Recherches sur les navigations des Chinois du côté de l'Amérique

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Académie des inscriptions et belles-lettres (France). Auteur du texte
Recherches sur les navigations des Chinois du côté de l'Amérique
Histoire de l'Académie royale des inscriptions et belles-lettres (p. 503-525).

DE LITTÉRATURE. 503


RECHERCHES SUR LES NAVIGATIONS DES CHINOIS DU CÔTÉ DE L'AMÉRIQUE,.

Et fur quelques Peuples fitués à l'extrémité orientale de lAfie.

Pa M. DE GUIGNES.

LES Chinois n’ont pas toûjours été renfermés dans les bornes que a Nature femble avoir mifes au pays qu'ils habitent ; ils ont fouvent franchi les déferts-& les montagnes qui les renferment du côté du nord, & parcouru les mers des Indes & du Japon, qui les environnent à Peft & au fud, Le principal objet de: ces fortes de voyages étoit, ou le com- merce avec les Nations étrangères ; ou le deflem d'étendre les limites de leur Empire. Dans ces voyages, les Chinois ont fait des obfervations importantes , tant fur FHifloire que für la Géographie. Plufieurs de leurs Généraux ont fait dreffer des cartes des pays. qu'ils avoïent reconnus, & les Hifioriens ont rapporté, quelques routiers dont on peut faire ufage.

Dans l'énumération de tous les diflérens peuples étrangers. que les Chinois ont connus, quelques-uns paroifient devoir être fitués à lorient de la Tartarie & du Japon, dans un pays qui fait partie de Amérique. -

C’eft une navigation bien fmgulière & bien hardie pour des Chinois, qui ont -toüjours paflé pour des navigateurs médiocres, peu capables d'entreprendre de longs voyages, & dont les vaiffeaux ne font point d’une conftruétion affez folide, pour réfifter à la fatigue d'une tiaverfée auffi confidérable que celle de Ia Chine au Mexique. Ces navigations m'ont paru trop importantes, & avoir trop de relation avec les peuplades de l'Amérique, pour ne pas m'attacher à recueillir & à mettre en ordre tout ce qui pouvoit contribuer à les éclaircir.

Je deftine ce Mémoire à conftater les voyages des Chinois dans le Jefo, dans le Kamchatka, & dans la partie de l'Amé- rique qui eft fituée vis-à-vis de la côte la plus orientale de l'Afie. J'ofe me flatter que ces recherches feront d'autant plus favorablement reçues qu'elles font nouvelles, uniquement appuyées fur des faits authentiques, & non fur des conjectures pareilles à celles que nous trouvons dans les ouvrages de Grotius, de Delaët, & des autres écrivains qui ont recherché l'origine des Américains. On fera furpris de voir les vaiffeaux Chinois faire le voyage de l'Amérique plusieurs fiècles avant Chriſtophe Colomb, c'eſt-à-dire il y a plus de douze cents ans. Cette époque, antérieure à l'origine & à l'établiſſement de l'empire des Mexicains, nous conduit à examiner d'où ces peuples, & quelques-autres de l'Amérique, tenoient cette politeffe qui les diftinguoit du refte des barbares de ce continent.

Li-yen, hiftorien Chinois, qui vivoit au commencement du vII. fiècle, parle d'un pays nommé Fou-fang, éloigné de la Chine de plus de quarante mille li vers l'orient; il dit que, pour s'y rendre, on partoit des côtes de la province de Leao-tong, fituée au nord de Pe-king; qu'après avoir fait douze mille li, on fe rendoit au Japon; que de-là, vers le nord, après une route de fept mille li, on rencontroit le pays de Ven-chin; qu'à cinq mille li de ce dernier, vers l'orient, on trouvoit le pays de Ta-han, d'où on parvenoit dans celui de Fou-fang, qui étoit éloigné de Ta-han de vingt mille li. De tous ces pays, nous ne connoiffons que. le Leao-tong, pro- vince feptentrionale de la Chine, où l'on s'embarquoit, & le Japon qui étoit la principale ftation des vaiffeaux Chinois. Les trois autres termes où ils abordoient fucceffivement, font le Ven-chin, le Ta-han & le Fou-fang. Je vais montrer que par le premier il faut entendre le Jefo, par le fecond le Kamchatka, & par le troiſième un endroit fitué vers la Cali- fornie. Mais avant que d'examiner plus particulièrement cette route, route, je dois donner une idée du li que les géographes Chi- nois emploient pour marquer la diftance des lieux. Il eft très- difficile de fixer la vraie étendue de cette meſure; aujourd'hui deux cents cinquante li font un degré, ce qui donne dix li pour chaque lieue. Mais la grandeur de ces li, de même que celle des lieues Françoifes, a varié fous les différentes dynaſties Impériales, & dans chaque province de l'Empire. Le Père Gaubil, qui a fait de favantes recherches ſur l'aſtronomie des Chinois, n'ofe conftater l'étendue de cette meſure. Il nous apprend que la plupart des Lettrés, fous le règne des Han, foûtenoient que mille li, faits du fud au nord, donnoient un pouce d'ombre de différence à midi fur un gnomon de huit pieds. Les Lettrés qui font venus enfuite ont cru cette déter- mination fauffe, parce qu'ils n'en ont jugé que fuivant la meſure du li en uſage dans les temps où ils vivoient. Si nous jetons les yeux fur les li adoptés par les Aftronomes de la dynaſtie des Leam, qui fleuriffoit au commencement du vi.ª fiècle, nous y trouvons une différence conſidérable, puiſque deux cents cinquante li, faits du nord au fud, donnoient pa- reillement un pouce d'ombre de différence. Ainfi pour juger de la diſtance des pays par les li, il faut connoître la meſure du li du temps de l'auteur; il faut être affuré qu'il a eu égard à cette meſure, & qu'il a pris les diftances avec exactitude. On peut éviter ces difficultés, en fixant la grandeur du li par deux endroits connus, rapportés dans un même auteur. La diftance que l'on met des côtes du Leao-tong à l'ifle de Toui- ma-tao eſt de fept mille li; conformément à l'étendue du li établie fur cette diſtance, les douze mille li du Leao-tong au Japon ſe terminent vers le centre de l'ifle, vers Meaco, qui en eft la capitale, & qui portoit alors le nom de Chan-tching, ou la ville de la montagne.

