Nouvel Atlas de la Chine (La Haye)/Relation de la Boucharie

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RELATION
DE LA BOUCHARIE.



CHAPITRE I.

De la Boucharie en général.

§. 1. 
L A Boucharie est un Pays d’une étenduë considerable, situé entre celui de Turchestan, la grande Calmuquie, la Mer Caspienne, la Perse, les Indes, & la Mongalie.

§. 2. Les Géographes regardent ordinairement la Boucharie, comme faisant partie de la Grande Tartarie. En effet les Tartares, ou pour mieux dire les Calmuques, en ont envahi une partie ; mais leur domination n’empêche pas que la Boucharie, à l’exemple de la Chine que les Tartares ont pareillement subjuguée, ne doive être considerée comme un Etat séparé.

§. 3. La Boucharie est divisée en deux parties, la Grande & la Petite. C’est la dernière qui sera le principal objet de la présente Relation. J’en puis parler avec d’autant plus d’assurance, que j’ai été moi-même sur les lieux. Il est juste cependant que je rapporte auparavant ce qui m’est connu de la prémiere, c’est-à-dire de la Grande Boucharie.

CHAPITRE II.

De la Grande Boucharie.

§. 1.
LA Grande Boucharie est située sous le 36. & 45. degré. Elle confine, du côté du Nord, au Pays de Turchestan & à une partie de la Calmuquie Orientale; vers l’Occident, à la Perse & à la Mer Caspienne; vers le Sud, aux Indes; & vers l’Orient, à la Petite Boucharie, dont elle est séparée par de hautes montagnes qu’on appelle Parapomisus.

§. 2. Elle étoit connue, du tems d’Aléxandre le Grand, sous le nom de Sogdiana. D’autres l’appellent aujourd’hui Mauranneher, comme qui diroit, selon la langue du pays, au-delà des eaux, ou vers le coulant des eaux; mais dans la plûpart des Cartes Géographiques elle est appellée Terra Usbekorum, le Pays des Usbeks, parce que les Usbeks avoient une fois subjugué les Bouchars, en s’emparant de leur Capitale, nommée Bouchara, & en se rendant presque tout le reste du Pays tributaire.

§. 3. Les Usbeks continuent même aujourd’hui à les incommoder par leurs courses continuelles, & les obligent souvent à payer le tribut.

Et quoique les Bouchars n’oublient rien pour se garantir de ce joug, ils n’en ont jamais pû venir entièrement à bout. A l’exemple de bien d’autres Républiques, ils ont le malheur de n’être jamais d’accord entre eux-mêmes. Au lieu d’unir leurs forces pour repousser l’ennemi commun, il y en a presque toujours parmi eux qui l’assistent contre leurs propres Compatriotes. Tant il est vrai que les desunions domestiques sont ordinairement fatales aux Etats qui y sont sujets:

§. 4. Il y a plusieurs Villes dans la Grande Boucharie, & elles ont chacune son Cham, ou Régent. Les principales sont :

Bouchara, qu’on dit être deux fois plus grande que la ville de Moscou en Russie, &

Balik, qui n’est pas moins considerable.

CHAPITRE III.

De la Petite Boucharie.

§. 1.
LA Petite Boucharie est séparée de la Grande Boucharie, comme il a été dit ci-dessus, par le Parapomisus. Elle est appellée par quelques-uns la Mogulie, & par d’autres Tzagatay, en mémoire de Tzagatay, second fils de Zingis-han. Elle est située entre le 36. & 42ᵐᵉ. degré, ayant pour voisins à l’Orient, la Mongalie & les Deserts de la Chine ; au Sud, ceux des Indes ; à l’Occident, la Grande Boucharie & la Perse ; & au Nord, une partie de la Mongalie & de la Calmuquie Orientale.

§. 2. L’étenduë du Pays est de 200. lieües ou environ en longueur : Il y a plusieurs deserts. Le reste consiste dans une vingtaine de Villages qui en dépendent.

Il n’y a que deux Villes qui soient de quelque consideration ; sçavoir Jerken ou Yerghen, qui est la Capitale du Pays, fort grande & bien peuplée, & Kascar, située au pied des susdites montagnes.

§. 3. Ce fut l’an 1683., ou environ, que les Calmuques, sous leur Bosto-Cham ou Bosugto-Cham, ocuperent la Petite Boucharie. Après la mort de Bosto-Cham, Zigan-Araptan son Neveu, en devint le Grand-Contaisch. C’est le nom que le peuple donne à ses Souverains.

Je raconterai ci-dessous les particularitez de cet évenement.

§ 4. Zïgan-Araptan étant parvenu à la regence, il établit l’ordre suivant dans la Petite Boucharie. Il institua divers Magistrats subalternes, qui subsistent encore, & qui sont subordonnez les uns aux autres. Les moindres gouvernent chacun 10. Maisons ou familles, les seconds 100, les troisiemes 1000; & tous dépendent d’un Commandant Général, que le Grand Contaisch, comme Souverain du pays, choisit ordinairement d’entre la race des anciens Princes des Bouchars.

Ces Magistrats jugent des différens qui naissent entre les sujets, & sont dans l’obligation de faire rapport de tout ce qui se passe, chacun à son supérieur. Par cette forme de gouvernement le Grand Contaisch tient un fort bon ordre dans son Pays, où tous les habitans vivent en paix & dans une parfaite union.

§. 5. Les Bouchars ne sont gueres belliqueux. Les armes dont ils se servent communement, sont la Lance, le Sabre ; & l’Arc. Il y en a cependant, qui ont des Fusils, & des Arquebuses rayées; & les plus riches portent des Jacques de mailles.

§. 6. Pour juger de la force de ce Peuple, on peut compter que, quand le Grand Contaisch a besoin de lever des troupes, il assemble en moins de rien 20000. hommes, en ne prenant qu’un homme d’entre 10. familles.

