Nouveaux contes moraux et nouvelles historiques/Tome 4/Les Rencontres

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Chez Maradan, libraire (Tome 4p. 409-449).
LES RENCONTRES.

LES
RENCONTRES.


Dalidor et Mulcé, deux jeunes gens de même âge, et cousins-germains, furent élevés dans le même collége, mais reçurent de leurs parens des idées très-différentes : les plus solides instructions, données dans un collége ou dans une pension, servent à peu de chose, si, durant le temps des vacances, les parens en détruisent l’effet par leurs exemples et leurs discours. En vain les maîtres du jeune Dalidor lui repétoient qu’on ne parvient à rien si l’on ne s’accoutume pas, dès l’enfance, à l’application, et à vaincre l’ennui inséparable des premières études : Dalidor n’entendoit vanter chez son père que la grâce et les talens agréables ; son régent n’avoit point de grâce, ses maîtres ne savoient que le latin, le grec et la géométrie ; et non-seulement il prit en aversion ses instituteurs, mais il les méprisa avec toute la sincérité de l’ignorance et de la vanité, qui, réunies ensemble, sont toujours malignes, impertinentes et présomptueuses, sur-tout à seize ans, où l’expérience et l’usage du monde n’ont pu réprimer encore cet orgueil ridicule.

Mulcé, orphelin dès le berceau, avoit un tuteur d’un esprit solide, et qui, livré aux affaires et à l’agriculture, ne faisoit sortir son pupille que pour le mener à la campagne, et lui faire partager ses travaux. Il lui disoit : « Il faut, mon ami, devenir un homme, et ne s’occuper que de ce qui est véritablement utile. De bonnes études sont nécessaires ; appliquez-vous avec vos maîtres, apprenez avec moi à conduire une maison et une ferme, et vous serez un jour heureux et sage ».

Les deux cousins sortirent du collége à dix-sept ans ; Mulcé partit pour Strasbourg où son tuteur l’envoya apprendre le droit ; Dalidor fut chez son père, on lui donna un maître de danse et un maître de dessin : un an après il débuta dans le monde et à la cour ; on lui trouva de la grâce et des talens charmans ; il avoit un bon cœur, un caractère aimable, de l’esprit ; il eut de grands succès de société. Il entra au service ; il fallut aller passer six mois à cinquante lieues de Paris, en garnison dans une petite ville. Dalidor s’y ennuya mortellement ; il n’y fit point de folie, il détestoit le jeu, et ses mœurs étoient irréprochables ; mais il étoit paresseux et il avoit la manie des arts ; il lui parut affreux d’être forcé de se lever à cinq heures du matin, pour aller à l’exercice, et d’être privé de spectacles et d’une société agréable ; il fut sans cesse mis aux arrêts, et le service fini, il revint à Paris, excédé de la vie militaire. L’année suivante, il eut un congé, il passa toute la belle saison d’une manière très-conforme à son goût, dans des maisons de campagne magnifiques et délicieuses, chez ses parens et chez les princes ; il fit de la musique, joua la comédie, brilla dans les bals et dans les fêtes, et il acheva de perfectionner son ton et ses manières, et d’oublier entièrement tout ce qu’il avoit appris au collége. Cependant, loin de passer pour être ignorant, comme il avoit de l’esprit, qu’il aimoit la littérature et qu’il faisoit de jolis vers de société, on le regardoit dans le monde comme le jeune homme le plus distingué par son instruction. Il avoit un grand fonds de paresse, c’est-à-dire qu’il ne pouvoit s’appliquer à des choses arides et sérieuses ; cependant il n’étoit jamais oisif, il avoit même beaucoup d’activité, mais il étoit incapable de l’employer utilement.

L’hiver s’écoula rapidement dans les plaisirs et la dissipation ; mais au printemps Dalidor fut obligé de partir pour son régiment, qui, cette année, étoit en garnison à Strasbourg. Il retrouva dans cette ville son cousin Mulcé, qui, voulant entrer dans la robe, continuoit l’étude du droit avec ardeur et l’application la plus constante. Mulcé ne fut pas une ressource pour Dalidor : ces deux jeunes gens avoient des goûts et des caractères si différens, qu’ils ne pouvoient se convenir, et durant quatre mois ils ne se virent que trois ou quatre fois. Dalidor, comme la première année de son service militaire, se fit estimer par ses mœurs, gagna l’amitié de ses camarades ; fut souvent, pour ses négligences, réprimandé et mis aux arrêts par son colonel, et vit arriver avec joie l’heureux moment de retourner à Paris.