A fept mille li du Japon, vers le nord-eft, le Ven-chin que I'on rencontre ne peut être que le Jefo, fitué au nord-eft du Japon, & auquel les fept mille li font terminés. Un hiftorien Chinois, qui nous a laiffé des Mémoires fort curieux fur le Japon, nous en fournit de nouvelles preuves. En parlant des limites de cet Empire, il dit qu'au nord-eft des montagnes qui bordent le Japon, eft placé le royaume des Mao-gin ou des hommes velus, & enfuite celui de Ven-chin, ou des corps peints, diſtant du Japon d'environ fept mille li. Les premiers font les habitans de l'ifle de Matfumai; ceux-ci ont pour voi- fins au nord les peuples du Jefo, qui par conſéquent doit être le Ven-chin. Ce pays, fuivant les hiſtoriens Chinois, étoit connu dès l'an 510 ou 520 de J. C. Ses habitans avoient une figure femblable à celle des animaux. Ils traçoient fur leur front différentes lignes, dont la forme fervoit à diftinguer les principaux de la Nation d'avec le peuple. Ils expofoient aux bêtes féroces les criminels qu'ils avoient condamnés, & le préjugé étoit que s'ils étoient innocens les animaux prenoient la fuite. Leurs villes ou bourgades n'avoient point de mu- railles. La demeure du Roi étoit ornée de meubles précieux. Ils ajoûtent encore que l'on y voyoit une foffe qui paroiffoit remplie de vif-argent, & que cette matière, eftimée dans le commerce, devenoit liquide & coulante lorſqu'elle étoit imbibée des eaux de la pluie. C'étoit au refte un pays fertile, où l'on trouvoit en abondance tout ce qui eſt néceſſaire à la vie.

Cette deſcription eft conforme avec ce que nous lifons. dans les relations de ceux qui ont reconnu le Jefo. Des Japonois qui y furent envoyés autrefois par un empereur du Japon, y trouvèrent des hommes velus, qui portoient la barbe à la manière des Chinois, mais fi groffiers & fi brutaux qu'ils ne purent en tirer aucune inſtruction. Lorſque les Hollandois découvrirent le Jefo, en 1643, ils y virent les mêmes bar- bares, tels que les Chinois & les Japonois les ont dépeints, & le pays feur parut abonder en mines d'argent. Mais ce qui convient le plus avec la relation des Chinois, c'eſt que ces Hollandois y rencontrèrent une terre minérale, qui brilloit comme ſi elle eût été d'argent. Cette terre mêlée d'un fable fort friable, fe fond lorfqu'on y met de l'eau. C'eft-là ce que les Chinois ont pris pour du vif-argent. Ces preuves, la fituation du Ven-chin, & fa diftance du Japon felon les écrivains Chinois, ne nous permettent pas de douter qu'il ne foit l'ifle de Jefo.

A cinq mille li de diſtance de ce pays, en allant vers l'eſt, les anciens navigateurs Chinois reconnoiffoient le Ta-han. Ils ont remarqué que les habitans de ce pays n'avoient point d'armes; que leurs moeurs étoient les mêmes que celles des peuples du Ven-chin, mais qu'ils avoient une langue différente.

A peu près à la diſtance de cinq mille li, indiquée par les Chinois, nous trouvons fur nos cartes la côte méridionale d'une ifle, que Don Jean de Gama découvrit en allant du Mexique à la Chine. Sur ce rapport de meſures, j'avois cru d'abord que cette côte étoit le Ta-han; mais le détail de la route que l'on tenoit pour s'y rendre par terre, route qui ne peut con- venir à l'ifle de Gama, que l'on fait être féparée de l'Aſie, m'a obligé de chercher ailleurs la véritable fituation de ce pays, & de le placer dans la partie la plus orientale de l'Aſie. Les obfervations de nos Navigateurs qui ont parcouru ces mers, n'ont pas peu contribué à me confirmer dans ce ſentiment, Ils ont remarqué que dans la route de la Chine à la Californie, ils alloient ordinairement prendre le vent au nord du Japon, & dans la mer du Jefo, d'où ils faifoient voile à l'eft; mais qu'au détroit d'Uriés, les courans portoient avec rapidité vers le nord. Ainſi les Chinois, dans le deffein de s'écarter moins des côtes, font entrés dans le détroit d'Uriés, au-delà duquel ils ont trouvé plufieurs ifles qui s'étendent juſqu'à la pointe la plus méridionale du Kamchatka, où ſe terminent égale- ment les cinq mille li de diſtance entre le Jefo & le Ta-han; c'eſt-à-dire qu'ils ont abordé vers le port d'Avatcha, où les Ruffes, dans ces derniers temps, fe font embarqués pour aller à la découverte de l'Amérique, & qu'ils ont tenu la route du capitaine Spanberg, chargé, en 1739, par la Czarine de reconnoître le Japon. Mais afin de ne laiffer aucun doute fur ce point de Géographie, je crois devoir prouver, par la route indiquée dans l'auteur Chinois, que le Ta-han eft plus au nord que la terre de Gama, & qu'il fait partie de la Sibérie.

Je n'examinerai point en détail tous les peuples Tartares dont l'hiſtorien Chinois fait mention; je me bornerai à ne parler que de ceux qui font ſitués dans la partie la plus orien- tale de l'Afie, & je m'attacherai à rapporter les mœurs des habitans, afin qu'on puiffe les comparer avec celles des peuples que je place dans l'Amérique, & que par la différence qui en réfulte, on foit convaincu que ces derniers ne peuvent être mis dans le Kamchatka. Ce détail d'ailleurs m'a paru d'autant plus intéreffant, qu'il nous inftruit de l'ancien état de la Si- bérie orientale.

Les voyageurs Chinois qui avoient deffein de fe rendre dans le pays de Ta-han, partoient d'une ville fituée au nord du fleuve Hoam-ho, vers le pays des Tartares Ortous. Cette ville, nommée par les Chinois Tchung-cheou-kiang-tching, doit être la même que celle qui porte à prefent le nom de Piljotai- hotun*. On paſfoit enſuite le grand défert de Cha-mo, on arrivoit à Caracorom, principal campement des Hoei-ke, peuples con- fidérables de la Tartarie; de-là on fe rendoit dans le pays des Ko-li-han & des Tou po, fitués au midi d'un grand lac, fur la glace duquel les Voyageurs étoient obligés de paffer. Au nord de ce lac on trouve de grandes montagnes, & un pays où le Soleil n'eft, dit-on, fous l'horizon que pendant le pett de temps que l'on emploie à faire cuire une poitrine de mouton. Telle eſt l'expreffion fingulière dont les Chinois fe fervent pour défigner un pays fitué fort avant dans le nord.

