptions et les audiences à la cour, entre le noble et le vil, entre l’honoré et le méprisé, et pour aller jusqu’à ce qu’il y a de plus infime, les distinctions admises dans le peuple et la foule, dans les chars et les véhicules, dans les vêtements et les habillements, dans les bâtiments et les demeures, dans le boire et le manger, dans le mariage de la femme et dans celui p.207 de l’homme, dans les funérailles et les sacrifices, (cette hiérarchie et ces distinctions faisaient que) toutes choses avaient une opportunité et une convenance, tous les êtres avaient une règle et une perfection.
Tchong-ni a dit :
« Dans le grand sacrifice, tout ce qui se passe à partir du. moment ou la libation a été faite, je ne désire point le voir (116).
Les Tcheou s’étaient pervertis ; les rites avaient été négligés ; la musique s’était altérée ; le grand et le petit empiétaient l’un sur l’autre. Dans la famille de Koan Tchong (117), il y avait en même temps trois épouses. Ceux qui se conformaient à la règle et qui observaient la droiture se voyaient méprisés de leurs contemporains ; ceux qui se montraient extravagants et s’arrogeaient de faux privilèges, on les appelait illustres et glorieux. Même Tse-hia (118), bien qu’il fût un des plus p.208 éminents entre les disciples (de Confucius), disait cependant :
— Quand je sors et que je vois des beautés compliquées et des élégances achevées, j’y prends plaisir ; quand je rentre et que j’écoute la doctrine du maître, je me réjouis.
Ces deux tendances se combattaient dans son cœur et il ne pouvait prendre parti. A combien plus forte raison les hommes de mérite moyen (119) ou moindre devaient-ils se laisser graduellement influencer par ceux qui avaient perdu les bons principes et devaient-ils être dominés par les mœurs prévalentes. K’ong-tse dit :
— Ce qui est essentiel, c’est de rendre les dénominations correctes (120).
Pour ce qui est (du prince) de Wei, la situation où il se trouvait n’était pas d’accord (avec le nom qu’il portait). Après la mort de Tchong-ni, les disciples qui avaient reçu son enseignement furent p.209 submergés et ne se relevèrent point ; les uns se rendirent dans les pays de Ts’i et de Tch’ou ; les autres allèrent sur le Fleuve ou sur la mer (121). Comment ne serait-ce pas déplorable ?
Lorsque (la dynastie) Ts’in posséda l’empire, elle rassembla entièrement les rites et les convenances des six royaumes (122) et en tira ce qu’il y avait de meilleur ; quoiqu’elle n’ait pas été d’accord avec les règles du saint (123), cependant la manière dont elle s’y prit pour honorer le prince et abaisser le sujet, ainsi que la parfaite majesté (124) de ses audiences à la cour s’appuyèrent sur (la tradition qui) s’était perpétuée depuis l’antiquité.
Lorsque vint Kao-tsou, il posséda glorieusement (tout ce qui est à l’intérieur des) quatre mers. Chou-suen T’ong (125) fit de nombreuses additions et suppressions qui, en général, furent toutes en conformité avec les précédents établis par les Ts’in. Depuis le titre qui fut jugé digne (126) du Fils du Ciel jusqu’aux noms officiels des fonctionnaires et des palais, il y eut peu de changements.
p.210 Quand (l’empereur) Hiao-wen eut pris le pouvoir, un fonctionnaire proposa de délibérer sur un projet de règlement des convenances et des rites. Hiao-wen aimait la doctrine de l’école du tao ; c’est pourquoi, considérant que les rites compliqués et les façons artificielles n’étaient d’aucune utilité pour le gouvernement, tandis qu’il n’y avait rien à redire à la réforme de la personne elle-même (127), il repoussa donc cette proposition.