La veille de son départ de Strasbourg, en retournant à pied, à sept heures du matin, à son logement, après l’exercice, il passa dans le marché public, et s’arrêtant devant une bouquetière, il acheta un paquet de roses. Pendant ce temps, il aperçut une jeune personne de treize ou quatorze ans, à quelques pas de lui, et dont la beauté le charma : elle donnoit le bras à une femme qui paroissoit être sa gouvernante ; un domestique, portant du poisson, étoit derrière elle. Comme elle marchandoit et qu’elle achetoit des fruits et des légumes, qu’elle mettoit à mesure dans un assez grand panier suspendu à son bras, Dalidor eut le temps de l’examiner à son aise, et il la trouva ravissante. Au bout de quelques minutes, Dalidor s’avança doucement derrière la jeune personne, et glissa dans son panier le bouquet de roses qu’il venoit d’acheter. Dans cet instant, la gouvernante et le domestique avoient le dos tourné et s’occupoient d’autre chose ; la jeune inconnue se retourne, voit Dalidor, retire les roses de son panier, les pose sur l’établi de la marchande, d’herbes, et s’éloigne aussitôt sans honorer Dalidor d’un second regard. Elle fit cette action avec une simplicité parfaite, sans montrer d’étonnement et sans affecter de sévérité ; mais rien ne réprime comme cette paisible indifférence de premier mouvement. Les scènes, l’éclat, les grands airs austères ont bien moins de vraie dignité ; toujours un peu d’émotion s’y mêle ; et les hommes aiment mieux le trouble que l’insouciance ; ils savent l’interprêter à leur gré. Le dédain et la colère, quels qu’en soient les motifs, déparent toujours l’innocence, et semblent vieillir un jeune visage ; et, à tout âge, le sérieux et la froideur sont les seules expressions d’improbation que les femmes puissent se permettre. Dalidor fut si frappé de la rencontre de la jeune inconnue, qu’il sentit que l’image de cette charmante figure ne s’effaceroit jamais de son souvenir. Il s’affligea qu’une personne douée de tant de charmes, et qui ne paroissoit pas être d’une condition vulgaire, reçût une semblable éducation. On l’envoie au marché, se disoit-il, on veut n’en faire qu’une bonne ménagère ; elle n’aura ni talens, ni célébrité ; quel dommage !…

Dalidor retourne à Paris, et deux mois après, on lui propose un excellent mariage ; mais la famille qui, sur sa bonne réputation, consentoit à le prendre pour gendre, n’étoit pas amusante. Dalidor ne put supporter l’ennui de cet intérieur ; il déplut au père et à la mère, et le mariage fut rompu.

Un matin que, dans les premiers jours du printemps, il se promenoit sur le boulevard, il vit à cinquante pas devant lui, une jeune personne, d’une taille parfaite, qui lui tournoit le dos ; elle étoit accompagnée d’une femme âgée ; elle s’arrêta devant un vieillard aveugle, assis à terre, auquel elle donna queques pièces de monnoie ; et Dalidor, en s’approchant, l’entendit dire, avec un son de voix d’une douceur inexprimable : C’est tout ce que j’ai… Ô ma bonne, donnez-moi six francs pour ce pauvre vieillard. — Comment, mademoiselle, il vient de recevoir de vous trente-six sous !… — Mais songez donc que mon bon papa est aveugle aussi, et qu’il est de cet âge… — Eh bien ! mademoiselle, Qu’est-ce que cela fait ? — Ma chère bonne, si vous me refusez six francs, je vais lui donner mon cœur d’or… — Mais quelle folie donc !… Dalidor s’étoit arrêté pour écouter ce dialogue, et dans cet endroit de l’entretien, il avance le bras, en jetant six francs dans le chapeau de l’aveugle : Bon vieillard, dit-il, voici pour mademoiselle, et voici pour moi, ajouta-t-il en jettant un autre écu. À ces mots, la jeune personne se retourna, en remerciant avec la naïveté la plus touchante, et après avoir fait une profonde révérence, elle poursuivit son chemin, et elle laissa Dalidor plein de surprise et d’émotion. Il venoit de reconnoître en elle la charmante inconnue qu’il avoit vue au marché de Strasbourg huit mois auparavant ; il resta immobile pendant quelques minutes, ensuite il eut envie de suivre cette jeune personne : elle étoit déjà à deux cents pas de lui ; il se précipita sur ses traces ; il étoit près de l’atteindre, lorsqu’il la vit s’arrêter et monter dans une voiture. Le cooher et le domestique, qui ouvrit la portière, étoient vêtus de gris. La voiture s’éloigna, et Dalidor bientôt la perdit de vue. Cette idée le poursuivit pendant quinze jours, et le rendit inquiet et rêveur ; il retourna durant tout ce temps sur ce même boulevard, donnant toujours l’aumône à l’aveugle ; mais l’inconnue ne revint plus, et il tâcha de s’en consoler, en se disant : « À quoi me serviroit de la connoître ? je ne m’attacherai jamais véritablement qu’à la personne qui aura reçu l’éducation la plus brillante ; celle qui va acheter des herbes, et dont toutes les manières annoncent une simplicité rustique, n’est sûrement pas la femme qui me convient ».

Malgré cette réflexion, Dalidor fut longtemps préservé de l’amour, par le souvenir de l’inconnue ; il ne trouvoit à aucune autre femme sa beauté touchante et sa grace ingénue.

Dalidor, ne pouvant se résoudre à retourner à sa garnison, et desirant se distinguer, voulut aller faire la guerre en Corse ; il y fut en effet, il y passa deux ans ; il sut vaincre la paresse pour la gloire, et il se conduisit de la manière la plus brillante. Il est doux, à vingt-trois ans, de revenir à Paris après de tels succès ; on est si bien reçu par les femmes ! Dalidor trouva la société plus charmante que jamais ; bientôt un nouveau sentiment la lui rendit plus intéressante encore : il devint amoureux, ou du moins il crut l’être, ce qui produit à-peu-près les mêmes effets pendant quelques mois. On le mena chez une jeune veuve, très-célèbre par ses talens. Ambroisine (c’étoit son nom), sans être régulièrement belle, avoit une figure élégante ; elle dansoit supérieurement, c’est-à-dire, presqu’aussi bien qu’une danseuse des chœurs de l’Opéra ; elle avoit peu de voix, mais elle chantoit avec goût ; elle jouoit avec agrément de la harpe, du piano, de la guitare, et de la lyre. Dalidor fut à ses concerts, il l’entendit applaudir avec transport, et il se dit en secret : Voilà celle que je dois aimer ! et cette convenance décida son choix. Peu de jours après, il résolut de faire sa déclaration de vive voix ; mais ce n’etoit pas une chose facile : Ambroisine ne causoit jamais ; au bal, elle dansoit toujours ; chez elle on la trouvoit constamment faisant de la musique ; et Dalidor maudit plus d’une fois le violon ou la flûte qui l’accompagnoient. Il prit le parti d’écrire. Ambroisine ne répondit point à sa lettre ; mais elle rougit en le revoyant, et à son premier concert elle lui adressa deux vers fort tendres d’une romance qu’elle chanta. Ambroisine, veuve d’un homme de qualité, avoit une fortune honnête, une bonne réputation. Le père de Dalidor approuva les sentimens de son fils ; Ambroisine donna son consentement, et il fut décidé que les deux amans s’uniroient au commencement du printemps : on étoit au milieu de l’hiver.