Les Tou-po, voiſins des Ko-li-han, ont leurs demeures au midi du même lac. Ces peuples, qui ne diftinguent point les différentes faifons, fe renferment dans des cabannes faites d'herbes entrelacées, où ils vivent de poiffons, d'oifeaux, des autres animaux qui naiffent dans leur pays, & de racines. Ils négligent de nourrir des troupeaux, & ne s'appliquent point à cultiver la terre. Les plus riches d'entre eux s'habillent de peaux de zibelines & de rennes; les autres font vêtus de plumes d'oifeaux. Ils attachent leurs morts aux branches des arbres les laiffent ainfi ou dévorer par les bêtes féroces, ou tomber en pourriture; pratique encore ufitée chez les Tongoufes, qui demeurent dans le même pays. Un autre hiſtorien Chinois nous fait connoître quelle eſt la véritable demeure des Ko-li-han, en nous apprenant que leur pays eft le même que celui des Kerkis ou Kergis. Il fait mention des fleuves Oby & Angara, fous le nom d'Opou & de Gang-ko-la. Nous devons conclurre de-là que le lac placé au nord des Ko-li-han, eſt le fameux lac Pai-kal, que ceux qui vont de Ruffie ou de Sibérie à la Chine, font obligés de paffer fur les glaces, lorfqu'ils y arrivent en hiver. Les Chinois employoient huit jours à le traverſer. On y met moins de temps à préſent, mais il n'en eſt pas moins dan- gereux, à cauſe de l'impétuofité des vents & de l'abondance des neiges.

Il réſulte de ce détail que le pays des Ko-li-han eſt celui des Kerkis, peuplés belliqueux qui habitent au milieu des montagnes, & que nous devons regarder comme les ancêtres de ces Circaffiens qui ſe nomment entre eux Kirkez, & qui demeurent au nord de la Géorgie, où ils ont pénétré dans la fuite. L'ancien pays des Kerkis eft fitué dans les provinces que nous appelons aujourd'hui Selinginskoy & Irkutskoy, entre Toby & le Selinga. C'eft ce qu'il étoit néceffaire de déter- miner, afin de parvenir à une exacte connoiffance de la route qui conduit dans le Ta-han.

En quittant le pays des Ko-li-han, on entroit dans celui des Che-goei. Ces peuples font fitués à l'orient du lac Pai-kal & du pays des Kerkis, fur les rives feptentrionales du fleuve Amour. Par la defcription affez détaillée que les hiſtoriens Chinois nous ont confervée de ce pays, on voit que ces barbares s'étendoient dans le nord de la Sibérie, le long de la Lena, jufqu'aux environs du foixantième degré.

Ce peuple nombreux étoit diviſé en cinq hordes princi- pales, qui formoient comme autant de Nations différentes. Les premiers appelés Nan-che-goei, c'eft-à-dire Che-goei méridionaux, étoient fitués au nord des Tartares Niu-tche & Khitans, aux environs du fleuve Amour, dans un pays marécageux, froid & ftérile, qui ne produit point de mou- tons, où l'on trouve peu de chevaux, mais un grand nombre de porcs, de boeufs, & fur-tout de bêtes féroces dont les habitans fe garantiffent avec peine. Ces barbares étoient vêtus de peaux de cochon, & fe retiroient au folftice d'été au milieu des montagnes. Ils avoient des chariots couverts de feutre, à la manière des Turcs, & ils les faifoient. traîner des boeufs. Ils fe conftruifoient des cabannes avec du bois par & quelques rofeaux. Leur écriture étoit de petits morceaux de bois, & la manière dont on les difpofoit exprimoit leurs différentes idées. Celui qui vouloit ſe marier commençoit par enlever la fille qu'il fe deftinoit, & envoyoit enfuite à fes parens un préfent de boeufs ou de chevaux. Après la mort du mari, les loix du pays obligeoient la femme de paffer le reſte de fa vie dans le veuvage, & le deuil de la famille étoit de trois ans, comme parmi les Chinois. A l'égard des morts, on les abandonnoit fur un monceau de bois.

Les autres branches de la même Nation étoient les Che- goei du nord, ceux que l'on appeloit Po-che-goei, & les grands- Che-goei. Ils étoient habillés de peaux de poiffon, ne s'occu- poient que de la pêche & de la chaffe des zibelines, & pendant l'hiver ils ſe retiroient dans les cavernes. Au nord de ces derniers habitoit une autre Nation, qui alloit faire des courfes fur la mer feptentrionale. que

C'eſt ainfi les hiſtoriens Chinois nous repréſentent les anciens habitans du nord de l'Afie, à travers le pays defquels ceux qui vouloient aller dans le Ta-han étoient obligés de paffer. En effet, après avoir quitté le pays des Che-goei, & en marchant à l'eft pendant quinze jours, on trouvoit les Yu-tche, peuples qui tiroient leur origine des Che-goei, de là en dix jours vers le nord on entroit dans le Ta-han, qui eft le terme de la route que j'ai entrepris d'examiner. On fe rèndoit encore dans le Ta-han, comme l'ai fait voir plus haut, par mer & en partant du Jefo, d'où nous devons conclurre néceffai- rement que le pays des Yu-tche, qui fait partie de la Sibérie, eft fitué vers la rivière Ouda, qui ſe décharge dans la mer de Kamchatka; & que le Ta-han, placé au nord des Yu-tche, eft la partie la plus orientale de la Sibérie, & non l'ifle de Gama, qui eft entièrement détachée du continent, plus au midi & vers le Jefo.

Cette partie de la Sibérie nommée Kamchatka, eſt le pays que les Japonois appellent Oku-jefo ou Jefo fupérieur. Ils le placent fur leurs cartes au nord du Jefo, & le repréſentent deux fois grand comme la Chine, courant à l'eft beaucoup plus loin que les côtes orientales du Japon. C'eft-là ce que les Chinois ont nommé Ta-han, qui peut fignifier grand comme la Chine; nom qui répond à l'étendue du pays & à l'idée que les Japonois nous en donnent. Mais fuivant les defcriptions plus détaillées que les Ruffes en ont faites, ce pays eft une langue de terre qui s'étend du nord au ſud, depuis le cap Suetoi-noff jufqu'au nord du Jefo, avec lequel plufieurs écrivains l'ont confondu. Il eft en partie féparé du reſte de la Sibérie par un golfe de la mer orientale qui va du fud au nord. Vers l'extrémité feptentrionale, il eſt habité par des peuples très-féroces. Ceux qui demeurent au midi font plus civilifés & tiennent beaucoup des Japonois, ce qui a fait croire qu'ils en étoient des colonies. Il eſt vrai-femblable que leur commerce avec les Japonois & avec les Chinois, qui trafiquoient ſur leurs côtes, a contribué à les rendre plus fociables & plus doux que ceux du nord, chez lefquels ces deux Nations policées ne pénétroient que