§. 7. Les maisons des Bouchars sont de pierre, & passablement bonnes. Leurs meubles sont en petit nombre, & de peu d’ornement. Ils n’ont ni tables ni chaises. L’on ne voit dans leurs chambres que quelques Coffres Chinois, ornez de fer, sur lesquels ils ajustent pendant le jour, les matelas dont ils se servent la nuit, & les couvrent d’un tapis de cotton bigarré. Ils y ont encore un rideau brodé à fleurs & à figures de différentes couleurs, & une espece de bois de lit, haut d’une demi-aune, & large de quatre ou environ , qui leur sert de couche, & qu’ils cachent le jour sous un tapis.

§. 8. Ils couchent nuds comme la main durant la nuit , mais dès qu’ils sont levez on les voit toûjours habillez & assis à la Turque, ayant les jambes croisées sous eux.

§. 9. Ils se piquent de quelque propreté dans leur nouriture. Les Esclaves qu’ils prennent, ou achetent chez les Calmuques, Russiens, & autres peuples voisins, sont la cuisine dans la chambre du maître. Pour cet effet ils y ont, selon la grandeur de la famille, plusieurs marmites de fer, murées dans une espece de foyer, près d’une cheminée, qui sert en même tems à chauffer la chambre durant l’hiver. Il y en a qui ont aussi de petits fours, qui se font, comme le reste de leurs murailles , de terre grasse ou de briques cruës.

§ 10. Leur vaisselle consiste en quelques plats & écuelles de Capua, (qui est une sorte de bois) ou de Porcelaine, & quelques vases de cuivre, pour faire bouillir le Thé, & pour chauffer l’eau dont ils ont besoin pour se laver. Une piece de toile bigarrée de Cotton leur tient lieu de nappe & de serviettes. lis ne se servent ni de couteaux, ni de fourchettes. Les viandes leur étant servies découpées, ils les prennent & achevent de les dechirer avec les doigts. Leurs cuillères sont de bois & de la façon de celles dont nous nous servons dans nos cuisines pour écumer nos pots.

§ 11. Les mets dont ils se nourissent ordinairement sont des hachis , dont ils remplissent souvent des especes de Pâtez de la Figure d’un croissant. Lorsqu’ils font de longs voyages, surtout en hyver, ils se munissent d’une provision de ces pâtez, qu’ils portent avec eux dans un fac, après les avoir exposez à la gelée, & ils en font d’assez bonnes soupes en les faisant recuire dans de l’eau bouillante.

§. 12. Leur boisson quotidienne est le Thé. Ils en ont d’une espece noire, qu’ils apprêtent avec du lait, du sel, & du beurre, & le mangent avec du pain, lorsqu’ils en ont, ou le boivent, selon leur appetit.

§. 13. Leur habillement, quant aux hommes, ne differe que fort peu de celui des Tartares. Ils portent des habits longs jusqu’au gras des jambes , ayant des manches larges vers l’épaule, & étroites vers le poignet, & ils se ceignent d’écharpes, comme les Polonois.

Les habits des femmes ressemblent en tout à ceux des hommes, & sont ordinairement piquez de Cotton. Elles portent des pendans d’oreilles de la longueur d’un quart d’aune, & qui descendent souvent jusques sur les épaules. Elles partagent leurs cheveux en plusieurs tresses, qu’elles entrelacent & allongent de Rubans noirs brodez d’or ou d’argent, & de grandes touffes de soye & d’argent, qui leur pendent jusqu’aux talons. Trois autres touffes moins grandes leur couvrent la gorge. Elles ont des colliers ornez de perles, de petites monnoyes, & de plusieurs babioles argentées ou dorées, & luisantes. Tous généralement, hommes & femmes, de quelqu’âge qu’ils soyent, portent sur eux, dans un étui de cuir fort mince, & en guise de reliques, des prieres écrites à la main que leurs Prêtres leur distribuent, & dont ils ne font pas moins de cas que les Russiens de la Croix & des Saints.

Quelques femmes, & surtout les filles, ont les ongles peints de rouge. La couleur qu’elles y employent & qui y dure longtems, se tire d’une herbe, appellée dans la langue Bouchare, Kena. Elles la séchent, la reduisent en poudre, la mêlent d’alun broyé, & l’exposent durant vingt-quatre heures à l’air avant que de s’en servir.

Tant les hommes que les femmes portent des culottes & des bottes de cuir de Russie fort légeres & sans talons, ou des bas de cuir. Mais lorsqu’ils sortent de la maison, les uns & les autres se servent de galoches, ou de mules à hauts talons, comme les Turcs, & les quittent en rentrant chez eux.

L’un & l’autre sexe se sert aussi des mêmes bonnets & coëffures, à cela près, que les femmes, & surtout les filles, parent les leurs de clinquant, de petites monnoyes, & de Perles Chinoises. La seule marque à laquelle on peut distinguer les femmes d’avec les filles, c’est que les femmes portent sous les bonnets un linge long, lequel, après lui avoir fait faire le tour du col, elles noüent par derriere, de sorte qu’un bout de ce linge pend le long des reins.

§. 14. Le pays est très abondant en toutes sortes de fruits & en Vin. La chaleur de l’été y est si excessive, qu’on a de la peine à la supporter hors des maisons.

§. 15. Les habitans ont ordinairement le teint bazané, & la chevelure noire , bien qu’il y en ait aussi qui sont fort blancs , beaux & bienfaits.

§. 16. Ils ne manquent pas de politesse, & ils sont surtout bienfaisans envers les étrangers.

§. 17. Ils font naturellement avides de gain, & adonnez au trafic. Ils en font beaucoup dans la Chine, en Perse, aux Indes , & en Russie. Ils sont tellement versez dans le negoce , que ceux qui commercent avec eux, à moins de s’y bien connoître, ne manquent jamais d’être surfaits ou dupez.

§. 18. Ils n’ont d’autre argent monnoyé que des Copeiks de cuivre, qui pesent un Solotnik , c’est-à-dire à-peu-près le tiers d’une once. Lorsqu’ils ont de gros payemens à recevoir ou à faire, en or ou en argent, ils les règlent par la balance. Ils suivent en cela l’exemple des Chinois & d’autres de leurs voisins.