Un matin, Dalidor sortant en cabriolet, passa dans la rue St.-Germain-l’Auxerrois, et sa voiture cassa à quelques pas de l’église ; il y entra, en donnant l’ordre à ses gens d’aller chercher un fiacre ; il s’avança dans l’église, et s’assit à quelques pas d’un confessionnal ; ses yeux se portant de ce côté, il aperçut, par derrière, une jeune personne à genoux dans ce confessionnal, et dont la tournure le frappa. Quoiqu’elle fût enveloppée dans un grand manteau noir, on distinguoit aisément une taille légère, et d’une proportion parfaite. Sa robe, retroussée à la polonaise, laissoit voir deux petits pieds charmans, sans aucun art, car les souliers étoient si larges, qu’au plus léger mouvement, ils se détachoient presqu’entièrement du pied. Enfin, tout-à-coup un soulier tomba, et fut rouler sur la dernière marche du confessionnal. La jeune pénitente étoit si recueillie, que cet incident ne put la distraire. Dalidor, après avoir admiré son petit pied sans chaussure, s’avança doucement, et ramassa le soulier pour le remettre sur la première marche. Dans ce moment, la jeune personne se releva, et se retourna avec cette espèce de lenteur qui accompagne une action solennelle et sainte dont on est pénétré. Un voile couvroit son visage ; mais elle parut charmante à Dalidor, par son maintien, sa grace touchante, et la douce humilité répandue sur toute sa personne. Elle avoit la tête penchée sur sa poitrine ; ses deux jolies mains, sans gants, étoient jointes ; on voyoit qu’elle les serroit, et qu’elle jouissoit avec une joie pleine d’innocence et de ferveur, de l’absolution qu’elle venoit de recevoir. Dalidor, ému, s’inclina respectueusement en posant le soulier sous le pied de la jeune personne, qui reprit sa chaussure sans relever la tête, et sûrement aussi sans lever les yeux. Elle fut à l’autre extrémité de l’église, auprès d’une vieille dame ; elle se mit à genoux sur une chaise, et, pour lire dans ses Heures, elle releva son voile. Alors Dalidor qui la suivoit, reconnut le visage angélique de la jeune personne qu’il avoit rencontrée à Strasbourg et sur le boulevard ! Elle avoit seize ans, elle étoit grandie, embellie. Dalidor éprouva un saisissement inexprimable !… La violente palpitation de son cœur le força de s’asseoir ; il attacha ses regards sur cette charmante inconnue, que le hasard offroit toujours à ses yeux sous des traits si intéressans ! Tandis qu’il la contemploit avec tant d’émotion, elle prioit avec une attention qui ne lui permettoit pas d’apercevoir Dalidor. Au bout d’une demi-heure, la vieille dame la prit sous le bras et l’emmena. Dalidor se leva avec l’intention de la suivre ; mais, s’arrêtant tout-à-coup : À quoi bon ? se dit-il en soupirant ; à quoi bon ? J’en aime une autre… J’ai donné ma parole !… Cette pensée lui serra le cœur… L’inconnue disparut ; Dalidor retomba sur une chaise ; il resta quelques minutes dans une espèce d’anéantissement ; ensuite, rassemblant toutes ses forces, il sortit brusquement de l’église. Il conserva, pendant plusieurs jours, un fonds de tristesse invincible, que les talens d’Ambroisine n’eurent même pas le pouvoir de dissiper. Vers ce temps, Mulcé, son cousin, absent depuis quelques mois, revint à Paris. Dalidor lui fit part de son mariage projeté, et lui vanta avec emphase les talens d’Ambroisine. Comment ! dit Mulcé, à vingt ans, chanter, danser si bien, et jouer de quatre ou cinq instrumens, cela est effrayant ; car elle n’a donc jamais eu le temps de penser. Quelle culture a pu recevoir son esprit ? — Quoi donc ! croyez-vous qu’on ne puisse avoir de la raison avec des talens ? — Non, mais je pense qu’avec une telle multitude de talens, à un tel âge, on n’a jamais eu le temps de faire des lectures utiles, ni celui de réfléchir, et qu’alors, si malheureusement on n’est pas née avec beaucoup d’esprit, on se trouve privée pour toujours de tout ce qui peut suppléer à la supériorité naturelle. — Vous n’avez jamais aimé les arts. — Je les trouve charmans et non nécessaires, et ils me paroissent souvent nuisibles.

Cette conversation n’égaya pas Dalidor, quoiqu’il se répétât que son cousin n’avoit point de goût.