La partie méridionale du Kamchatka ou Ta-han, a été connue encore des Chinois fous le nom de Lieou-kuei. Autre- fois des Tartares qui demeuroient aux environs du fleuve Amour, s'y rendirent après quinze jours de navigation vers le nord. Les hiftoriens Chinois rapportent que ce pays eft environné de mer de trois côtés, que les peuples habitent le long de la côte & dans les ifles voifmes, & qu'ils ont leur demeure dans des cavernes profondes & couvertes de bois. Ils font une eſpèce de toile avec du poil de chien. Les peaux de cochon & de rennes leur fervent d'habits pendant l'hiver, & celles de poiffon pendant l'été. L'air du pays eft froid, à caufe des brouillards & des neiges qui y font en abondance. Les fleuves y gélent, & on y trouve plufieurs lacs qui fourniffent du poiffon, que les habitans falent pour le conferver. Ils ne connoiffent point la diviſion des faifons. Ils aiment la danſe, & portent le deuil pendant trois ans. Ils ont de grands arcs & des flèches armées d'os ou de pierre. L'an de J. C. 640 le Roi de ce pays envoya fon fils à la Chine.

Ce long détail étoit néceffaire pour parvenir à une con- noiffance exacte de la fituation du pays de Fou-fang, qui eft le dernier terme des navigations des Chinois. Voici la deſcrip- tion leurs Hiſtoriens nous en ont confervée. Elle a été que faite par un Bonze, qui vint à la Chine l'an 499 de J. C. fous le règne de la dynaftie des Tcy.

Le royaume de Fou-fang eft fitué à vingt mille li à l'orient du pays de Ta-han. Il eft auffi à l'eft de la Chine. If produit une grande quantité d'arbres nommés fou-fang, d'où le nom qu'il porte lui eſt venu. Les feuilles de fou-fang font- femblables à celles de l'arbre que les Chinois appellent tong. Lorſqu'elles commencent à paroître, elles reffemblent aux bourgeons des rofeaux appelés bambous, & les habitans du pays les mangent. Son fruit a la figure d'une poire tirant fur le rouge; de fon écorce on fait de la toile & d'autres étoffes dont les habitans fe fervent pour s'habiller. On en fabrique auffi du papier, & les planches que l'on en tire, font em- ployées à la conſtruction des maiſons. On n'y trouve point de villes murées. Ces peuples ont une eſpèce d'écriture, & ils aiment la paix. Deux prifons placées, l'une au midi & l'autre au nord, font deſtinées à renfermer les criminels, avec cette différence, que les plus coupables font mis dans la prifon du nord, & transférés enfuite dans celle du midi, s'ils ob- tiennent leur grace, autrement ils font condamnés à refter. pendant toute leur vie dans la première. Ils ont la liberté de s'y marier; mais leurs enfans font faits efclaves. Lorſque les criminels fe trouvent tenir un des principaux rangs dans la Nation, les autres chefs s'affemblent autour d'eux, les placent dans une foffe, & font un grand feftin en leur préfence: on les juge enfuite. Ceux qui ont mérité la mort, font enſevelis vifs vifs dans de la cendre, & leur poftérité eft punie fuivant la grandeur du crime.

Le Roi porte le titre de noble Y-chi. Les principaux de la Nation après lui font les grands & les petits Touy-lou, & les Na-to-cha. Ce Prince eft précédé de tambours & de cornets lorfqu'il fort. Il change la couleur de fes habits tous les ans. i Les boeufs de ce pays portent un poids confidérable fur leurs cornes; on les attèle à des chariots. Les chevaux & les cerfs font employés au même ufage: les habitans nourriffent des biches comme à la Chine, & ils en tirent du beurre. On trouve chez eux une efpèce de poire rouge qui fe garde. pendant un an fans fe corrompre, une grande quantité de glayeuls, des pêches, du cuivré; il n'y a point de fer, & l'or & l'argent n'y font point eſtimés.

Celui qui veut ſe marier, conftruit une maiſon ou cabanne près celle de la fille qu'il a deffein d'époufer, & il a foin de répandre tous les jours pendant l'année une certaine quantité d'eau fur la terre; il épouſe enſuite la fille fi elle veut y con- fentir, fmon il va chercher fortune ailleurs. Les cérémonies. du mariage font, pour la plus grande partie, femblables à celles qui fe pratiquent à la Chine. A la mort des parens ils jeûnent plus ou moins de jours, felon le degré de confanguinité, & pendant leurs prières ils expofent l'image du défunt. Ils n'ont point d'habits de deuil, & le Prince qui fuccède à fon père, ne prend foin du gouvernement que trois ans après fon élévation.

Anciennement ces peuples n'avoient aucune connoiffance de la religion de Fo; l'an 458 de J. C. fous la dynaſtie des Sum, cinq Bonzes de Samarcande allèrent prêcher leur doctrine dans ce pays, alors les moeurs changèrent.

L'hiſtorien dont Ma-tuon-lin a copié cette relation, ajoûte qu'on n'avoit aucune connoiffance du pays de Fou-fang 'avant l'an 458, & je n'ai vû juſqu'à préſent que ces deux écrivains qui en parlent d'une manière étendue; quelques auteurs de dictionnaires qui en font auffi mention, fe contentent de dire qu'il eſt ſitué dans l'endroit où le Soleil ſe lève. Cette relation nous apprend que le Fou-fang eft éloigné de vingt mille li du Ta-han ou Kamchatka, diftance prefque auffi confidérable que celle qui eft entre les côtes du Leao-tong & le Kamchatka. Ainfi en partant d'un des ports de ce dernier,. comme de celui d'Avatcha, & faifant voile à l'orient dans un eſpace de vingt mille li, ce qui nous préſente une grande étendue de mer, la route fe termine fur les côtes les plus occi- dentales de l'Amérique, & vers l'endroit où les Ruffes ont abordé en 1741. Nous ne trouvons dans ce vaſte eſpace de mer, aucune terre ni aucune ifle auxquelles une diſtance- de vingt mille li puiffe convenir; & nous ne pouvons fup- pofer que les Chinois aient fuivi les côtes de l'Afie, & qu'ils aient abordé vers fon extrémité la plus orientale, où ils auroient. placé le pays de Fou-fang. Les froids exceffifs qui règnent dans le Kamchatka & au nord, le rendent prefque inhabitable.. Son éloignement n'eſt pas fuffifant, & les malheureux habitans qui y demeurent ne paroîtront que des barbares, lorſqu'on voudra comparer leurs moeurs avec celles des peuples du Fou-fang.