§. 19. Leur Langue ainsi que leur Religion differe en bien de choses de celle des Turcs & des Persans, & ressemble néanmoins à l’une & à l’autre.

Ils ont leur Alcoran, qui est le Vieux Testament des Chrétiens, mutilé & falsifié en bien des endroits. Ils n’en attribuent pas la composition à Mahomet, mais à Dieu même, qui l’a communiqué aux hommes, disent-ils, par le moyen de Moïse & des Prophetes. Mais ils sont persuadez que Mahomet en a fait une explication , & en a tiré une morale qu’ils sont obligez de reconnoître & de suivre.

§. 20. Voici l’idée qu’ils se sont de Jésus-Christ.

„ La Sainte Vierge, disent-ils, étant une pauvre orpheline, ses plus proches parens ne purent s’accorder, qui d’entre eux seroit chargé de son éducation. Pour terminer leur dispute, ils convinrent de la décider par le fort. Ils jetterent une plume dans un vase rempli d’eau, & y tremperent tour-à-tour chacun un doigt. La convention portoit, que celui au doigt duquel la plume s’aisacheroit de manière qu’il pût la retirer de l’eau, seroit le pere nouricier de l’enfant. Tous y perdirent leur peine, à la reserve de Zacharie. La plume, quoiqu’elle fût allée au fond de l’eau, vint s’attacher à son doigt & lui fit adjuger l’éducation. Il s’en chargea avec plaisir, & transporta l’enfant dans sa maison. Mais un jour qu’il étoit obligé de vaquer à quelque fonction qu’il avoit dans le Temple, il oublia si bien d’avoir laissé l’orpheline toute seule & enfermée chez lui, qu’il resta trois fois vingt-quatre heures dehors, sans penser à elle. S’en étant enfin ressouvenu, & craignant que la faim ne l’eût emportée, vû qu’aucun des autres parens n’en avoit pû avoir soin, la maison étant fermée à clef, il y courut au plus vîte. Mais qu’elle fut sa surprise quand, au lieu de trouver la pauvre enfant morte ou mourante, il la vit en bonne santé & entourée de toute sorte de bons mêts. Son étonnement ne cessa qu’après que l’enfant lui eût appris, que Dieu les lui avoit envoyez.

„ Etant parvenuë à l’âge de quatorze ans , & ayant été incommodée pour la prémiere fois comme toutes les femmes le sont ordinairement à cet âge-là, cette sainte fille fut se baigner dans une fontaine qui étoit dans une grande forêt. Là elle entendit une voix, qui lui fit d’abord beaucoup de peur. Elle se hâta de reprendre ses habits pour s’enfuir; mais avant qu’elle pût achever de les remettre, un Ange qui lui apparut lui annonça qu’elle deviendroit enceinte d’un fils, qu’il lui commanda d’appeller Isaï lorsqu’elle en seroit accouchée. Marie répliqua sagement qu’elle auroit de la peine à accoucher , n’ayant jusques-là jamais eu de commerce avec personne qui eût pû engrossir. Mais l’Ange, après lui avoir soufflé sur la gorge, lui fit comprendre ce Mistere, & l’instruisit de tout ce qu’elle avoit besoin de sçavoir. En effet elle devint grosse dès ce moment même, comme l’Ange l’avoit prédit.

„ Le terme de sa deliverance s’approchant, Marie alla se cacher de honte dans la même forêt où l’Ange lui étoit apparu, & les douleurs l’y ayant surprise, elle s’appuya, pour se soulager, contre un tronc d’arbre tout sec, & accoucha dans cet état du fruit qu’elle portoit. Ce qu’il y eut de particulier, c’est que dans le même instant le tronc commença à pousser dea feuilles , & toute la contrée d’alentour à verdoyer & à fleurir, & que des Anges survenus prirent l’Enfant qui venoit de naître, le baignerent dans une fontaine qui se trouva tout à coup à deux pas de-là, dans un endroit où il n’y en eut jamais auparavant, & le rendirent ensuite à sa Mere.

„ Celle-ci, après cette expédition, retourna vers ses parens, qui la reçurent avec beaucoup d’imprécations & de mauvais traitemens. Elle les essuya avec beaucoup de tranquillité, & sans se donner la peine de s’excuser du crime qu’on lui imputoir. Elle pria seulement son fils de plaider sa cause. Il le fit sur le champ, justifia entierement sa Mere, & expliqua aux parens tout le mistert d’une naissance si peu naturelle & si miraculeuse.

„ Dans la suite du tems le jeune Isaï devint un grand Prophête, & un Docteur de beaucoup d’autorité; mais il fut généralement haï & persécuté de tout le monde, & surtout des plus grands hommes de son tems, desquels il essuya quantité de traverses & de tribulations. Ils attenterent même plusieurs sois, quoique sans succès, à sa vie, & depêcherent enfin deux personnages considerables pour se défaire de lui à quelque prix que ce fût. Mais Dieu fit échouër un si pernicieux dessein, dans le moment même qu’ils comptoient de l’exécuter. Il enleva tout-à-coup Isaï de ce monde, & le transporta tout en vie au Ciel. Qui plus est, il punit les deux assassins d’une manière singuliere. Il transforma successivement leurs figures en celle d’Isaï, & les exposa par-là à la fureur du peuple, qui trompé par cette ressemblance, les fit pitoïablement mourir.

§. 21. Quoique les Bouchars ne fassent aucun compte de la Passion de J. C., ni du mistere de nôtre Redemption, ils n’en croyent pas moins la Résurrection, & une autre vie: mais ils ne sçauroient se persuader que jamais mortel puisse être damné éternellement. Ils croyent, au contraire, que comme les Démons nous induisent au péché, ce sera aussi à eux à s’en charger, & à en porter les peines.