Cependant l’hiver s’écoula ; Dalidor vit arriver le printemps sans transport, mais avec plaisir : il semble que l’amour se ranime avec la renaissance de la verdure et des fleurs, et que le mois de mai embellisse toutes les jeunes personnes. Ambroisine parut à Dalidor plus aimable et plus brillante que jamais, et Dalidor reprit tout son enthousiasme pour la musique. Arrivé à la veille du jour désigné pour son mariage, Dalidor fut chargé par Ambroisine d’aller retirer de chez un peintre qui venoit de partir subitement, son portrait en grand et à l’huile, qu’elle avoit fait faire à son insu pour lui : une affaire imprévue avoit forcé ce peintre à s’éloigner sans délai. Dalidor, muni d’un billet d’Ambroisine, se rendit à dix heures du matin chez le peintre, pour réclamer ce portrait qu’il ne connoissoit point, et qu’il avoit tant d’envie de voir. On lui dit que la femme du peintre pouvoit seule lui livrer ce tableau ; qu’elle étoit sortie, mais qu’elle rentreroit bientôt ; et Dalidor, décidé à l’attendre, se fit conduire dans l’atelier du peintre : là, un domestique, après lui avoir montré le portrait d’Ambroisine, le laissa seul. Ambroisine, parfaitement ressemblante, étoit représentée dans une éclatante parure, et couronnée de perles et de lauriers, entourée d’instrumens, et jouant de la harpe, — un groupe de bronze, formé par les Muses des beaux-arts, soutenoit le pupitre sur lequel étoit posée la musique qu’elle sembloit regarder ; on voyoit derrière elle, sur un socle élevé, les statues des trois Graces tenant une couronne qu’elles paroissoient vouloir placer sur sa tête. Dalidor ne fit qu’entrevoir toute cette composition. À côté de ce tableau, s’en trouvoit un autre qui le fit tressaillir… Ô ciel ! s’écria-t-il, me poursuivras-tu toujours !… Ce tableau offroit à ses regards son inconnue, vêtue simplement d’une robe blanche, et dans une basse-cour, donnant à manger à des poulets. On voyoit que l’action représentée n’étoit point une fantaisie de peintre. L’inconnue n’avoit ni le costume d’une bergère, ni celui d’une paysanne. Elle étoit habillée comme une jeune personne qui vit à la campagne, et tout ce que Dalidor connoissoit d’elle lui donnoit la parfaite certitude que celle qu’on envoyoit acheter des herbes au marché, devoit en effet être chargée de presque tous les soins du ménage dans l’intérieur de la maison. Oui, dit-il avec attendrissement, voilà ses traits et sa physionomie ravissante ; voilà ce front où se peignent la candeur et l’innocence ! voilà ce sourire plein de finesse et de naïveté ! voilà cette grâce ingénue que jamais la flatterie n’a vantée ! Ah ! sans doute la louange même la plus vraie la profane et l’altère ; ce charme délicat s’évapore si l’on sait qu’on le possède !… La voilà, moins belle, moins touchante qu’elle ne m’est apparue dans le marché de Strasbourg, sur le boulevard et dans cette église ; mais cette image est la sienne, et lui ressemble !… Par quelle magie ce tableau dépare-t-il tous ceux qui l’environnent !… En disant ces paroles, il regardoit le brillant portrait d’Ambroisine, et la figure de cette dernière lui parut presque ridicule ; il trouva son attitude emphatique, son expression forcée, l’affectation et la prétention gâtoient jusqu’à l’ordonnance du tableau. Cette parure éblouissante, cette harpe magnifiquement dorée, ce pupître élégant, ces Muses, formoient un contraste singulier avec la simplicité de la jeune ménagère, entourée de ses petits poulets, et souriant de l’avidité avec laquelle ils se jetoient sur le grain qu’elle répandoit à pleines mains. Dalidor, en comparant ces deux figures, sentoit vivement qu’il est un charme mille fois plus puissant que les talens et la célébrité… Et fixant un œil dédaigneux sur le groupe des Graces qui sembloient vouloir couronner Ambroisine : Non, dit-il, ce ne sont point là les Graces ; non, elles sont toutes réunies ici ;… et ses regards se tournèrent sur le portrait de l’inconnue. Il tomba dans une profonde rêverie ; il admira l’espèce de fatalité qui lui faisoit rencontrer cette inconnue ou son image, et de manière à connoître parfaitement ses mœurs, son caractère, et son genre de vie. Je ne sais, se disoit-il, si je dois la rencontrer encore ; mais je suis certain que son souvenir m’obsédera toute ma vie ;… et je n’ai même pas été remarqué d’elle ! Ce regard si timide et si doux ne s’est jamais arrêté sur moi un seul instant ! Elle me reverroit sans me reconnoître !… Eh ! qu’importe ? Nous n’étions pas nés l’un pour l’autre ; sa rusticité ne pourroit s’accorder avec mes goûts ; j’ai fait le choix qui pouvoit seul me convenir et me rendre heureux… Mais je voudrois que cette jeune personne fût ma sœur…

Dans ce moment, la femme du peintre entra. Dalidor ne put s’empêcher de lui faire quelques questions sur l’inconnue ; mais il n’apprit rien, cette femme ne la connoissoit point. Dalidor demanda tristement le portrait d’Ambroisine ; on le décrocha, et il l’emporta.