En vain nous flatterions-nous de connoître parfaitement. les côtes occidentales de l'Amérique; nous n'avons pas encore découvert les pays fitués à l'occident & au nord-oueſt du Canada. Nos premiers Géographes, fur des conjectures dont nous ignorons les fondemeus, ont prolongé les côtes occi- dentales de l'Amérique, & les ont rapprochées de l'Aſie fuppofant que ces deux continens n'étoient féparés que par un détroit auquel on a donné le nom d'Anian. François Gualle, qui s'efforce de prouver l'exiftence de ce détroit, allègue le: changement des courans & des vagues, les baleines & autres poiffons du nord qu'il rencontra dans la partie feptentrionale de la mer Pacifique. Mais depuis que M. de l'Ifle a publié une carte de cette partie du globe, il nous eft venu des connoiffances de Ruffie, qui fans nous donner avec précifion le contour des côtes de l'Amérique, nous font connoître en général que la côte de la Californie court vers l'oueft & s'approche confidé- rablement de l'Afie, ne laiffant entre les deux continens qu'un détroit de peu d'étendue; ce qui rentre dans la figure que les premiers Géographes ont donnée à l'Amérique, apparem- ment fur des connoiffances plus exactes que nous ne penfons, & qui ont été perdues pour nous.

Les Japonois qui ont auffi cultivé les arts & particuliè- rement la Navigation, paroiffent n'avoir pas ignoré la fituation de ces terres, qui font au nord de leur Empire. Koempfer dit avoir vu au Japon une carte faite par les gens du pays, fur laquelle ils ont repréſenté le Kamchatka, qui s'étend plus à l'eft que le Japon. Sur le rivage oriental, vis-à-vis l'Amérique, étoit un golfe de forme quarrée, au milieu duquel on voyoit une petite ifle; plus au nord on en apercevoit une feconde, qui paroiffoit toucher de fes deux extrémités les deux continens. Sur une carte que ce célèbre Voyageur a apportée en Europe, & qui a paffé dans le cabinet de feu M. Hans Sloane, on voit le long de la côte orientale du Kamchatka un détroit, & au-delà un grand pays qui eft l'Amérique. Dans la partie feptentrionale du détroit, eff une ifle qui s'étend vers les deux continens. M. Hans Sloane a bien voulu me communiquer ce morceau fingulier, & M. Birch, Secrétaire de la Société Royale de Londres, m'en a envoyé une copie exacte.

Cette carte s'accorde affez avec nos anciennes cartes de l'Amérique, & avec les nouvelles découvertes des Ruffes. On n'y aperçoit aucune ifle où M. de l'Ifle a placé la côte que des Ruffes ont découverte; mais aux environs de cet endroit, l'Amérique paroît s'avancer confidérablement, & former une grande langue de terre qui s'étend vers l'Afie; ce qui me porte à croire que cette côte doit faire partie du continent de l'Amérique. M. de l'Ifle remarque de plus que quelques-uns des habitans vinrent au devant des Ruffes avec des bateaux femblables à ceux des Groenlandois ou des Efquimaux, ce qui indique quelques rapports entre ces peuples, & en même temps la liaifon de cette terre à celle de l'Amérique. En ce cas on comprend que les Chinois ont eu beaucoup plus de facilité pour le rendre au Fou-fang, parce qu'ils avoient prefque toujours eu des côtes à ſuivre. Je crois avoir fuffiſamment donné des preuves qu'il: fe trouve à vingt mille li de diſtance du Kamchatka, une terre. où l'on peut placer le Fou-fang; que cette terre eft celle du continent de l'Amérique; d'où il réfulte que le Fou-fang eft fitué dans ce continent.

Les hiſtoriens Chinois parlent encore d'un pays plus oriental de mille li que celui de Fou-fang. Ils le nomment le Royaume des femmes. Mais leur relation eft remplie de fables, femblables à celles que nos premiers Voyageurs ont débitées fur les pays nouvellement découverts.

Les habitans de ce royaume font blancs; ils ont le corps velu & de longs cheveux qui tombent juſqu'à terre. A la feconde ou à la troiſième Lune les femmes vont fe baigner dans un fleuve, & elles deviennent enceintes. Elles enfantent à la fixième ou à la feptième Lune. Au lieu de mamelles, elles ont derrière la tête des cheveux blancs d'où il fort une liqueur qui fert à allaiter leurs enfans. On dit que cent jours après feur naiffance ces enfans font en état de marcher, & paroiffent hommes faits à trois ou quatre ans. Les femmes prennent la fuite à la vue d'un étranger, & elles font très-refpectueuſes envers leurs maris. Ces peuples fe nourriffent d'une plante qui a le goût & l'odeur du fel, & qui pour cette raifon porte le nom de plante falée. Ses feuilles reffemblent à celles de la plante que l'on appelle en Chinois fie-hao, qui eſt une eſpèce d'abfinthe..

II eft aiſé d'apercevoir dans ce récit, que les femmes de ce pays alaitoient leurs enfans par-deffus leurs épaules, comme en plufieurs endroits des Indes; ce qui a donné naiffance à la fable que l'on rapporte.

On trouve encore dans les mêmes auteurs, que l'an 5.07 de J. C.. fous le règne de la dynaſtie des Leam, un vaiſſeau Chinois, qui faifoit voile dans ces mers, fut porté par une tempête vers une ifle, inconnue. Les femmes reffembloient à celles de la Chine; mais les hommes avoient la figure & la voix comme les chiens. Ces peuples fe nourriffoient de petites fèves, avoient des habits faits d'une eſpèce de toile, & les murailles de leurs maiſons étoient conftruites avec de la terre élevée circulairement. Les Chinois ne purent entendre leur langue.

Il y a lieu de croire que les fèves dont on parle, font le mais: & le chevalier de Tonti, dans fa relation de la Loui- fiane, rapporte que les Taenças, en parlant à leur Roi, ont coûtume de faire de grands hurlemens, comme pour lui rendre plus de reſpect, & faire connoître leur admiration. Une pra- tique ſemblable chez les peuples de l'ifle dont il s'agit, a pû faire dire aux Chinois qu'ils avoient la voix-femblable à celle- des chiens [1].