§. 22. Ils croyent de plus, qu’au dernier jour du monde, tout ce qui existe, à la reserve de Dieu, sera anéanti ; que par conséquent toute créature vivante, les Anges, les Diables, & Jesus-Christ même, mourront, & qu’après la resurrection tous les hommes, excepté un petit nombre d’Elûs, seront purifiez, c’est-à-dire châtiez par le feu, chacun à proportion de ses péchez, de la grieveté desquels Dieu connoîtra moyennant une balance. Ils croyent qu’il y aura huit différens Paradis (qu’ils appellent Array) pour les bons, & sept différens Enfers pour les méchans ; que c’est dans ces Enfers que les pécheurs seront plus ou moins purifiez par le feu de la punition, à proportion des péchez qu’ils auront commis en ce monde ; que les pécheurs les plus énormes & qui sentiront le plus vivement le feu de la punition, ce sont les menteurs, les fourbes, qui se plaisent à tromper, & les boute-feux qui sement la desunion & des sujets de dispute parmi leurs prochains ; que ceux qui ne sentiront aucune atteinte du feu, c’est-k-dire les Elûs, seront choisis parmi les Bons, sçavoir de cent hommes, un, & de mille femmes une, & que ce petit troupeau sera transporté dans un des Paradis susdits, où il joüira de toutes sortes de félicitez, jusqu’à ce qu’il plaira à Dieu de créer un nouveau monde au lieu de celui d’à- présent.

§. 23. C’est un péché, selon eux, que de dire que Dieu est au Ciel. Dieu, disent-ils, se trouve partout ; donc c’est déroger à sa Toute-présence que de dire qu’il se tient dans un endroit fixe.

§. 24. Ils ont tous les ans un Jeûne de trente jours, à commencer du 15. Juillet jusqu’à la mi-Août, pendant lequel tems ils ne goûtent absolument de rien tant qu’il fait jour : mais en revanche ils mangent deux fois la nuit ; l’une, dès que le soleil est couché, & l’autre à minuit. Il leur est défendu de se servir d’autre boisson durant ce Jeûne que du Thé. Quiconque contrevient en la moindre façon à ces ordonnances, est condamné sur le champ à donner la liberté au meilleur de ses esclaves, ou un repas à 60. personnes, & de souffrir, outre cela, 85. coups, que le grand Prêtre, qu’ils appellent Aguns, lui fait appliquer sur le dos nud, se servant pour cela d’une épaisse courroye de cuir qu’ils nomment Dura. J’ai néanmoins remarqué que le petit peuple n’observe pas également la loi de ce Jeûne, & que surtout les travailleurs ont permission de manger en plein jour.

§. 25. Ils sont cinq prieres par jour, 1. avant l’Aurore, 2. vers le Midi, 3. après Midi, 4. au Soleil couchant, & 5. à la troisieme heure de la nuit ; & ce sont toujours leurs Abis, qui sont une espece de Prêtres, qui en donnent le signal.

§. 26. Ceux qui sont assez sçavans pour pouvoir lire & expliquer des livres, sont en grande consideration parmi ce peuple. On les appelle Mula, qui veut dire un homme célèbre & de mérite.

§. 27. Les femmes des Bouchars, lorsqu’elles accouchent, sont reputées impures durant 40. jours après leur delivrance, & n’oseroient pas seulement prier Dieu tant que dure cette prétenduë impureté.

§. 28. Au troisième jour après la naissance d’un enfant, le Pere ou quelqu’un des plus proches parens lui donne un nom, & lui fait en même tems présent d’un bonnet, ou d’un linge, & quelquefois d’un habit, si ses facultez le permettent.

La Circoncision des jeunes garçons se fait par quiconque s’y entend, lorsqu’ils sont parvenus à l’âge de 7. 8. ou 9. ans ; & pour solemniser cette cérémonie, le Pere donne ordinairement un festin à la fàmille & à ses amis.

§. 29. Les Bouchars qui veulent se marier, sont obligez d’acheter leurs femmes comme nous achetons nos chevaux. Ils en payent plus ou moins, à proportion qu’elles sont plus ou moins belles, de forte que le moyen le plus sûr de s’enrichir, c’est d’avoir quantité de filles à marier. Leurs mariages se sont avec les cérémonies suivantes.

Il est défendu aux personnes qui veulent s’épouser de se voir & de se parler depuis le jour des Fiançailles jusqu’à celui des Nôces. Elles se célèbrent pendant trois jours, qu’ils passent ordinairement comme les trois grandes Fêtes qu’ils ont tous les ans, à bien manger & à boire.

La veille des Nôces, quantité de jeunes filles vont s’assembler vers le soir chez la Fiancée, & s’y divertissent jusqu’à minuit à joüer, à danser, & à chanter. Le lendemain, prémier jour des Nôces, les conviez s’assemblent dès le matin chez la Future, & l’aident à tout préparer pour la cérémonie. Lorsque tout est prêt, on fait avertir le Fiancé, qui arrive bientôt après, accompagné de 10. à 20. de ses parens ou amis, de quelques joüeurs de flûte, & d’un Abis qui chante en frappant sur deux petites timbales.

Dès que l’Epoux est arrivé, il se tient une course de chevaux, après laquelle on distribuë les prix aux Cavaliers les plus adroits. Ces prix sont au nombre de 6. 8. ou 12., selon l’opulence des nouveaux mariez, & consistent ordinairement en Damas, Zibelines, Renards, Kitaik, toile de Cotton, ou autres effets pareils. La même fête se donne aussi à la Circoncision des enfans.

Les Epoux ne se voyent point durant la cérémonie du mariage, & ils répondent de loin aux questions que le Prêtre leur fait. Après la cérémonie le Mari retourne chez lui dans le même ordre qu’il étoit venu, & y régale ceux qui l’avoient accompagné.

Après le repas il revient avec le même cortege chez la Mariée, & obtient la permission de lui parler, après quoi il retourne de nouveau chez lui, & de-là, sur le soir, chez se nouvelle Epouse. Il la trouve alors couchée, & il se met tout habillé en présence de toutes ses femmes invitées, mais pour un moment seulement, à son côté.