Au temps (de l’empereur) Hiao-King, le yu-che-ta-fou Tch’ao Ts’o (128) se rendit célèbre parmi ses contemporains en s’occupant des châtiments et des dénominations (129) ; à mainte reprise il reprit ouvertement (l’empereur) HiaoKing et lui dit :
— Les seigneurs sont des barrières et des appuis ; telle est la règle unique qui convient à des sujets et à des fils ; telle est la loi de l’antiquité et des temps modernes. Maintenant cependant, les grands royaumes exercent un pouvoir absolu et un gouvernement distinct ; ils ne prennent pas leurs instructions à la capitale. Je crains qu’ils ne puissent pas transmettre (leur autorité) à leurs descendants.
(L’empereur) p.211 Hiao-King ayant suivi ses avis, les six royaumes se révoltèrent en prétextant qu’ils voulaient la tête de (Tch’ao) Ts’o. Le Fils du Ciel mit à mort (Tch’ao) Ts’o afin de se tirer d’embarras. Ces choses sont racontées dans le chapitre sur Yuen Ang (130). A partir de cet événement, ceux qui étaient en charge se bornèrent à entretenir de bonnes relations (avec tout le monde) et à jouir de leurs appointements, mais ils n’osèrent plus rien mettre en délibération.
Quand l’empereur actuel eut pris le pouvoir, il manda auprès de lui les hommes initiés aux doctrines des lettrés et leur ordonna de déterminer en commun ce qu’il convenait de faire ; ils furent plus de dix ans sans aboutir (131). Quelqu’un dit :
« Dans l’antiquité il y avait une grande paix ; la foule du peuple vivait dans l’harmonie et dans la joie ; les heureux présages se produisaient de toute part. C’est qu’en effet (le souverain) tenait compte des mœurs en vigueur pour déterminer les règles à observer et la conduite à suivre.
L’empereur en fut informé ; il adressa alors au yu-che un décret en ces p.212 termes :
« Pour ce qui est du mandat que l’on reçoit (du Ciel) et par lequel on règne, chaque (dynastie) a un principe particulier qui la rend florissante ; ce sont des chemins divers qui mènent à un but unique. En d’autres termes, c’est pour le bien du peuple qu’on gouverne (132), c’est en se conformant aux mœurs qu’on établit des ordonnances. Ceux qui ont délibéré ont tous parlé des espérances qu’entretenait le peuple dans la haute antiquité ; mais les Han sont aussi une dynastie ; s’ils ne transmettent pas des règles et des lois, quelle excuse auront-ils auprès de la postérité ? Ceux qui font de nobles réformes sont éminents et grands ; ceux qui gouvernent d’une façon mesquine sont bas et étroits. C’est bien inévitable !
Alors (l’empereur) changea, au moyen du commencement t’ai tch’ou, le premier jour du premier mois (de l’année) (133) ; il modifia la couleur des vêtements ; il accomplit le sacrifice fong sur le T’ai-chan ; il détermina ce qui convenait au temple ancestral et aux divers fonctionnaires ; il fit ainsi des règles et des principes immuables pour les transmettre aux générations à venir (134).
[Les rites ont leur origine dans l’homme. L’homme, dès sa naissance, a des désirs ; si ses désirs ne sont pas satisfaits, il ne peut pas ne pas s’irriter ; s’il s’irrite sans aucune mesure, il y a des contestations, et les contestations produisent le désordre. Les anciens rois détestaient ces désordres ; c’est pourquoi ils ont institué les rites et les convenances pour établir des séparations, et, par là, ils ont rassasié les désirs de l’homme, ils ont subvenu aux demandes de l’homme. Ainsi, ils ont fait p.213 que les désirs ne se sont pas appliqués aux choses d’une manière immodérée, et que les choses n’ont pas été épuisées par les désirs ; ces deux termes (à savoir, les désirs et leurs objets) se sont développés d’une manière parallèle. Telle est l’origine des rites. C’est pourquoi les rites sont ce qui satisfait.