Nous ne pouvons douter à préſent que les Chinois n'aient pénétré fort avant dans la mer du fud, qu'ils ne l'aient par- courue, & que par conſéquent ils n'aient eu affez de hardieffe & affez d'habileté dans la navigation pour fe rendre vers là Californie. L'examen de la route qu'ils tenoient, & les dif tances qu'ils ont données, prouvent qu'ils y alloient l'an 45 8 de J. C. Nous trouvons en effet quelques traces de ce com- merce dans nos relations. George Horne nous apprend qu'à l'occident du pays des Épicériniens, voiſins des Hurons, ha- bitoit un peuple, chez lequel on voyoit aborder des Marchands étrangers, qui n'avoient pas de barbe, & qui montoient de grands vaiffeaux. François Vafquez de Coronado, raconte auffi que l'on a trouvé à Quivir des vaiffeaux dont les poupes étoient dorées, & Pierre Mélendez, dans Acofla, parle des débris de vaiffeaux Chinois vûs fur les côtes. C'eft encore un fait: conftant; qu'il venoit autrefois chez les Catualcans des Mar- chands étrangers vêtus de foie. Tous ces témoignages joints à ce que nous avons rapporté, deviennent comme autant de preuves que les Chinois trafiquoient au nord de la Californie, vers le pays de Quivir. Nous ferons obferver encore, ce qui eft une fuite néceflaire de ce commerce, que de toutes les nations Américaines, les plus policées font fituées vers la côte qui regarde la Chine. Aux environs du nouveau Mexique, on a trouvé des peuples qui avoient des maiſons à plufieurs étages, avec des fales, des chambres & des étuves. Ils étoient vêtus de robes de coton & de peaux; mais, ce qui n'eſt point ordinaire aux Sauvages, c'eſt qu'ils avoient des fouliers & des bottes de cuir. Chaque bourgade avoit fes crieurs publics qui annonçoient les ordres du Roi, & par-tout on voyoit des idoles & des temples. Le baron de la Hontan parle auffi des Morambecs qui habitoient des villes murées, fituées auprès d'un grand lac falé, & fabriquoient des étoffes de laine, des haches de cuivre & divers autres ouvrages.

Quelques écrivains ont prétendu que ces peuples policés, fitués au nord, font des reftes des Mexicains qui prirent la fuite dans le temps que Fernand Cortez pénétra dans le Mexique, & qui, remontant au nord de leur pays, allèrent fonder des royaumes conſidérables, entr'autres celui de Quivir. Quoique cette conjecture paroiffe n'être pas deftituée de fon- dement, nous lifons néanmoins dans Acofta, que les Mexicains eux-mêmes étoient, long-temps avant l'invaſion des Efpagnols, fortis du nord; ce qui me porte à croire que les Chinois, qui abordoient dans cette partie feptentrionale de l'Amérique, ont dû contribuer à les civilifer: la fondation de l'empire du Mexique ne remonte pas au-delà de l'an 820 après J. C. époque poftérieure de plufieurs fiècles aux navigations des Chinois, dont la première eft de 458. Les peuples qui l'habitoient avant l'an 820, & qui portoient le nom de Chichimèques étoient des fauvages retirés dans les montagnes, où ils vivoient fans loix, fans religion & fans Prince pour les gouverner. Vers l'an 820, les Navatalques, nation fage & policée, fe rendirent au Mexique, dont ils chaſsèrent les habitans, & y. fondèrent le puiffant empire que les 'Efpagnols ont détruit. Les Navatalques n'apportèrent pas du nord la coûtume de facrifier des victimes humaines, ces facrifices barbares ne furent inftitués qu'après leur entrée dans le Mexique, & à l'occafion d'un évènement dont on trouve l'hiſtoire dans Acofta.

Avant que de terminer ce Mémoire, il eft néceffaire de faire quelques remarques ſur la defcription du pays de Fou-fang,. & de répondre à quelques objections que l'on peut former, principalement à l'occafion des chevaux, que l'on ne trouve dans aucune contrée de l'Amérique. Les grands avantages que l'on retire de ces animaux, paroîtroient avoir du les faire conferver. Nous obferverons à ce ſujet que toutes les nations- n'ont pas été également perfuadées de leur utilité. La Tartarie remplie de chevaux, eft voiſine de la Sibérie, où dans plu- fieurs endroits il ne s'en trouve point, & où l'on fe fert de rennes & de chiens; cependant aucun trajet de mer n'em- pêche d'y tranſporter des chevaux,, & ces peuples les ont connus chez leurs voiſins fans en faire ufage. Peut-être les vaiffeaux Chinois en ont-ils conduit autrefois en Amérique; alors quelques peuples s'en feroient fervis. Mais on fait juf qu'à quel point les fauvages de l'Amérique portent la cruauté à l'égard des peuples vaincus. Ces guerres ont dû produire. de fréquentes migrations, la deſtruction entière de plufieurs. nations, & conféquemment l'anéantiffement des uſages que ces nations détruites pouvoient avoir reçus par le commerce. Au refle, perſonne n'entreprendra de garantir tout ce qui eft contenu dans les relations de Marco-Polo, de Plan- Carpin & de Rubruquis ; ces anciens voyageurs fe font écartés quel- quefois de la vérité, & nous ne ſommes point en droit pour cela de révoquer. en doute la totalité de leurs mémoires. Le voyageur Chinois a pû fe laiffer tromper par quelques appa- rences, & appeler chevaux certains animaux des pays. de Quivir & de Cibola, qui leur reffemblent pour la grandeur, & que les Efpagnols ont appelés moutons, à cauſe de la laine qu'ils portent [2]. C'eſt ainſi que nous avons donné le nom de quelques animaux de l'Europe à pluſieurs animaux de l'Amérique, quoiqu'ils ſoient d'une eſpèce différente. A l'égard des bœufs dont il eſt parlé dans cette relation, depuis que nous avons découvert le pays de Quivir, la baie d'Hudſon & le Miffiffipi, où l'on a trouvé une eſpèce de boeufs à grandes cornes, non ſeulement il ne refte aucune difficulté, mais on devroit en conclurre que les navigateurs Chinois abordoient au nord de la Californie, où l'on ren- contre de ces animaux..

Une plus exacte defcription de l'arbre nommé fou fang, pourroit contribuer à nous faire connoître plus particulière- ment ce pays. Tout ce que l'on en dit, convient pluftôt à un'arbre de l'Amérique, qu'à ceux qui naiſſent dans le pays glacé du Kamchatka; & l'ufage que l'on en fait, comme les étoffes, la toile & le papier; femble pluftôt indiquer des peuples policés qui habitent un pays tempéré, tels que font les environs de la Californie, que le Kamchatka dont les habitans retirés dans des cavernes, & vêtus de peaux, font trop barbares pour fabriquer des étoffes, du papier, & pour avoir des figures ou caractères propres à exprimer leurs idées; chofe inconnue même à plufieurs Nations qui font au midi du Kamchatka, & plus voifines de la Chine, comme nous l'avons fait voir précédemment; dans l'Amé- rique au contraire, & particulièrement chez les Mexicains, il y avoit une eſpèce d'écriture, qui confiftoit, non en ca- ractères alphabétiques, mais en figures hiéroglyphiques ou repréſentatives des idées, tels qu'étoient les plus anciens carac- tères Chinois.