La même Comédie se joüe trois jours de suite, & ce n’est qu’au soir du troisieme que le nouveau marié est en droit de coucher en effet, & sans témoins, avec sa Femme. Il lui seroit honteux d’y attenter plûtôt. Enfin ce n’est qu’au quatrieme jour qu’il la conduit dans sa propre maison.

Il y en parmi ces mariées, qui stipulent exprès, qu’il leur sera permis de rester encore quelque tems, (souvent c’est une année entiere) chez leurs parens; & en ce cas-si, le Mari y demeure avec sa Femme. Mais s’il arrive que celle-ci vient à déceder sans enfans pendant cet intervale, ses parens héritent de tout ce que son Mari lui avoit donné, à moins qu’au bout de l’année du deuil, ils ne soient assez généreux pour lui en restituer la moitié.

§. 30. La Polygamie est regardée, à la vérité, parmi les Bouchars comme une espece de péché; mais elle n’est jamais punie; & il y en a, qui ont impunement jusqu’à 10. femmes, & au-delà.

§. 31. Tout mari qui n’est pas content de sa femme, est le maître de la renvoyer, en lui laissant emporter tout ce qu’il lui avoit donné durant leur mariage. Et s’il arrive que ce soit la femme qui veut se séparer du mari, elle est pareillement la maîtresse de se retirer, mais sans emporter la moindre chose de ce qui lui apartenoit.

§. 32. Lorsqu’un Bouchar tombe malade, voici le remede dont il se sert; Un Mula lui lit un passage de quelque livre, souffle à plusieurs reprises sur lui, & d’un couteau bien aiguisé fait plusieurs gesticulations tout autour du visage du Malade. Ils s’imaginent que par cette opération ils coupent la racine de la maladie, qu’ils disent d’ailleurs être l’ouvrage du Diable.

§. 33. Enfin, quand un Botuliar est mort, un Prêtre lui met l’Alcoran sur la poitrine, & recite quelques prieres, après quoi on porte le défunt à son tombeau, qu’ils choisissent ordinairement dans quelque bois agréable, & qu’i s’entourent ensuite d’une haye ou d’une espece de palissade.


CHAPITRE IV.

De la derniere Revolution arrivée dans la Petite Boucharie.

§. 1.
BOsto-Cham
, ou Bosugto-Cham, Prince des Calmuques, qui campoit ordinairement sur les bords d’un Lac, appellé Jamisch, & dans les deserts voisins , faisont élever à sa Cour trois Neveux, fils de son frere. Ayant pris en aversion l’aîné de ces Neveux, il résolut de s’en défaire; & n’ayant aucune juste raison à alléguer contre lui, il eut recours à un homme d’une force extraordinaire, qui sous prétexte de joüer & de lutter avec le jeune Prince, le maltraita tellement que peu de jours après il en mourut.

§. 2. Bosto-Cham eut voulu faire passer cette mort pour un effet d’un malheureux hazard: mais on en devina bientôt la véritable cause. Entre autres Zigan-Araptan, Frere puîné du défunt, n’y fut pas trompé. Informé de la disgrace de son aîné, & se croyant menacé du même sort, il jugea qu’il seroit de la prudence de s’éloigner du danger. Suivi de ses partisans & de ses domestiques , il prit le parti de s’évader secretement.

§. 3. Bosto-Cham, fâché de la retraite de son Neveu, mit tout en usage pour le faire revenir. Il ordonna à Danchinombu, frere cadet de Zigan-Araptan , de l’aller chercher par tout le pays, & de tâcher de le ramener.

§. 4. Danchinomba ne manqua pas de diligence. Il joignit son frere au passage d’une riviere, & ayant trouve moyen de l’entretenir , il n’oublia rien pour le persuader de retourner chez leur Oncle. Il lui représenta que leur aîné , par son caractère hautain & remuant, & par sa mauvaise conduite, avoit causé lui-même son malheur ; que Bosto-Cham, forcé par le bien de l’Etat, n’avoit pu se dispenser de le faire mourir ; mais qu’eux, étant exempts des défauts du défunt, n’avoient rien de pareil à appréhender. Enfin il l’exhorta, le pressa, & le conjura de ne pas continuer sa suite.

§. 5. Zigan-Araptan, outré de la mort de son frere, & se défiant de la sincerité d’un Oncle si prompt à dépêcher ses Neveux, fut sourd à toutes les persuasions. Il dit pour toute réponse à son cadet, qu’il pouvoit retourner seul chez Bosto-Cham, & y faire le parasite tant qu’il lui plairoit ; mais que , quant à lui, il étoit résolu de se passer deformais des bonnes graces d’un Prince si dénaturé, & qu’il trouveroit moyen de vivre partout ailleurs, si-non avec le même agrément , au moins avec plus de sûrete. Après cette declaration, sans vouloir plus écouter sôn frere, il remonta à cheval & le quitta.

§. 6. Quelque tems après ces évenemens, Bosto-Cham s’étant brouillé avec Zain-Cham, ou Zuzi-Cham, Prince des Mongales, Amulon-Bogdo-Cham, Empereur de la Chine, pour empêcher ces deux Princes, ses voisins, d’en venir aux armes, interposa son crédit & son autorité, pour tâcher d’assôupir leurs démêlez. Pour cet effet il les requit par un Ambassadeur, nommé Averna-Alcanaibu, de s’assembler dans un endroit sur la frontiere, & de terminer leurs différens à l’amiable, sous la médiation du Dalai-Lama.

§. 7. Le Dalai-Lama est une espece de Pontife, autant respecté parmi les Calmuques & Mongales , que le Pape l’est parmi les Chrétiens Catholiques. La vie de ce personnage est sujette à plusieurs circonstances fort singulieres. Il ne se montre en public que quand il s’agit de se faire adorer. Lorsqu’il s’ingere dans quelque affaire politique, c’est le Deva (qui est une sorte de Plenipotentiaire) qui s’en mêle sous ses ordres. Mais ce qu’il y a de plus particulier, c’est qu’on lui fournit journellement pour sa subsistance une once de farine detrempée avec du vinaigre, & une tasse de Thé. C’est de cette pitance que le Dalai Lama, malgré le haut rang qu’il tient & malgré le grand pouvoir qu’il a, est obligé de se contenter. Je reviens à mon sujet.