Le riz, le sorgho et les cinq saveurs sont ce par quoi on satisfait la bouche ; l’orchis odoriférant (135) et l’iris parfumé sont ce par quoi on satisfait le nez ; les cloches et les tambours, les flûtes et les instruments à corde sont ce par quoi on satisfait l’oreille ; les ciselures et les métaux gravés, les ornements et les emblèmes sont ce par quoi on satisfait l’œil ; les habitations avec des fenêtres, les bois de lits, les tables à thé et les nattes sont ce par quoi on satisfait le corps. Ainsi, les rites sont ce qui satisfait.
Lorsque le sage eut obtenu sa satisfaction, il se plut à distinguer. On dit qu’il y a distinction quand le noble et le vil ont leurs rangs, quand le grand et le petit sont classés, quand le pauvre et le riche, le léger et le lourd sont estimés à leur valeur. Ainsi le Fils du Ciel avait dans le char d’apparat les nattes en jonc pour satisfaire son corps ; il portait à la main (136) les iris parfumés pour satisfaire son nez ; en avant, il y avait le joug orné pour satisfaire ses yeux ; le bruit des clochettes ho et loan (137) qui, p.214 lorsque le char allait au pas, s’accordait avec la musique et la danse du roi Ou, et qui, lorsque le char allait vite, s’accordait avec les musiques de Choen et de T’ang, ce bruit était destiné à satisfaire ses oreilles ; les neuf festons de l’étendard rouge orné de dragons servaient à l’accréditer (auprès de la multitude) ; les rhinocéros couchés et les tigres uniques (138) (peints sur les roues des chars), les caparaçons sur lesquels étaient représentés des requins (139), les dragons qui formaient les extrémités (du joug) (140), étaient ce qui entretenait son prestige. Et de même, si les chevaux du char d’apparat sont d’une docilité parfaite et sont instruits à l’obéissance jusqu’à ce que (le Fils du Ciel) soit monté en char, c’est ce qui sert à lui assurer le calme.
Qui ne sait que, si un homme, soutien de l’État, s’expose à la mort et s’obstine dans son devoir, c’est afin de conserver sa vie (141) ? Qui ne sait que, si un homme dépense p.215 peu, c’est afin de conserver ses richesses ? Qui ne sait que, si un homme est respectueux et complaisant, c’est afin de conserver le calme ? Qui ne sait que, si un homme observe les rites et les convenances, la politesse et la raison, c’est afin de conserver ce qui constitue sa nature ?
Si un homme n’a en vue que de vivre, par cela même il est assuré de mourir ; si un homme n’a en vue que son intérêt, par cela même sa ruine est certaine ; si un homme cherche son repos dans la paresse et la négligence, par cela même il se met en péril ; si un homme, cherche son repos (142) dans le triomphe de ses passions, par cela même il se perdra.
C’est pourquoi le sage parfait, en se consacrant uniquement aux rites et à la justice, conserve les deux choses à la fois (143), tandis que celui qui s’abandonne uniquement à ses passions et à son naturel perd les deux choses à la fois. Ainsi les lettrés tendent à faire que les hommes conservent les deux choses à la fois ; les p.216 disciples de Mé(-tse) (144) tendent à faire que les hommes perdent les deux choses à la fois. Telle est la distinction entre les lettrés et les disciples de Mé(-tse).] [(Les rites sont) (145) la chose capitale pour bien gouverner et bien distinguer ; ils sont le principe de la force et de la fermeté (146) ; ils sont la voie que suit une conduite qui impose le respect ; ils sont l’ensemble de toute gloire et de toute renommée. Quand un roi et ses principaux ministres se conforment aux rites, ils parviennent ainsi à réunir (entre leurs mains) tout l’empire et à s’asservir les seigneurs. S’ils ne se conforment pas aux rites, c’est ainsi qu’ils causent la perte de leurs dieux de la terre et des moissons.