La noce se fit le lendemain, et le beau portrait fut placé dans le salon des nouveaux mariés : Dalidor ne le regardoit jamais qu’en soupirant ; il se rappeloit à l’instant même le portrait si différent auquel il l’avoit comparé !…

Les premiers mois du mariage de Dalidor se passèrent dans des fêtes dont les talens d’Ambroisine firent tout l’agrément ; ensuite on partit pour la campague, et pendant deux mois on vécut en famille. Ambroisine étoit bonne, honnête, obligeante, mais tellement concentrée dans la musique, et attachant à cet art une telle importance, qu’elle n’avoit pas une idée suivie qui n’y fût relative : dénuée d’ailleurs de toute espèce d’instruction et n’ayant que fort peu d’esprit naturel, elle étoit à la fois insipide et frivole avec pédanterie ; car pour louer un excellent musicien, elle se servoit des expressions que l’on ne doit employer que pour faire l’éloge d’un vrai philosophe ou d’un héros. Un bon joueur d’instrument étoit pour elle un grand homme ; elle s’extasioit sur la sagesse, la pureté et la profonde sensibilité de son jeu ; tout ce qu’on peut trouver de touchant et de moral dans le livre le plus parfait, elle le trouvoit dans un rondeau ou dans une sonate. Bientôt Dalidor fut fatigué d’une conversation qui rouloit toujours sur le même sujet ; bientôt même il s’ennuya d’une musique éternelle, dont il savoit par cœur tous les plus beaux morceaux. Quand il vouloit causer, on jouoit de la harpe ou de la lyre ; quand il vouloit s’aller promener, on refusoit de l’accompagner, parce qu’on apprenoit une pièce nouvelle. Un instrument très-bruyant se trouvoit toujours en tiers entre Ambroisine et lui, et il finit par penser qu’on est plus heureux avec une femme qui ne sait que broder, puisqu’au moins un métier n’empêche ni d’écouter ni de répondre.

Ambroisine vouloit briller d’un nouvel éclat durant l’hiver qui s’approchoit, et elle s’y préparoit avec une ardeur que rien ne pouvoit ralentir.

Sur la fin d’octobre, on quitta la campagne ; et de retour à Paris, Dalidor vit sa maison se remplir de musiciens. Lorsqu’il alloit chercher sa femme dans son cabinet, il entendoit de l’antichambre les sons harmonieux des violons, des flûtes et des cors ; car Ambroisine possédoit tous les genres ; elle chantoit des romances avec la guitare ; elle jouoit des variations sur le piano, et des concerto sur la harpe ; elle exécutoit des morceaux d’ensemble et d’effet ; il lui falloit bien des instrumens à vent, et souvent même des timbales. Quand Dalidor, bravant tout ce vacarme, entr’ouvroit la porte du cabinet, Ambroisine qui vouloit lui ménager le plaisir de la surprise, le renvoyoit impitoyablement, les répétitions lui étoient interdites, et l’on en faisoit presque tous les jours. Ambroisine, toujours enfermée, toujours répétant, étoit semblable aux personnes qui jouent la comédie en société ; elle étoit d’une nullité parfaite dans le commerce intime, et elle faisoit acheter une représentation brillante, par quinze jours ou trois semaines de vide ou d’ennui.

Les concerts attirèrent beaucoup de monde ; on y joignit des bals, afin de déployer tous les talens d’Ambroisine : on dansa des quadrilles charmans, composés par Vestris et par d’Auberval, et dont mademoiselle Bertin fit les habits ; et sur la fin de l’hiver, l’homme chargé des affaires de Dalidor l’avertit qu’il avoit soixante-dix mille francs de dettes. Cependant Ambroisine protestoit qu’elle n’avoit que des goûts simples, et que même elle avoit pris nouvellement une véritable aversion pour la magnificence. En effet, elle avoit fait refaire un très-beau salon doré, qui fut reconstruit en bois rapporté de diverses couleurs naturelles ; cette décoration coûta quinze mille francs : néanmoins, quoi de plus simple que du bois sans sculpture et sans peinture ? On remplaça de riches rideaux, ennuyeusement solides, par des draperies élégantes d’un taffetas bien léger ; les girandoles et les lustres furent rélégués au garde-meuble ; on y substitua des lampes antiques d’albâtre ; enfin pour que la réforme fût complète, Ambroisine se décida à ne plus porter que des fleurs, de l’acier et du verre : elle se défit de tous ses diamans, qu’elle troqua successivement contre des marchandises anglaises. Telle étoit la sage simplicité d’Ambroisine.

Un triste événement suspendit pendant huit mois les concerts et les fêtes ; le père de Dalidor mourut, et laissa à son fils unique un riche héritage. Dalidor se livra alors à tous ses goûts ; il voulut avoir un cabinet de tableaux, et faire un jardin à l’anglaise. Il n’admiroit que l’école flamande : c’étoient dans ce temps les tableaux les plus chers. Les amateurs du dix-huitième siècle aimoient cent fois mieux l’image d’un vieux fumeur ou d’une cuisinière épluchant des oignons, que celle d’un héros ou d’une nymphe ; et tandis que Dalidor tapissoit ses appartemens de ces ignobles peintures, il remplissoit ses jardins d’obélisques, de pyramides et de temples. Ce peu d’accord dans les goûts marque assez qu’on n’en a point de réels, et qu’on ne sacrifie qu’à la mode.

Le deuil fini, les fêtes recommencèrent ; et même, durant l’été ; comment ne pas donner de fêtes dans un jardin anglais ? On illuminoit les bois, on jouoit des pastorales, et l’on dansoit sur la pelouse ; on faisoit de la musique dans les temples, sur les rivières factices, et dans les grottes ; on chantoit des romances plaintives sur les tombeaux… L’intendant de Dalidor fit quelques représentations, et la chose la plus honnête pour un intendant : il eut la générosité de proposer à son maître d’examiner lui-même ses comptes et ses propres affaires ; mais Dalidor se garda bien d’accepter cette étrange proposition. Il assura l’intendant que ses occupations ne lui permettoient pas d’entrer dans ces petits détails, et l’intendant, en voyant à son maître une si parfaite insouciance sur ses intérêts, ne songea plus qu’aux siens.