§. 8. La proposition de l’Empereur de la Chine fut acceptée par le Prince des Calmuques, & par celui des Mongales. Leurs Ambassadeurs, & le Deva, de la part du Dalai-Lama, se rendirent au lieu du Congrès. Mais leurs Conférences, malgré les soins du Médiateur, furent sans effet. Les Ambassadeurs des deux Princes, au lieu d’entrer en matière , s’amuserent à se disputer la préséance.

§. 9. Celui de Bosto-Cham soutint, qu’elle étoit dûë à son maître par deux raisons; l’une, parce qu’il descendoit en ligne directe de Zingis-Cham, Prince anciennement connu & fort renommé parmi les Tartares ; l’autre, parce que la puissance des Calmuques surpassoit d’autant celle des Mongales, que les cheveux de la tête, dit-il, surpassent les poils des sourcils. Cette comparaison piqua l’Ambassadeur de Zain-Cham. Il répliqua fierement, qu’il ne falloit qu’un bon rasoir pour les égaliser, & rompit le Congrès. Ces Ministres eussent épargné bien du sang & bien de malheurs à leurs patries, si, au lieu de perdre le tems en des contestations si frivoles, ils se sussent appliquez à assoupir les différens de leurs maîtres.

§. 10. L’Empereur de la Chine, informé de cet éclat, & prévoyant que la guerre entre les deux Princes seroit inévitable, délibéra longtems sur ce qu’il auroit à faire. D’un côté, il redoutoit les forces & l’humeur intrépide & entreprenante de Bosto-Cham, & il eût été bien aise de le voir humilié ; de l’autre, il étoit à craindre, qu’en le commettant avec les seuls Mongales, moins puissans que les Calmuques, il n’eût de l’avantage sur eux, & que le remede ne fût pire que le mal: & supposé que la partie eût été égale, il lui paroissoit toujours dangereux de voir le feu de la guerre s’allumer si près de sès Etats. Après bien des considerations il résolut enfin d’éloigner le péril le plus qu’il pourrait de ses frontières, & de remettre le reste au tems & à la providence.

§ 11. Il insinua pour cet effet à Zain-Cham, qu’il y auroit trop de risque pour lui d’attendre que Bosto-Cham vint l’attaquer en Mongolie; & que le droit du jeu seroit de le brusquer & prévenir, en fondant le prémier sur lui, & en pénetrant le plus avant que faire se pourroit dans la Calmuquie. Il est sûr que rien ne décontenance plus un ennemi qui se croit le plus fort, qu’une attaque soudaine, dans un tems où il croit qu’on ne songe qu’à se défendre.

§. 12. L’Empereur ayant appuyé ses insinuations par quantité de magnifiques présens , tant en or, qu’en argent, & par les promesses qu’il fit sous main à Zain-Cham de l’assister en cas de besoin de toutes ses forces, celui-ci le laissa persuader. Il assembla le plus de troupes qu’il pût, & malgré la rigueur de la saison, se jetta comme un torrent dans la Calmuquie.

Les commencemens de cette entreprise furent des plus heureux. L’avant-garde de Zain-Cham rencontra & battit à platte couture celle des Calmuques, & Dorzizap, frere de Bosto-Cham, y perdit la vie.

§. 13. Bosto-Cham, quoique surpris par ce coup imprévû, n’en fut point effrayé. Il en reçut la prémiere nouvelle dans le tems qu’il étoit à prendre du Thé. Le Courier qui l’apporta lui ayant annoncé la défaite & la mort de son frere, & que les ennemis n’étoient plus gueres éloignez de lui, il en fut d’abord troublé, & voulant se hâter de donner quelque ordre, il renversa la tasse qu’il tenoit & s’échauda les mains. „ Voilà, dit-il en riant à ceux qui se trouvoient présens, voilà ce qu’on gagne par trop de vivacité. Si j’avois été moins prompt, je ne me serois pas brûlé.

Après cette réflexion rentrant dans son sens froid ordinaire, il pensa à ce qu’il auroit à faire, & ne fut pas longtems à prendre sa résolution. La profondeur des neiges l’empêchant d’agir avec succès, il se contenta de resserrer d’abord son Armée & d’être sur ses gardes, ne doutant pas que les Mongales, enhardis par leur victoire, & ne connoissant pas le pays comme lui, ne lui donnassent bientôt quelque prise sur eux. La suite fit voir qu’il ne s’étoit pas trompé.

§. 14. Afin de derouter d’autant mieux les Mongales qui continuoient d’avancer, Bosto-Cham fit semblant d’avoir peur. Il monte promptement à cheval & publie partout qu’il va tout quitter, & qu’on n’aura de ses nouvelles qu’au bout de quelques années.

§. 15. Le bruit de cette résolution s’étant répandu jusqu’au Camp des Mongales, Zain-Cham double sa marche, & pour atteindre d’autant plutôt le prétendu fuyard, il detache par différens chemins deux Corps volans, l’un de 8000. & l’autre de 3000. hommes. C’étoit à quoi Bosto-Cham s’attendoit. Instruit de cette demarche, il tourne tout-à-coup sur ces deux Detachemens, les enveloppe & les taille en pieces.

§. 16. Il n’en demeura pas-là. Il fit promptement marcher son Armée contre celle de Zain-Cham & lui présenta la bataille. Cette résolution étonna d’autant plus les Mongales qu’ils ne s’y attendoient pas. Une terreur panique les faisit. Ils prennent honteusement la fuite avant que d’être attaquez. Bosto-Cham, les ayant poursuivis & joints, les charge, les met en desordre, & en fait un carnage terrible.