Ainsi, des cuirasses solides et des armes aiguisées ne suffisent pas pour remporter la victoire ; des remparts élevés et des fossés profonds ne suffisent pas à assurer la solidité (d’un royaume) ; des ordonnances sévères et des châtiments multipliés ne suffisent pas à assurer le prestige (d’un prince). Si on se conforme à la conduite prescrite par les rites, on réussit ; si on ne s’y conforme pas, on se perd.
Les gens (du royaume) de Tch’ou se servaient de peau p.217 de requin et de cuir de rhinocéros pour faire des cuirasses dures comme le métal et comme la pierre ; ils avaient l’acier et le fer de Yuan (147), et leurs lances (148) et leurs flèches étaient (aiguës) comme (les dards) des guêpes et des scorpions ; légers et agiles, ardents et rapides, ils étaient prompts comme l’ouragan. Cependant leurs soldats furent en danger de mort à Tch’oei-che et T’ang Mei (149) mourut ; Tchoang Kiao (150) se souleva, et (le royaume de) Tch’ou fut divisé en quatre (151). Est-ce à dire que (le royaume de Tch’ou) n’avait ni fortes cuirasses ni armes aiguisées ? (Non, mais) ce qui fut le principe (de sa p.218 ruine), c’est qu’il ne suivit pas la conduite prescrite par les rites. — Les rivières Jou et Yng (152) formaient ses lignes de défense ; le Kiang et le Han (153) étaient ses fossés ; il se protégeait derrière la forêt de Teng et se bordait avec la muraille de Fang (154). Cependant les soldats de Ts’in arrivèrent jusqu’à Yen et Yng (155) et les prirent avec autant de facilité que s’ils avaient secoué un arbre mort. Est-ce à dire que (les gens de Tch’ou) n’avaient pas de frontière fortifiée et qu’ils n’opposaient pas à l’ennemi de difficiles obstacles ? (Non, mais) ce qui fut le principe (de leur ruine), c’est qu’ils ne suivirent pas la conduite prescrite par les rites.
Tcheou ouvrit le corps de Pi-kan, emprisonna le p.219 vicomte de Ki (156), fit la poutre de métal placée sur le feu (157), tortura et tua les innocents. En ce temps, ses ministres et ses sujets étaient saisis de terreur et il n’y avait aucun d’eux qui fût sûr de rester en vie. Cependant, lorsque les soldats de Tcheou (158) arrivèrent, ses ordres ne furent pas obéis par ses sujets et il ne put se servir de son peuple. Est-ce à dire que ses ordres n’étaient pas sévères et que ses châtiments n’étaient pas terribles ? (Non, mais) ce qui fut le principe (de sa ruine), c’est qu’il ne suivit pas la conduite prescrite par les rites.
Les armes d’autrefois étaient la lance et la pique, l’arc et la flèche. Cependant le royaume en lutte contre les autres n’avait pas besoin de s’en servir pour soumettre (ses rivaux). Sans entasser des remparts intérieurs et extérieurs, sans creuser des fossés, sans planter des fortifications à la frontière, sans tendre les ressorts des machines de guerre, ce royaume n’en jouissait pas moins du calme. S’il ne craignait pas l’étranger et s’il était inébranlable, il n’y en a pas d’autre raison sinon qu’il avait compris la voie à suivre, qu’il pratiquait la justice et qu’il distinguait son devoir. En ce temps, (le prince) donnait des ordres et était plein de sincérité et d’affection (pour ceux) à qui il commandait ; aussi ses sujets répondaient-ils (à ses ordres) comme l’ombre (répond au corps) et l’écho (au son) ; s’il y avait quelqu’un qui ne se conformât pas à ses ordres, il était attendu par le châtiment, et ainsi le peuple savait ce que c’était que le crime ; c’est pourquoi, après qu’un seul homme eut été châtié, l’empire entier fut soumis ; le coupable n’accusait pas son souverain, car il savait p.220 que la faute était en lui-même. Ainsi les châtiments et les crimes diminuaient et le prestige (du souverain) se répandait comme une eau qui coule. Il n’y avait pas d’autre cause à cela, sinon que (le prince) se conformait à la conduite qu’il devait suivre. Ainsi, lorsqu’on se conforme à la conduite qu’on doit suivre, on réussit ; lorsqu’on ne s’y conforme pas, on se perd.