Cependant, au bout de deux ans, les créanciers parvinrent jusqu’à Dalidor, et devinrent si pressans, que Dalidor fut obligé de vendre précipitamment, et à vil prix, sa collection de tableaux, et son cabinet de choses rares et précieuses, car il étoit curieux, et il avoit dépensé beaucoup d’argent en porcelaines craquelées de la Chine, en vilains chats bleus et violets du Japon, en vieux laques, en magots, etc. Ambroisine, ayant prodigieusement contribué au dérangement de fortune de son mari, voulut aussi faire un sacrifice. Elle porta généreusement à Dalidor un énorme écrin rempli de ses bijoux ; mais Dalidor, trouvant les diamans métarmophosés en colliers de cheveux, en bracelets de cheveux, en chaînes et médaillons et chiffres de cheveux, et en semences de perles, ne profita point de la bonne volonté d’Ambroisine. Il lui rendit ces parures sentimentales, et il lui déclara qu’il étoit obligé d’aller passer un an dans une terre à quarante-deux lieues de Paris. Ambroisine consentit à le suivre, et cette résolution fut pour elle un grand effort de vertu ; elle ne s’aveugloit point sur l’étendue d’un tel sacrifice ; elle savoit trop qu’elle ne trouveroit en province ni bals élégans, ni spectacles, ni concerts !…

La santé d’Ambroisine, affoiblie déjà par les veilles et par une extrême dissipation, acheva de se détruire dans la solitude d’un vieux château. Ambroisine, honnête, irréprochable, n’étoit point coquette ; mais l’habitude lui rendoit nécessaires les applaudissemens des connoisseurs. En vain des voisins sans goût et sans oreille répétoient, lorsqu’elle jouoit de la harpe : cela est bien joli, ou madame chante à merveille ; de tels éloges ne pouvoient la dédommager des bravos et des extases des virtuoses. Le manque d’émulation et le mauvais état de sa santé lui ôtèrent même bientôt le goût de la musique, et elle se trouva dans un désœuvrement qui la plongea dans le plus profond ennui ; son caractère éprouva l’altération la plus fâcheuse ; elle devint inégale, fantasque ; l’impertinence, l’aigreur, et une déraison puérile, se joignirent à son insipidité naturelle. Alors, Dalidor, impatienté, tourmenté dans tous les momens du jour, maudit plus d’une foi la frivolité qui lui avoit fait préférer une musicienne sans esprit, à une jeune personne douce, modeste, aimable et sédentaire. Son inconnue vint se retracer à son imagination plus vivement que jamais. Elle a maintenant, se disoit-il, di-huit ou dix-neuf ans ; qu’elle doit être belle ! Sans doute elle est mariée, et fixée à la campagne, et sûrement elle s’y plait ! loin de dédaigner les soins du ménage, elle en fait ses délices ! heureux qui peut la contempler telle que je l’ai vue dans ce portrait charmant gravé dans mon souvenir !… mais mille fois heureux l’époux qu’elle a choisi !… Cette pensée fit soupirer Dalidor ; un triste retour sur lui-même remplit son ame d’amertume.

Cependant Ambroisine, dépérissant tous les jours, parut désirer ardemment de retourner à Paris, après six mois de séjour à la campagne. Dalidor, inquiet de son état, s’empressa de la satisfaire. La révolution étoit commencée depuis quelques mois, ses premiers orages hâtèrent la fin d’Ambroisine, elle mourut peu de temps après son arrivée à Paris. La révolution acheva de ruiner Dalidor, on le soupçonnoit d’aristocratie, ses terres furent pillées, ses châteaux brûlés, ses créanciers saisirent tout ce qui restoit. N’entendant rien aux affaires, il ne sut que payer tout ce qu’on demandoit, et l’on demanda beaucoup plus qu’il ne devoit réellement. Il ne lui resta qu’une pension viagère, que, par un marché qu’il se trouva trop heureux de conclure, son intendant lui assura en achetant la plus belle de ses terres. Dalidor, dans ces tristes conjonctures, fut privé, par sa faute, des utiles conseils de Mulcé. Depuis long-temps ce dernier étoit établi et fixé en province. Dalidor avoit entièrement négligé de répondre à ses lettres et à ses offres de service, et Mulcé avoit enfin cessé de lui écrire. Le règne de la terreur approchoit, et Dalidor, justement épouvanté, se sauva dans les pays étrangers. Il y végéta six ou sept ans ; au bout de ce temps il reçut à Londres un billet de Mulcé, qui ne contenoit que ces mots : « J’ai obtenu ton rappel ; viens sans délai, mon cher Dalidor, tu trouveras un asyle chez ton plus proche parent et ton plus ancien ami ; je vais t’attendre à Calais chez Dessaint. Mulcé ».