§. 17. On peut juger du nombre des Mongales qui furent tuez à cette bataille, par la quantité d’oreilles & de tresses de cheveux que Bosto-Cham leur fit couper. Il en eut la charge de neuf Chameaux, qu’il envoya à sa residence comme une marque assûrée d’une victoire complette.

§. 18. La joye qu’il en eut ne l’empêcha pas de poursuivre les Mongales qui étoient échapez de cette boucherie. Il se mit à leurs trousses à la tête de 30000. hommes, & les mena , toujours battant , jusqu’à la grande Muraille de la Chine, derriere laquelle enfin Zain-Cham se retira.

§. 19. Les nouvelles de ces succès étant parvenuës à la connoissance de l’Empereur de la Chine, ce sage Monarque recommença à se donner beaucoup de mouvemens pour reconcilier les deux Princes. Il n’oublia, ni persuasions, ni largesses, pour porter Bosto-Cham à quitter les armes. Mais il est rare qu’un vainqueur sçache user avec modération de ses avantages.

§. 20. Trop avide de gloire & de vengeance, Bosto-Cham bien loin d’accepter les riches dons que l’Empereur lui offroit, les lui renvoya, & ferma l’oreille à toute proposition d’accommodement. Il exigea du Monarque de la Chine qu’il eût à lui livrer Zain-Cham & tous ceux qui s’étoient réfugiez avec lui dans ses Etats, & en cas de refus il lui annonçoit à lui-méme la guerre. Bosto-Cham se seroit épargné bien des malheurs, s’il eût été plus traitable & moins audacieux.

§. 21. Une déclaration si hautaine ne pût gueres manquer d’avoir les suites qu’elle entraîna. Amulon-Bogdo-Cham la reçut comme un défi dans les formes, & ne differa plus de prendre les armes. D’abord il fit marcher successivement plusieurs corps d’Armée, mais ils ne firent pas leur devoir. Bosto-Cham fut assez heureux pour les mettre tous en suite à mesure qu’ils venoient à lui. Les Troupes de ce Prince étoient si braves, ou celles de l’Empereur si poltronnes, qu’un jour 1000. Calmuques battirent 20000. Chinois, & une autre sois 10000. en renverserent 80000.

§. 22. La Providence n’éleve souvent les mortels au faite du bonheur que pour leur faire mieux sentir leur chûte. Bosto-Cham en est un illustre exemple. Amulon-Bogdo-Cham, pour mettre fin aux progrès de son ennemi, resolut de le combattre avec toutes ses forces, & de l’accabler par le nombre. Il assembla 300000. hommes, bien pourvûs de tout ce qu’il falloit pour une vigoureuse guerre, & un train d’artillerie de 300. pieces de Canon.

§. 23. Cette formidable Armée, dix fois plus forte que celle des Calmuques, enveloppa de toute part leur Camp. L’Empereur étoit presque assûre de la victoire : mais preferant toujours la voye de la douceur à la violence , il voulut bien offrir encore la paix à Bosto-Cham avant que de le charger. Il la lui fit proposer à des conditions aussi honorables & aussi avantageuses, qu’on eut dit qu’il se fût lui-même trouvé dans l’embarras où son Ennemi se trouvoit. Bosto-Cham cependant enflé de ses prospéritez passees, ne connut pas ou meprisa le peril qui se menaçoit. Il rejetta toutes ces propositions avec dedain, & força, pour ainsi dire, l’Empereur à se servir de tous ses avantages. Les deux Armées se livrerent donc enfin une bataille sanglante. Bosto-Cham la perdit, & eut bien de la peine à se sauver, avec une poignée de suyards, dans les montagnes voisines.

§. 24. Il fut d’autant plus sensible à ce malheur, qu’il se l’etoit attiré par sa faute. Mais ce qui l’affligeoit le plus, ce sut la perte de Guny, ou Any, sa femme, qui fut tuée dans la deroute. L’Empereur ayant trouvé son corps parmi les morts, lui fit couper la tête, & l’emporta avec lui pour en orner son triomphe.

Le malheur de Bosto-Cham ne se borna pas à cette catastrophe. Manquant de vivres & de fourage dans les montagnes où il s’étoit retiré, la plus grande partie de ce qu’il avoit encore de monde & de chevaux crêverent de faim & de misere. Il fut lui-même trop heureux d’en échaper avec un petit nombre de ses gens, & de retourner ainsi presque seul dans ses Etats.

§. 25. Arrivé chez lui, il passa deux ans dans une mortelle affliction, exposé aux reproches & aux plaintes de ses sujets, qui se ressentoient tous de sa defaite. Ne voyant d’autre moyen pour se rélever de son infortune, il voulut tenter d’en sortir par la voye de la negociation, & se détermina à envoyer Septenbaldiur, son fils, au Dalai-Lama à Barantola. Son intention étoit apparemment de recourir à l’interposition de ce Pontife, & de s’en remettre à son arbitrage qu’il avoit ci-devant refuse de reconnoître. Mais Abay Dola Bek, Gouverneur de la ville de Camull, quoique dépendant de Bosto-Cham, fit arrêter Septenbaldiur qui passoit par son Gouvernement, & la petite suite qui l’accompagnoit. Il les envoya prisonniers à Peking & se soûmit lui-même avec tout son Gouvernement à Amulon-Bogdo-Cham.[1]

§. 26. Ce fut un présent bien agréable à l’Empereur de la Chine. Il fit trancher la tête aux prisonniers, & fit sçavoir au Gouverneur de Camull, qu’il le confirmoit dans son poste, & qu’il lui promettoit sa grace & sa protection, à condition qu’il ne reconnoîtroit deformais d’autre domination que celle de l’Empire de la Chine; faute de quoi il le menaçoit des plus cruels supplices, & de l’exterminer lui & toute sa race.

§. 27. La nouvelle de ce desastre mit le comble au désespoir de Bosto-Cham. Il convoqua tous ses sujets, les exhorta à vivre en paix & en bonne intelligence entre eux, & leur ayant donné la liberté de se retirer chacun où il lui plairoit, il prit du poison & mourut.