Dans l’antiquité, lorsque l’empereur Yao gouvernait l’empire, il lui suffit de mettre à mort un seul homme et de punir deux hommes pour que l’empire fût bien gouverné. Un livre dit :
« Il était majestueux et sévère, mais n’avait pas à appliquer (sa sévérité) ; les châtiments étaient délaissés et on ne s’en servait pas.]
[ (159) Le Ciel et la Terre sont le principe de l’être ; les premiers ancêtres sont le principe des diverses familles ; (160) les princes et les chefs sont le principe du gouvernement. S’il n’y avait ni Ciel ni Terre, comment y aurait-il de l’être ? S’il n’y avait pas de premiers ancêtres, comment y aurait-il des descendances (161) ? S’il n’y avait ni princes ni maîtres, comment y aurait-il gouvernement ? Que l’un de ces trois termes viennent à manquer (162), il n’y a plus de calme pour l’homme. C’est pourquoi les rites en haut vénèrent le Ciel, et en bas vénèrent la Terre, honorent les premiers ancêtres et exaltent les princes et les chefs. Tels sont en effet les trois principes des rites.
Les rois associent donc à leur sacrifice au Ciel p.221 l’Illustre fondateur ; les seigneurs n’oseraient songer à le faire (163) ; les grands officiers et les patriciens ont l’Ancêtre perpétuel (164). De cette manière, on distinguait le noble. et le vil ; le noble et le vil étant à leurs rangs, c’est le principe de la vertu.
Le sacrifice kiao est spécial au Fils du Ciel ; le sacrifice au dieu du sol s’étend jusqu’aux seigneurs et pénètre (165) jusque chez les patriciens et les grands officiers.
Ce qui établit la distinction, c’est que ceux qui sont p.222 nobles s’occupent des choses nobles, que ceux qui sont vils s’occupent des choses viles ; il convient que les grands soient grands ; il convient que les petits soient petits. C’est pourquoi celui qui possède tout l’empire sacrifie à sept générations (de ses ancêtres) (166) ; celui qui possède un royaume sacrifie à cinq générations ; celui dont le territoire équipe cinq chars de guerre (167) sacrifie à trois générations ; celui dont le territoire équipe trois chars de guerre (168) sacrifie à deux générations ; ceux qui ne se nourrissent que d’une seule victime (169) n’ont pas le droit d’élever des temples ancestraux. Ce qui établit la distinction, c’est que, sur ceux dont les mérites sont grands, les récompenses se répandent avec abondance ; sur ceux dont les mérites sont minces, les récompenses se répandent avec parcimonie.
Au grand banquet, on met en premier lieu le vase (170) de breuvage noir (171) ; sur l’étal on met d’abord le poisson p.223 cru ; on donne en premier lieu le grand bouillon (172) ; ainsi on honore ce qui est essentiel dans le manger et le boire. Dans le grand banquet on met en premier la coupe de breuvage noir, et ce n’est qu’ensuite qu’on fait usage des autres boissons ; dans la nourriture, on met d’abord les deux sortes de millet, et ce n’est qu’ensuite qu’on mange le riz et le sorgho ; dans le sacrifice, on approche des dents d’abord le grand bouillon et ce n’est qu’ensuite qu’on se rassasie des mets variés. Ainsi on met en honneur ce qui est essentiel, et on pratique l’usage normal. Mettre en honneur ce qui est essentiel, c’est ce qu’on appelle la perfection ; pratiquer l’usage normal, c’est ce qu’on appelle la raison. Ces deux choses étant réunies, la perfection se produit, par laquelle on revient à l’Unité suprême (173) ; c’est là ce qu’on appelle l’élévation suprême.