Combien ce billet toucha Dalidor ! quelle reconnoissance peut égaler celle d’un fugitif délaissé depuis long-temps, et qui reçoit inopinément une telle nouvelle et une semblable preuve de souvenir ! Ah ! comme on aime sa patrie, après un long exil, quand on obtient la permission de rentrer dans son sein !…

Dalidor, sans perdre un moment, s’embarque et part pour la France ; il arrive à bon port à Calais, il vole chez Dessaint, il demande Mulcé : on répond qu’il n’est point venu ; il attend huit jours, et ne recevant nulle nouvelle, il se décide à se rendre en Normandie chez un homme de sa connoissance, afin d’y prendre quelques renseignemens sur Paris et sur Mulcé. Il voyageoit seul et à cheval, et son cheval s’étant blessé, il fut obligé de s’arrêter un soir dans un beau village près de Caen. Il coucha dans un cabaret dont l’hôtesse lui apprit qu’il étoit dans la terre d’un homme bienfaisant, nommé Vilmure, Ce nom étoit inconnu à Dalidor. Il cessa de questionner l’hôtesse, qui, prenant son silence pour de l’attention, continua de parler. Après avoir fait l’éloge du ci-devant seigneur de ce lieu, elle fit celui de son épouse. Est-elle jeune, demanda Dalidor ? Elle est jeune et charmante, répondit l’hôtesse. À ces mots, Dalidor écouta avec une sorte d’intérêt. On lui conta les traits les plus touchans de madame de Vilmure. Elle étoit jolie, bonne et pieuse comme un ange ; modèle des épouses et des mères, elle avoit, durant le règne de la terreur, sauvé son mari par son courage et son activité. Elle l’avoit tenu caché pendant dix-huit mois, et en même-temps, par son intelligence dans les affaires, elle avoit su conserver presque toute sa fortune ; enfin, elle soignoit avec la plus tendre affection un vieux grand-père qui l’avoit élevée, et elle avait quatre jolis petits enfans auxquels elle donnoit une éducation parfaite. Ce récit fit soupirer Dalidor : il demanda si le mari de cette personne si accomplie étoit avec elle ; on lui répondit qu’il étoit absent, mais qu’on l’attendoit chaque jour.

Dalidor, tandis que l’on préparoit son souper, fut se promener dans l’avenue du château ; en se rappelant les récits de l’hôtesse, il considéroit avec intérêt ce bâtiment gothique, éclairé par un brillant clair de lune. En pensant à la profondre tranquillité, au bonheur qui régnoient dans cette maison, il se rappeloit douloureusement, et son triste mariage, et la charmante inconnue qu’il avoit jadis rencontrée tant de fois. Ah ! disoit-il, c’étoit à celle-là qu’il eût fallu s’attacher, et mon cœur y étoit si bien disposé ! la manie des arts l’emporta sur ce sentiment !… Peut-être n’avoit-elle pas l’intelligence et la solidité d’esprit de madame de Vilmure, mais elle avoit sûrement de la raison, des goûts simples ; elle étoit charmante, elle n’eût point contribué à ma ruine, je l’aurois uniquement aimée !… Ces réflexions plongèrent Dalidor dans une profonde rêverie ; il étoit depuis plus de deux heures dans cette avenue, lorsqu’il vit de la fumée et de la flamme s’élever tout-à-coup de l’un des corps-de-logis du château ; aussitôt il se précipite vers la cour ; il étoit dix heures et demie ; il entre, il trouve tous les domestiques en mouvement ; il entre dans le château, et, après avoir traversé un grand vestibule, il aperçoit une femme à moitié déshabillée, dont les cheveux épars cachoient le visage, et qui tenoit dans ses bras deux petits enfans charmans et presque nus, tandis que deux autres un peu plus grands la suivoient en se suspendant à sa robe flottante… Elle crioit avec un accent déchirant : Mon grand père ! mon grand-père ! secourez mon grand-père ! Cette voix pénétra le cœur de Dalidor… Aucun domestique n’osoit entrer, parce que la première pièce étoit embrasée ; Dalidor fit deux ou trois questions rapides, et il apprit que le valet-de-chambre qui couchoit auprès du vieillard, avoit eu la lâcheté de se sauver, et de l’abandonner en appercevant le feu ; que le vieillard étoit endormi ; que son appartement avoit une porte de derrière donnant sur le jardin, mais que cette porte étoit fermée en dedans et avec des barres de fer. Il suffit, s’écria Dalidor, en s’élançant dans le corps-de-logis enflammé. Rassurez-vous, madame, je sauverai votre grand-père. À ces mots, il traverse comme un trait une petite anti-chambre pleine de flamme et de fumée ; il tenoit sur sa bouche son mouchoir, qu’il avoit trempé dans un seau d’eau. Le feu prit à sa redingotte ; mais en entrant dans la chambre que le feu n’avoit pas encore atteinte, il quitta sa redingotte, et en fut quitte pour deux brûlures, l’une à la jambe, et l’autre au bras. Il arrive au lit du vieillard profondément endormi, et qu’un instant plus tard la fumée eût suffoqué. Il le réveille, le prend dans ses bras, ouvre la porte de derrière, respire avec transport l’air frais du jardin, et là, dans ce moment, au comble du bonheur, il remet le vieillard dans les bras de madame de Vilmure éperdue… Ô le plus généreux des hommes !… s’écria-t-elle : daignez nous suivre dans mon pavillon… En disant ces paroles, elle enveloppe son grand-père dans les habits d’un de ses gens, et elle s’empresse de le conduire dans l’autre corps-de-logis ; ce vieillard avoit besoin d’un guide, car il étoit aveugle. On pria Dalidor d’attendre dans un salon, tandis que madame de Vilmure s’occupoit du soin de faire remettre au lit son grand-père et ses enfans. Dalidor n’avoit jamais été si profondément ému, quoique dans ce désordre il n’eût pas distingué les traits de madame de Vilmure ; sa vue l’avoit frappé, et l’élégance de sa taille, la douceur de sa voix lui rappeloient un souvenir confus… En entrant dans le salon, il se sentit si oppressé, qu’il ouvrit une fenêtre qui donnoit sur la cour ; il vit tous les paysans accourir en foule, et se précipiter vers le pavillon pour éteindre le feu, qui, par leurs soins, fut arrêté en moins d’une demi-beure. Comme elle est aimée ! dit Dalidor ; car durant tout ce temps, il n’avoit pensé qu’à elle… On ouvrit une porte ; il crut que madame de Vilmure entroit ; il se retourna, fit quelques pas, et ses yeux se portèrent sur un grand tableau… Un tremblement universel le saisit… Il s’approche, et regardant de près ce tableau, il reconnoît la jolie petite ménagère donnant à manger à des poulets… Ô destinée ! s’écria-t-il, c’est elle !… et il tombe dans un fauteuil en fondant en larmes… En effet, madame de Vilmure étoit son inconnue. Quelques minutes après, il entendit du bruit dans l’anti-chambre ; il essuya ses pleurs, et madame de Vilmure parut. Comme elle ne l’avoit jamais regardé avec attention, elle ne conservoit pas de lui le moindre souvenir ; mais elle lui témoigna la reconnoissance la plus touchante ; elle fit panser ses brûlures devant elle, en aidant le chirurgien qu’elle avoit amené pour examiner si Dalidor étoit blessé. Ensuite elle lui fit servir à souper : Dalidor ne mangea point, et madame de Vilmure, après lui avoir renouvelé les plus tendres remercîmens, le fit conduire dans un chambre préparée pour lui. Elle fit toutes ces choses avec tant de simplicité et de bonhomie ; elle étoit si occupée de son grand-père, et de la crainte que cet accident ne nuisît à sa santé, qu’elle ne remarqua ni le trouble ni la tristesse de Dalidor, et qu’elle oublia même de demander son nom.