§. 28. Telle fut la fin de Bosto-Cham, Prince d’un grand génie, & qui avoit beaucoup de valeur. Une suite d’heureux succès l’avoit rendu la terreur de tous ses Voisins, & l’avoit comblé de gloire. Un seul malheur le plongea dans le mépris & dans le néant. Tant il est vrai, que les vicissitudes de la fortune sont de tout pays, & que le vrai secret de se mettre à l’abri de ses revers, c’est de se defier à tems de ses faveurs.

§. 29. Après le decès de Bosto-Cham, Zigan-Araptan, dont il a été parlé ci-dessus, reparut sur la scene. Il s’étoit tenu caché pendant la vie de son Oncle ; mais dès qu’il eut appris sa mort, il vint se présenter aux Calmuques & demanda à lui succéder. Il étoit effectivement le plus proche héritier. Les Calmuques, dont il s’étoit acquis l’affection dès son enfance, ne balanceront pas de lui prêter hommage. Les Bouchars que Bosto-Cham avoit subjuguez quelque tems auparavant, suivirent cet exemple. D’autres Provinces qui refusoient de s’y conformer, y furent forcées par les armes.

§. 30. Zigan-Araptan ayant ainsi été reconnu par tous les sujets de Bosto-Cham, les Bouchars le conduisirent un jour vers un endroit particulier. C’étoit un petit bois sort agréable par sa situation, & qui ne consistoit qu’en 100. arbres toussus & d’une espece singuliere. Il s’y donna pendant quelques jours plusieurs belles fêtes, après quoi l’on revêtit solemnellement le nouveau Prince du titre de Contaisch, qui signifie un grand Monarque, & l’on défendit sous peine de mort de l’appeller de son prémier nom.

§. 31. Le nouveau Contaisch mértiroit bien cette distinction. C’est un Prince doüé de grands talens. Il a beaucoup de génie, de douceur, de courage, & de pieté. Il est actuellement en guerre avec l’Empereur de la Chine, auquel il taille bien de la besogne.

§. 32. On raconte plusieurs particulàritez de sa vie. Je me contenterai d’en rapporter deux qui sont parvenuës à ma connoissance.

Le Contaisch se trouvant un jour à la chasse, il arriva par accident qu’un domestique mal-adroit, tirant de l’arc, lui crêva malheureusement un œil. Toute la suite indignée de voir le Prince en cet état, se jetta sur le misérable tireur, & voulut lui faire expier sa faute par sa mort.

Mais le Contaisch s’y opposa: „ Qu’il aille en paix, dit-il à ses gens. Il ne faut juger d’un crime que par l’intention du coupable. Celui-ci m’a blessé sans dessein; sa mort ne me rendroit pas l’œil qu’un hazard m’a fait perdre. „ Et non content de lui avoir sauvé la vie, il lui donna la liberté, afin de le recompenser, dit-il, du danger qu’il avoit couru.

Un autre de ses sujets eut le malheur de perdre trois fois de suite tout son bien. Le Contaisch qui connoissoit d’ailleurs le mérite de cet honnête homme, le remit chaque fois avec beaucoup de générosité dans un état d’opulence: Mais la fortune ne cessant pas de le persécuter, & l’ayant replongé pour la quatrieme fois dans la mendicité, il implora de nouveau la libéralité du Contaisch. Sur quoi ce Prince lui répondit en ces termes : „ Il te souvient, mon fils, que je t’ai assisté trois fois. Je le ferois encore cette fois-ci, si je ne jugeois par l’opiniâtreté de ton mauvais sort que le Ciel semble t’avoir destiné à la pauvreté. Je n’oserois plus aider un homme que Dieu lui-même abandonne si visiblement.

F I N.




AU RELIEUR.

Toutes les Cartes de cet Atlas, tant simples que doubles, doivent être collées avec des onglets dans le dos, aussibien que ces trois feuilles d’impression: pour que le tout reste dans une égale largeur.

 

TO THE BOOKBINDER.

All the Map’s either single or double, and even these three printed sheets, must be pasted on the back with long stripes of paper, to keep all to the same size.

 
 

AAN DEM BOEKBINDER,

Alle de Kaarten van dezen Atlas, zoo wel enkelde als dubbelde Bladen, en ook de drie vellen druk, moeten in de rug gestrookt werden, op dat alles van eene breedte blyve, zonder ’t welke het werk bedorven zoude zyn.


  1. Quoique l’Auteur de cette Relation n’ait pas marqué l’époque des évenemens qu’il rapporte, nous croyons pouvoir avancer sans témerité, que celui dont il est parlé dans ce paragraphe arriva au commencement de l’annee 1697. Le Journal que le P. Gerbillon nous a laisse du septieme Voyage qu’il fit en Tartarie à la suite de l’Empereur Cang-hi fixe nos conjectures à cet  egard. A la page 457. du Tome IV. de la Description de la Chine, ce Pere fait mention du fils du Caldan ou Roi des Eluths, avec lequel l’Empereur étoit alors en guerre, qui fut pris par les gens de Hami & amené à ce Prince. Le Pere Gerbillon le nomme Sepden baljou, & l’Auteur de la Relation écrit Septenbaldiur. Cette différence qui peut provenir de celle qu’il y a entre les prononciations Chinoise & Calmuque, n’est pas à beaucoup près si grande que celle qui se recontre dans les autres noms. Reconnoîtroit-on, par exemple, Amulon-Bogdo-Cham, pour l’Empereur Cang hi, Abay Dola Bek pour Tar kamme pec, Camull pour Hami, & Bosto-Cham pour le Caldan? Je ne dis rien des autres ; mais il sera aisé de les debrouiller si l’on veut se donner la peine de confronter l’Histoire de cette Revolution avec les Observations historiques sur la Grande Tartarie que le P. du Halde a tirees des Mémoires du Pere Gerbillon, & qu’on trouve à la page 39. du Tome IV.