Ainsi, parmi les vases, mettre en premier lieu le vase de breuvage sombre ; parmi les étals, mettre en premier lieu celui qui supporte le poisson cru ; parmi les vases en bois (174), mettre en premier lieu celui qui contient le grand bouillon. C’est là une seule et même idée (175).
Lorsque la coupe est offerte pour marquer le p.224 bénéfice (176) (obtenu par le sacrifice), on n’en absorbe point le contenu. Au sacrifice pour marquer la fin des lamentations (177), on ne goûte pas (des viandes qui sont sur) l’étal. (Le représentant du mort) est exhorté par trois fois à manger ; (mais, en dehors de ces trois fois), il ne mange pas (178).
On célèbre le rite du mariage avant que (le fiancé) ait été envoyé (par son père au-devant de sa fiancée) et avant qu’on se soit purifié (179). On célèbre le rite du temple ancestral avant d’avoir fait entrer le représentant du mort. On célèbre le rite du moment où la mort vient de se produire, avant d’avoir fait la première toilette (180) (du défunt). C’est là une seule et même idée.
p.225 Le dais du char ta-lou est en étoffe non teinte. Au sacrifice kiao, le bonnet de cérémonie est en chanvre (181). Lorsqu’on prend les habits de deuil, on commence par laisser retomber la ceinture de chanvre. C’est là une seule et même idée.
Dans les lamentations de trois ans (182), les lamentations ne sont pas modulées (183). Dans le chant où on célèbre le pur temple ancestral (184), un seul chanteur mène le chant et trois autres l’accompagnent. On suspend une cloche et on frappe en haut la traverse qui la supporte (185). La guitare aux cordes rouges est percée d’un trou (186). C’est là une seule et même idée.
Tout rite commence à la négligence, atteint sa perfection à la politesse et se termine à la satisfaction (187). C’est pourquoi, quand le rite est au complet, les sentiments p.226 et la politesse ont atteint leurs dernières limites ; un degré secondaire (du rite) est atteint lorsque les sentiments et la politesse triomphent tour à tour ; le dernier degré (du rite) est atteint lorsqu’on revient aux sentiments (primitifs) et qu’on retourne à la grande unité (188). — Par là (189), le Ciel et la Terre sont unis ; par là, le soleil et la lune sont éclatants ; par là, les quatre saisons observent leur ordre de succession ; par là, les astres évoluent ; par là, le Kiang et le Ho suivent leur cours ; par là, les dix mille sortes d’êtres sont prospères ; par là, le bien et le mal sont distingués ; par là, la joie et l’irritation sont à leur place. Si on considère (cette perfection des rites) dans les êtres subordonnés, c’est l’obéissance ; si on la considère chez les êtres supérieurs, c’est l’intelligence éclairée (190)].
Le duc grand astrologue (191) dit : Telle est cette perfection.
[ (192) Si on établit la plus haute (perfection du rite) pour en faire le faîte (des sentiments humains), il n’est personne dans l’empire qui puisse rien y ajouter ou en retrancher. Le principe et l’extrémité sont conformes l’un à l’autre (193) ; la fin et le commencement se répondent. La politesse extrême permet de distinguer (194) ; l’observation rigoureuse (du rite) permet de produire la satisfaction.
p.227 Dans l’empire, (les royaumes) qui observent les rites sont bien gouvernés ; ceux qui ne les observent pas sont plongés dans le désordre. Ceux qui les observent sont tranquilles ; ceux qui ne les observent pas sont en danger. L’homme médiocre ne peut les prendre pour règles (de ses actes).