Quoi qu'il en ſoit, mon deffein n'eſt pas de produire une foule de conjectures fur les peuples du Fou-fang & fur les Américains. Je me fuis borné à ce qui m'a paru folidement appuyé. Les Chinois ont pénétré dans des pays très-éloignés du côté de l'orient; j'ai examiné leurs meſures, & elles m'ont conduit vers les côtes de la Californie, j'ai conclu de-là qu'ils avoient connu l'Amérique l'an 458 de J. C. Dans les contrées voifines de l'endroit où ils abordoient, on trouve les nations les plus policées de l'Amérique ; j'ai penſé qu'elles étoient redeyables de leur politeffe au commerce qu'elles ont eu avec les Chinois [3]. C’eſt tout ce que je me ſuis propoſé d’établir dans ce Mémoire.

Il eft aiſé maintenant d’apercevoir de quelle manière l’Amérique a été peuplée. Il y a beaucoup d’apparence que plufieurs colonies y ont paffé par le nord de l’Afie, dans l’endroit où les deux continens font les plus voifins, & où une grande ifle qui s’étend de l’orient en occident, & qui femble les réunir, rend encore le paffage plus facile. Elles ont pû s’y rendre, foit à la faveur des glaces qui, dans ces mers, durent quelquefois pendant deux ou trois ans, comme on en a vû des exemples de nos jours, foit avec le fecours des canots en ufage chez les Groenlandois & autres barbares du nord, voifins de la partie la plus orientale de la Sibérie.

Une certaine conformité de moeurs & de coûtumes, que l’on retrouve encore chez les Tungoufes & les Samogèdes, avec les peuples de la baie d’Hudſon, du Miffiffipi & de la Louifiane, ajoûte une nouvelle force à ces réflexions. On fait en général que tous les peuples d’une même contrée font diftingués par des traits de vifage & par un extérieur qui annoncent une origine commune. Tels font, par exemple, les Chinois, qu’on reconnoît aiſément entre les autres pations. Les habitans de l’Europe ont une barbe longue & épaiffe, les Chinois, les Tartares, les peuples de la Sibérie en ont peu, en quoi ils reffemblent aux Américains, d’où l’on pourroit inférer que ces derniers venoient de la Tartarie.

En examinant les animaux, nous faiſons les mêmes réflexions ; on en trouve plufieurs en Amérique que l’on ne rencontre que dans le nord de l’Afie, comme les bœufs velus & les rennes fi ordinaires en Sibérie & dans le nord de l’Amérique.

On peut encore alléguer quelques faits qui confirment la facilité du paffage ; nous les tirons du P. Charlevoix, qui rapporte que le P. Grellon, après avoir travaillé quelque temps dans les miffons de la Nouvelle-France, paffa à celles de la Chine, & de-là en Tartarie, où il rencontra une femme- Huronne qu'il avoit connue en Canada. Elle avoit été priſe en guerre & conduite d'une nation à l'autre jufqu'en Tartarie. Un autre Jéſuite, de retour de la Chine, raconte auffi qu'une femme Eſpagnole de la Floride, qui avoit eu le même mal- heur, après avoir traverfé des régions très-froides, s'étoit enfin rencontrée en Tartarie.

Quelque extraordinaires que puiffent être ces relations, il n'eft cependant pas impoffible de les concilier avec la Géographie.. Ces femmes parvenues au bord de la mer qui lave les côtes occidentales de l'Amérique, ont d'abord paffé avec des canots dans l'ifle qui ſe trouve dans le détroit, d'où elles ont abordé au continent d'Afie; & prenant enfuite la route du Ta-han, que j'ai indiquée, elles ſe font approchées de la Chine.

II y a lieu de croire que cette voie eſt une de celles par lefquelles l'Amérique s'eft peuplée; mais elle n'a probablement pas été la ſeule du côté du nord. Ceux d'entre les écrivains: qui ont recherché l'origine des Américains, ont fait à ce ſujet quelques conjectures qui ne font pas deftituées de fondement.. À l'embouchûre de la rivière Kowima en Sibérie, on trouve une ifle très-peuplée, & fouvent fréquentée par ceux qui vont. à la chaffe des mamuts, dont les dents plus belles que celles de l'éléphant, fervent à faire différens inftrumens. Ils s'y rendent avec toute leur famille en paffant fur les glaces, & il arrive fouvent que, furpris par un dégel, ils font emportés fur de grands morceaux de glace vers la pointe de l'Amérique, qui n'en eft pas fort éloignée. Ce qui ſemble donner plus de poids à cette conjecture, c'eft que les Américains qui habitent cette contrée ont la même phyfionomie que ces malheureux. infulaires, qu'une trop grande avidité pour le gain expoſe à être ainfi tranſportés dans un pays étranger. On ne peut douter que ces glaces flottantes n'aient porté des hommes, & plus fouvent encore des animaux, dans les contrées voiſines. On voit arriver, fur les côtes d'Iflande, de grands glaçons détachés des terres qui font plus au nord, & chargés de bois & d'ani- maux, dont les Iflandois tirent un fi grand avantage, qu'ils négligent l'intérieur de l'ifle, & reftent plus volontiers für la côte, afin d'être plus à portée de les recevoir. C'eſt ainfi que plufieurs animaux féroces ont pénétré dans des pays où les hommes ne fe feroient jamais avifés de les tranfporter.

Je conclus de toutes ces remarques, qu'une partie de l'Amérique a été peuplée par les barbares qui habitent le nord de l'Afie. Ajoûtons auffi que le commerce des Chinois non feulement y a porté de nouveaux habitans, mais encore a contribué beaucoup à policer quelques-uns des peuples Amé- ricains, & à leur donner la connoiffance des arts les plus utiles. Et fi fur le témoignage de la carte Japonoiſe, nous plaçons le royaume de Tchang-gin au midi du détroit de Magellan, il eft certain alors les Chinois & les Coréens ont connu la partie méridionale de l'Amérique; que leurs navigateurs l'ont fréquentée; que, par ce moyen, ils auroient pû policer les Péruviens, chez lefquels certains arts étoient floriflans & ne fe reffentoient en rien de la barbarie.

