Pierrot et sa Conscience/III

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III



Pierrot et sa Conscience entrèrent dans ce hall flamboyant et diapré, que pavoisent, — l’argent n’a pas de patrie — les drapeaux de toutes les nations, et où, tandis que tintamarrent éperdument les musiques de danse, se négocie la chair de femme ; mais ils n’y demeurèrent pas longtemps. Personne n’y était joyeux. Les Desdémone, les Juliette, les Chimène — d’aucunes en maillot, les jambes brillantées de soie, — s’y promenaient, toutes les lèvres au premier venu, flirtant les messieurs capables de trois ou cinq louis. Ne s’évertuant pas même à la drôlerie,

des mâles ennuyés circulaient.

Six gamines anglaises, — qui tout à l’heure avaient été applaudies furieusement, trois en jeunes garçons, trois en danseuses androgynes, — à présent, parmi la foule encore, frôlées sans cesse, touchées au passage par de gros désirs, six gamines anglaises, — jupes de soie rouge, bas noirs, dessous noirs, leurs visages impassibles, à la fois pervers et naïfs, — gigottaient une gigue extraordinaire ; deux étaient serrées dans la simple robe bleue des femmes de l’armée du salut, et coiffées du grand chapeau aux ailes en entonnoir des nouvelles évangélistes. Un homme, leur père nominatif, en jersey vert d’eau, sur lequel était écrit en lettres jaunes : Armée du ChahutAimez-vous les uns les autres — menait, se démenant de tout le corps,

la face flegme,

cette petite saturnale de famille.

Ohé ! les vices ! Ohé ! les dépravés ! Vous qui aimez la femme, c’était hier trois jeunes filles. Ohé ! vous que lasse le geste séculaire et normal, leurs sœurs sont trois jeunes garçons.

Plus loin, au milieu d’un quintuple cercle d’hommes, quatre danseuses, — l’une qui commençait à être célèbre, Cloporte, et, déjà le point de mire de tous les regards, — voltigeaient, cabriolaient en un fouillis de dentelles où le sexe, pour les yeux à l’affût, de-ci, de-là, s’entrevoyait.

Les quatre filles dialoguaient, avec des coups de reins, des contorsions

polissonnes, des déhanchements, des pieds égrillards qui frétillaient devant des sots en extase, et, parfois, les décoiffaient.

En traversant la cohue d’exhibitions, Pierrot et sa Conscience ouïrent des bribes de conversation. Une grue demandait à un vieux si corridor ne s’écrit pas avec deux l ; le vieux répliquait qu’on prononce généralement avec deux l, mais qu’on écrit toujours avec deux r. Dans un coin, on parlait du cours de la rente.

Un habit noir à un autre :

— De quoi vit Chose ?

L’autre habit au premier :

— Il a été riche, jadis.

Une fille, jouant de l’éventail, vicieuse et mystique, presque nue dans une robe droite transparente, imprimée de marguerites, une auréole de sainte fixée au chignon roux, fendait, en jouant de l’éventail, les groupes d’hommes.

Elle interrogeait :

— « Pour qui la femme de saint Louis ? »

« Pour moi ! » répondaient la plupart des mâles. « Pour tous ! » répondait-elle.

Et elle se campait devant ceux qu’elle croyait « sérieux ». Chacun, dans ce bal masqué, avait le souci de l’argent, les femmes de celui à gagner, les hommes de celui à ne pas dépenser.

Une blonde, nue dans un maillot clair, sous une jupe de tulle cendré semé d’étoiles, portait à la main, cyniquement, un écriteau : Chambre à louer.

Quelqu’un demanda :

— Sur le devant ?

Elle, avec un sourire ingénu de vierge du temps des aubépines :

— Oui, mais j’ai aussi un petit logement sur le derrière.

— Combien ?

On marchandait. Vite, Pierrot et sa Conscience partirent, en fiacre, pour l’Opéra. Sur le trottoir, deux hommes, en pardessus, dont l’un, au moins, aurait dû avoir une casquette à trois ponts, se querellaient :

— Je n’ai pas de rivalité avec vous.

— Pourquoi ?

— Mais ce serait un combat naval.

Dans le hall flamboyant et diapré, pavoisé, — l’argent et le plaisir n’ont pas de patrie, — par des drapeaux de tous les pays, tintamarraient éperdument les musiques de danse ; les Ève, les Juliette, les Rodrigue, les Chimène, les Agnès, au rabais et à l’encan, se promenaient, sous les cils peints, les prunelles aguichantes, et toutes les bouches prometteuses, tandis que, ne s’évertuant pas même à la drôlerie,

les mâles ennuyés circulaient.