La forme du rite est une réelle profondeur ; (les sophistes qui excellent aux) distinctions par lesquelles on donne comme solide ce qui est vide, et comme identique ce qui est différent, lorsqu’ils entrent (dans le rite) deviennent faibles. La forme du rite est une réelle grandeur ; ceux qui s’arrogent le droit de faire des théories qui règlent tout d’une manière mesquine, lorsqu’ils entrent (dans le rite) deviennent insuffisants. La forme du rite est une réelle élévation ; ceux qui veulent se faire passer pour gens d’un caractère élevé, tout en étant arrogants, médisants et de mœurs légères, lorsqu’ils entrent (dans le rite), tombent (à leur vrai niveau).
Ainsi, le cordeau détermine exactement ce sur quoi on l’étend, et alors on ne peut plus tromper sur le courbe et le droit. La balance détermine exactement ce qu’on y suspend, et alors on ne peut plus tromper sur le léger et le lourd. Le compas et l’équerre déterminent exactement ce dont ils sont la règle, et alors on ne peut plus tromper sur le carré et sur le cercle. Le sage pénètre à fond les rites et alors on ne peut plus donner le change sur ce qui est faux et pervers. Ainsi, le cordeau est la perfection du droit ; la balance est la perfection du poids ; le carré et l’équerre sont la perfection du carré et du rond ; les rites sont la perfection de la conduite humaine raisonnable.
Ceux qui ne prennent pas pour règle les rites et qui p.228 ne satisfont pas aux rites, on les appelle des gens sans principes ; ceux qui prennent pour règle les rites et qui satisfont aux rites, on les appelle des hommes ayant des principes. Celui qui, se tenant dans les limites du rite, est capable de penser et de s’enquérir, on dit qu’il est capable de réfléchir ; celui qui est capable de réfléchir et n’est pas versatile, on dit qu’il est capable de fermeté ; celui qui est capable de réflexion et capable de fermeté, c’est un homme d’une bonté supérieure ; c’est un saint.
Le ciel est la suprême expression de l’élévation ; la terre est la suprême expression de l’abaissement ; le soleil et la lune sont la suprême expression de la clarté ; l’illimité est la suprême expression de l’étendue ; l’homme saint est la suprême expression de la conduite raisonnable.
(Le rite) se sert des objets (donnés en présent) pour en déterminer l’usage, il se sert des marques d’estime fortes ou faibles pour en faire la politesse ; par le plus ou le moins, il fait les différences (entre le supérieur et l’inférieur) ; par l’augmentation ou la diminution, il rend à chacun ce qui lui est dû.
Quand les marques extérieures de la politesse sont multipliées, les sentiments et les désirs diminuent ; c’est l’exaltation du rite. Quand les marques extérieures de la politesse sont diminuées, les sentiments et les désirs sont multipliés ; c’est l’exténuation du rite. Les formes extérieures de la politesse (, d’une part), et les sentiments p.229 et les désirs (, d’autre part), sont, par rapport les uns aux autres, comme l’intérieur et l’extérieur, comme le dehors et le dedans. Quand ils vont de compagnie et se mêlent, c’est le cours moyen du rite. Le sage monte jusqu’à l’exaltation (du rite), descend jusqu’à son exténuation et demeure en son milieu.
Qu’il marche, qu’il coure, qu’il galope, qu’il aille à fond de train, (le sage) ne sort jamais (des limites du rite) ; c’est ainsi que le cœur du sage conserve comme un palais (intérieur, dans lequel les rites ne sont jamais violés).
Dans le domaine humain, observer ce domaine (des rites), c’est être un homme supérieur et un sage ; ceux qui sortent (de ce domaine des rites) sont le vulgaire. Ainsi donc, à l’intérieur (des rites), se mouvoir dans toute l’étendue (des rites) et faire que le courbe et le droit aient leurs rangs, c’est (la conduite de) l’homme saint.
Ainsi, la sincérité (du caractère) consiste dans la continuité des rites ; la grandeur consiste dans l’étendue des rites ; la hauteur consiste dans l’élévation des rites ; l’intelligence consiste dans l’épuisement des rites.]