D'autres peuples moins policés que les Chinois, ont eu auffi la facilité de s'y rendre par le midi. Ceux qui ont peuplé les illes de Sumatra, de Borneo, les Moluques, les Philippines font partis des Indes & de la Chine; ils y ont été d'ifle en ifle avec leurs canots; ils ont pénétré fucceffivément dans la nouvelle Guinée, dans la nouvelle Hollande & la nouvelle Zélande, pays immenfes, dont nous ignorons l'étendue. Par-là ils fe font approchés du continent de l'Amérique. Quelques-uns ont pû gagner ces ifles que l'on trouve entre le dixième & le vingtième degré de latitude méridionale, ifles affez voiſines les unes des autres, & qui forment comme une chaîne qu'ils pouvoient fuivre. Elles ont été peuplées de proche en proche, juſqu'aux plus éloignées & aux plus voifines de l'Amérique, qui à fon tour en aura reçu des colonies.

Peut-être pourroit-on faire le même raiſonnement pour quelques endroits de l'Europe. Les ifles Britanniques, la Nor- vège, l'lflande & le Groenland peuvent avoir été des lieux de paffige pour les colonies Américaines; & à meſure que ces endroits devenoient plus peuplés, plufieurs des habitans alloient chercher plus loin de nouvelles demeures. Mais fans nous. arrêter à faire ici des conjectures fur les navigations des Anciens, l'hiſtoire, nous fournit une preuve que des Nations civilifées ont tenté de découvrir de nouvelles terres à l'occi- dent de l'Europe, & de pénétrer bien avant dans cette vaſte mer. Il s'agit des Arabes.

On fait que fous la dynaſtie des Ommiades, ces peuples. firent la conquête d'une partie de l'Afrique; de-là, fous la conduite de Tharic, ils paſsèrent en Eſpagne, qu'ils réduifirent, en province de leur Empire; mais après que les Ommiades eurent été détruits en Syrie, un Prince de cette maiſon-échappé au. maffacre général que les Abbaffides en firent, fe fauva en Efpagne où il fut proclamé Khalife, & y fonda une puiffante Monarchie, qui fut détruite par d'autres Princes venus d'Afri- que. Ceux-ci poffédèrent une grande partie de l'Efpagne, jufqu'à ce qu'ils en furent chaffés par les Chrétiens. C'eft. pendant le règne des Arabes en Eſpagne, que quelques-uns de leurs marins partirent de Liſbonne, dont ils étoient alors maîtres, & s'embarquèrent ſur la mer Ténébreuſe ou Océan occidental, dans le deffein de s'enfoncer le plus qu'ils pour- roient vers l'occident, & de découvrir les ifles & les terres qui y étoient. Mais leur entrepriſe n'eut pas tout le ſuccès dont ils s'étoient flattés; après onze jours de navigation d'un vent favorable, ils trouvèrent une mer épaiffe & qui exhaloit une mauvaiſe odeur, où il y avoit quantité de rochers, & où l'obſcurité commençoit. à ſe faire apercevoir. Ils ne furent point affez hardis pour pénétrer plus loin; faifant voile alors au fud, ils allèrent, après douze jours de navigation, recon- noître les Canaries, où ils rencontrèrent. un homme qui parloit Arabe. Ils parcoururent ces ifles, & abordèrent dans une où ils furent arrêtés par les Infulaires.. Interrogés par le Roi du pays fur le fujet de leur voyage, ils lui répondirent que leur deffein. avoit été de pénétrer juſqu'à l'extrémité du Monde. Ce Rai leur apprit alors que fon père avoit ordonné à quelques-uns de fes Sujets de faire les mêmes tentatives; mais qu'après avoir couru la mer pendant un mois fans rien découvrir, ils étoient revenus aux Canaries.

Ces navigations fingulières des Arabes, & principalement des habitans des Canaries, nous font foupçonner que quelques autres de ces Infulaires, auffi hardis mais plus heureux, ont pû parvenir jufqu'en Amérique, puifqu'ils avoient le courage de s'abandonner avec leurs vaiffeaux fur cette vafte mer, quoiqu'ils n'euffent aucune connoiffance de la bouffole, & que nous les regardions comme peu verfés dans l'art de la navigation.

D'autres Arabes & les habitans du Sénégal connoiffoient auffi dans le même temps les ifles du cap Verd. Nous ne voyons dans aucun écrivain que les Arabes en particulier aient. pénétré plus loin. C'étoit cependant s'approcher affez des terres de l'Amérique, & s'ils n'ont pas été affez. hardis pour s'y rendre directement, plufieurs de ceux qui couroient cette. mer, comme nous venons de le faire voir, ont pû y être portés par les tempêtes, puiſqu'aux ifles Açores, qui font au même degré, on rencontre fouvent des morceaux de bois & des cadavres repouffés des côtes de l'Amérique; c'eſt ce qui fit naître à Chriftophe Colomb des foupçons qu'il devoit avoir des terres voifines des Açores.

Après cet expoſé, nous voyons que les peuples les plus barbares étoient affez habiles dans l'art de la navigation pour. aller dans des ifles. très-éloignées, & par une fuite néceffàire, fe rendre juſqu'en Amérique ; mais: mon deffein n'eſt pas. d'épuiſer cette matière. Nous ne pourrions y parvenir qu'après une exacte connoiffance du globe, & la découverte des terres. Auftrales. Il me ſuffit d'avoir. raffemblé, fur les navigations des. Chinois dans la mer du fud & vers l'Amérique, ce qui étoit. épars dans leurs Géographes, & d'avoir fait en conféquence. quelques réflexions fur.le paffage des colonies en Amérique.

  1. Les géographies Chinois font encore mention d'une ifle appelée Kia-y, qui eft fituée à l'eft du Japon. L'an 659; quelques-uns de ces Infu- laires vinrent à la Chine, avec des Japonois. La carte Japonoiſe qui m'a été envoyée par M. Sloane, place cette ifle de Kia-y à l'orient du Japon & du Jefo, au milieu des douze autres plus petites.
  2. Ces animaux, dit Acofta, 7. 1, font d'une auffi grande utilité aux Indiens que les ânes le font parmi nous, & fervent à tranſporter des fardeaux pefans.
  3. George Hornes, l. IV, c. 13, va plus loin, il affure que les Mexicains font une colonie de Chinois, qui paſsèrent en Amérique l’an 1279 de J. C. avec leur Empereur nommé Ti-pim, après la conquête de la Chine par les Mogols. Mais ce fait eft faux, puifque Ti-pim avec fa flotte fut englouti-fous les eaux.