Quand Dalidor fut seul, les idées les plus affligeantes vinrent l’assaillir. Quelle est belle ! s’écria-t-il. Cette douce fraîcheur de l’innocence, elle l’a conservée toute entière ! Et quelle grâce ! et quelle noblesse !… Mais je n’ai pas laissé dans son souvenir la moindre trace, tandis qu’elle étoit si présente au mien !… Quel oubli total !… Ah ! dès le point du jour je m’échapperai, sans la revoir, de cette fatale maison ; j’y mourrois !… Du moins elle me doit la vie de son grand-père ; et elle n’a pas daigné me demander mon nom… Elle l’ignorera toujours.

Dalidor passa une partie de la nuit dans cette agitation ; mais enfin la fatigue lui procura quelques heures de sommeil. À sept heures du matin, il fut réveillé par un grand mouvement qui se fit tout-à-coup dans le château : il se leva, et un instant après un domestique accourut pour lui annoncer l’arrivée de M. de Vilmure. Dalidor, de premier mouvement, s’élança hors de sa chambre pour éviter cette entrevue ; mais il rencontra au bout du corridor madame de Vilmure, donnant le bras à son mari ; et Dalidor resta pétrifié d’étonnement, en reconnoissant dans cet heureux époux son cousin Mulcé. La surprise fut mutuelle, et l’état de stupeur de Dalidor parut fort naturel. Mulcé l’accabla de caresses, que Dalidor recevoit avec une espèce de remords. On l’entraîna chez le vieillard, qui vouloit remercier son libérateur. Dalidor éprouva la plus douce consolation en serrant contre son sein ce vieillard vénérable, si cher à sa famille ; et la gratitude et l’amitié sincère qu’on lui témoigna, répandirent un baume salutaire sur les blessures de son cœur. Mulcé expliqua sa conduite. Une affaire indispensable l’avoit empêché d’aller à Calais ; mais il y avoit envoyé un domestique chargé d’une lettre, et de mener Dalidor dans ce même château où le hasard l’avoit conduit : ce courrier étoit resté blessé et dangereusement malade à vingt-cinq lieues de Calais ; une fièvre accompagnée de délire l’avoit empêché de charger un autre courrier de sa dépêche. Enfin Mulcé, durant le règne de la terreur, s’étoit placé à Bordeaux chez un Créole en crédit alors, nommé Vilmure, qui le fit passer pendant plus d’un an pour son fils. Cet homme, en mourant, lui avoit laissé tout son bien ; et Mulcé, par reconnoissance, gardoit le nom auquel il devoit la vie et une partie de sa fortune.

Dalidor, malgré les instances de son ami, ne voulant point séjourner dans ce château si dangereux pour lui, se hâta de partir pour Paris. Le crédit de Mulcé lui fit obtenir une place d’envoyé auprès d’un prince d’Allemagne : il resta trois ans dans cette cour étrangère ; ensuite il revint dans sa patrie ; il s’y maria : Mulcé lui fit épouser une riche héritière, parente de sa femme. Cette jeune personne étoit aimable, simple, sans prétention ; elle avoit une instruction solide, et plusieurs talens agréables ; car je ne prétends pas nier qu’il soit impossible de savoir peindre et jouer des instrumens, et d’être raisonnable ; mais dans ce dernier cas, on regarde seulement ces arts charmans comme des délassemens : on en parle, on les cultive sans y attacher une grande importance ; on n’hésite point à les négliger ou même à les sacrifier à ses moindres devoirs. Enfin, Dalidor connut le bonheur ; mais il ne devint heureux qu’après avoir souffert beaucoup de peines, et dans l’âge mûr ; et Mulcé le fut constamment toute sa vie.


FIN DU QUATRIÈME VOLUME.