Notes
(101. ) La Vertu dont il est ici question est le principe suprême qui anime tout l’univers ; elle est symbolisée, dans son être, par le Ciel et la Terre ; dans son action, par les quatre saisons. Tchang Cheou-tsie rapproche de ce début la phrase suivante de Confucius (Luen yu, liv. XVII, chap. XIX, § 3) :
« Les quatre saisons suivent leur cours et tous les êtres sont produits.
(102. ) Le ta-hing était, comme le dit ce texte même, le surintendant des rites ; cette fonction avait été établie par les Ts’in. Sous la dynastie des premiers Han, l’empereur King (156-141 av. J.-C.) changea le nom de la-hing en celui de ta-ong-lou. Comme Se-ma Ts’ien ne prit une part active à la rédaction des Mémoires historiques qu’après l’an 110 avant J.-C., le fait que le préposé aux rites est désigné ici sous son ancienne dénomination de ta-hing prouve que ce texte a dû être écrit, non par Se-ma Ts’ien, mais par son père, Se-ma T’an. Plus loin cependant il est question du sacrifice fong sur le T’ai chan (110 av. J.-C.) et de la réforme du calendrier en 104 avant J.-C. ; ces faits sont postérieurs à la mort de Se-ma T’an et n’ont pu être relatés que par Se-ma Ts’ien. Cette observation montre combien étroitement la rédaction du père et celle du fils sont enchevêtrées l’une dans l’autre.
(103. ) Les rites sont la règle des sentiments humains, c’est-à-dire de l’homme en tant qu’il est en rapport avec les autres êtres, en tant qu’il agit. Les maintiens sont la règle de la nature humaine, c’est-à-dire de l’homme considéré en lui-même, ou, pour ainsi dire, en repos. Les rites sont les devoirs de convenance de l’homme envers son prochain ; les maintiens sont les devoirs de convenance de l’homme envers lui-même. On voit, par ce texte, qu’il faut distinguer, au moins à l’origine, entre les deux mots [=maintiens] et [=rites].
(104. ) Proprement : le compas et l’équerre ; mais l’expression koei-kiu en est venue à ne plus signifier que les règles en général. — Tout ce paragraphe est destiné à montrer l’universalité des rites qui sont le grand principe d’harmonie dans le monde.
(105. ) Cf. Che King, Chong song, ode II :
« les moyeux attachés avec du cuir et le joug orné.
Le mot [] désigne la barre transversale qui était placée à l’extrémité du timon et reposait sur l’encolure des deux chevaux du milieu (cf. Couvreur, Dictionnaire chinois-français, p. 289).
(106. ) Le mot [], que je traduis ici par « pour lui », et plus loin par le pronom possessif (sa puissance, son cœur, etc.), se rapporte évidemment au Fils du Ciel.
(107. ) L’expression [] se retrouve dans le chapitre [Li ki] Tsi i , 2e partie, p. 14 r° ; trad. Legge, Sacred B. of the East, vol. XXVIII, p. 224) du Li ki :
« Alors (les femmes) teignaient (le fil) en rouge et en vert, en bleu sombre et en jaune, de façon à faire des ornements bigarrés fort et fou. Ces ornements, qu’on tissait sur les robes destinées à être portées aux sacrifices, affectaient la forme, l’un d’une hache, l’autre de deux méandres symétriques ; ils sont mentionnés en même temps que d’autres emblèmes dans un passage du chapitre I et Tsi du Chou King (Legge, Chinese Classics, vol. III, p. 80) :
« Je désire voir les emblèmes des hommes de l’antiquité : le soleil, la lune, la constellation, la montagne, les dragons, le faisan bigarré qui étaient représentés ; les coupes ancestrales, la plante aquatique, le feu, le riz en grains, la hache et le double méandre qui étaient brodés.
Nous donnons, aux pages 204 et 205, un dessin de ces douze emblèmes qui est emprunté aux prolégomènes du K’in ting chou King tchoan chouo hoei tsoan, p. 32 v° et 33 r°.